La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°55  septembre 1996

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DIFFICILE ELSA ? 

Au cours des premières présentations d'ELSA, nous avons été sensibles aux remarques de nos interlocuteurs qui s'interrogeaient sur l'accessibilité de ce logiciel pour des élèves de cycle 3. Textes difficiles, questionnements ambitieux, volume excessif de l'activité lecture entre la taille de l'extrait et la quantité de travail requise ensuite, etc.. On s'est longtemps demandé si ELSA ne devait pas être uniquement réservé aux collégiens. 

Et puis, non. Nous assumons notre exigence, réaffirmant avec ce logiciel notre objectif de placer immédiatement les enfants au coeur des apprentissages non amputés des caractéristiques qui les constituent (1). Cela ne va pas sans aides, bien sûr, et c'est là tout le rôle de la classe et de ses relations avec le milieu extérieur, qu'il s'agisse de la famille, des lieux de loisirs ou du quartier dans son ensemble. 

C'est pourquoi, afin de rendre l'utilisation d'ELSA plus efficace, nous espérons bientôt faire paraître le dossier Lire Ecrire au cycle 3 qui rassemblera nos propositions théoriques et pratiques. 

En attendant, nous avons demandé à trois enseignants de cycle 3 de parler à la fois de l'état-lecture dans lequel se trouvent les enfants qui arrivent au cycle 3, les obstacles à franchir pour accéder à une lecture savante et de la façon dont ils s'y prennent, globalement, pour essayer de les engager dans un travail de construction de sens qui se situe bien ailleurs que dans le territoire du seul déchiffrement, aussi véloce fût-il.  

Voici quelques fragments d'un discours qui ne demandent qu'à faire parler plus longuement d'eux...

 

 

Convertir les regards 

Jo Mourey est institutrice en cycle 3. Elle fait partie d'un groupe AFL mais ce n'est pas seulement là qu'elle trouve les aides nécessaires à sa pratique d'enseignement de la lecture au cycle 3. Elle travaille beaucoup en écriture, notamment dans le cadre de l'IUFM d'Auxerre et a produit deux articles dans les A.L. (Lire et Ecrire des récits au CM, n°35, sept.91 - En lisant, en écrivant, n°53, Déc.95) ainsi qu'une brochure Ecrire à l'école éditée par le CRDP d'Auxerre proposant des fiches techniques d'écriture. Jo Mourey travaille dans une école d'application plutôt traditionnelle réunissant des enfants de milieu plutôt favorisé. Quelles sont les difficultés majeures des enfants en lecture quand ils arrivent en CM1, comment les analyse-t-elle et comment essaie-t-elle de les résoudre ?
 

1. Cadre pédagogique 

D'abord, je travaille exclusivement sur des textes entiers, plutôt courts, au début (1 page, caractères moyens, environ 600 mots). Ces textes sont extraits d'oeuvres littéraires parce que la notion d'auteur est importante pour moi. Mais je travaille aussi beaucoup sur les documentaires et sur les énoncés d'exercices. Dans les textes de fiction, je privilégie ceux dont les héros sont des enfants. 

Je cherche un thème qui ait de la profondeur et dont on puisse discuter, un thème qui soit proche de situations que les élèves connaissent pour qu'ils puissent établir des liens entre ce qu'ils vivent et ce qu'ils lisent. 

Je travaille beaucoup sur des contes aux structures repérables et aux contenus forts. 

J'exige que les enfants lisent le texte en entier après quoi je leur pose des questions pour qu'ils se dégagent de l'histoire, produisent des idées générales.
 
 

2. Constats

Réactions des enfants 

Les enfants sont souvent effrayés par la longueur des textes, ils sont effarés par les questions que je pose. J'ai toujours l'impression, au début, qu'ils se disent : " Mais qu'est-ce qu'elle veut encore après le boulot qu'on a déjà fait en lisant ? " 

Repérage 
Au début, ils ne sont pas capables de dire si c'est un extrait ou un texte intégral. Ils ne savent pas si l'histoire est finie ou si elle se poursuit ailleurs, dans la suite d'un texte qui n'est pas là. Ils ont tellement été habitués aux manuels qui présentent des extraits comme si c'étaient des textes à part entière : alors, comment savoir quand c'est fini ou quand ça ne l'est pas ? Ils ne savent pas repérer qui raconte l'histoire. Pas de notion d'auteur, d'oeuvre, d'univers d'écriture. Ils ne sont pas attachés à des auteurs particuliers.

De manière générale ou particulière, ils n'ont pas de marques dans le texte. C'est quelque chose qui défile linéairement. Par exemple, ils ne repèrent pas les paragraphes et procéder à un découpage du texte est difficile au début. Ils ne se servent pas plus des variations typographiques. Les caractères gras, par exemple, ne les questionnent pas et ils ne savent pas justifier leur présence. 
 

Stratégies 
Comme en maths ou en histoire, je remarque qu'ils ont des mécanismes. Ils cherchent à repérer un mot qui va avec la question. Ils procèdent par correspondances entre les mots de la question et ceux du texte. Par exemple, si dans un énoncé de calcul, ils lisent : Pierre a 10 billes de moins... , ils n'ont pas besoin d'aller beaucoup plus loin pour se jeter tout de suite sur la soustraction, à cause du mot "moins". Ils se servent de mots particuliers qui, immédiatement et séparément, les aiguillent et les font fonctionner. 

Ils ne savent pas s'aider du contexte pour trouver le sens d'un mot inconnu. Par exemple, dans cette phrase où il y avait deux oppositions : "Belle et diligente/Vilaine et paresseuse", ils auraient pu, en repérant la construction sur laquelle fonctionnait l'opposition, trouver le sens de "diligente". 

Ils ne sont pas entraînés à repérer les reprises anaphoriques. 

Ils ne mettent pas le titre en rapport avec le texte, cela ne leur donne pas d'indices. 

Ils ont du mal à mettre en relation ce qui est sur la page et ce qu'ils connaissent par ailleurs. Ils ont du mal à aller au-delà de l'histoire, de le dire, de réinvestir leur expérience de lecture devant un nouveau texte.
 

Ponctuation 
Ils ne se servent pas de la ponctuation dont ils ignorent les fonctions essentielles, ce qui les conduit à d'énormes contre-sens. 

Exemple, dans ces expressions : "Les Gaulois, des Celtes venus de l'Est" ou "Barbe d'or, empereur de Chine" , ils pensent qu'il y a chaque fois deux types de personnages et ne voient pas que la virgule ne sépare pas des gens dans une énumération mais qu'elle sépare des informations sur la même catégorie de personnages. Ils ne connaissent pas non plus la fonction des : ; ils croient qu'ils ont à faire avec deux phrases distinctes, sans rapport. 

Sens 
Je constate depuis des années que, lorsqu'ils sont devant un texte, ils ne cherchent pas à prendre du sens. C'est à peine s'ils savent raconter ce qu'il y a dans l'histoire qu'ils viennent de lire. Même dans la fiction, ils ne comprennent pas forcément l'histoire. Quand ils présentent un livre, ils le font avec force détails et en s'aidant beaucoup des illustrations. Ils ne repèrent pas les thèmes principaux, le genre du bouquin. 
 
 
 

3. Réalisations 

Du sens, d'abord 
Au début, moi qui ai la chance de garder mes élèves deux ans, j'ai pour objectif premier qu'ils saisissent que l'auteur raconte une histoire porteuse de sens pour lui et qu'il espère nous faire partager. J'aimerais qu'ils comprennent qu'un texte est porteur d'une histoire qu'on a en soi. 

Je cherche à ce qu'ils aient une représentation générale de la situation dans laquelle ils pensent se trouver. (1) 
 
 

Entraînement technique 

Je les entraîne à passer par dessus les mots qu'ils ne comprennent pas tout en essayant de comprendre le sens général. Puis, je leur demande de relire le texte et d'essayer alors, avec l'idée générale, de donner un sens aux mots qui, à la première lecture, étaient inconnus. Je les entraîne aussi à différencier les textes : par exemple, faire la différence entre un témoignage authentique et un texte explicatif. Je ne me sers pas de la lecture à voix haute pour comprendre le texte car j'ai remarqué que ça ne les aidait pas. 
 

Etapes de progression 

Au bout d'un certain temps, ils comprennent qu'ils n'ont pas besoin de lire mot à mot. 

Quand ils repèrent le type de texte, ils adaptent leur lecture. Par exemple, dans les documentaires, ils savent survoler le texte pour trouver un paragraphe.  

Ils cherchent à identifier l'allure générale d'un texte et ça je le vois dans leur production d'écrit où ils se resservent de structures devenues familières. Je remarque qu'ils sont bien partis quand ils organisent la tâche qu'ils pensent être la leur. 

Quand ils ont compris ce que faire du sens veut dire... leur regard change. Cela, je le remarque chaque année et alors, le travail intéressant peut commencer. 
 
 
 
 

APPRENDRE À LIRE L'IMPLICITE :
tout est loin d'être dans le texte. 

Thierry Opillard est enseignant en cycle 3 dans une école rurale du Calvados. Il participe régulièrement aux travaux de l'AFL et a réalisé dernièrement un numéro de Théo-Prat' La Lecture-Feuilleton avec Odile Marie notamment, enseignante de cycle 3 dans une autre école du Calvados. Les obstacles Thierry Opillard : Je crois que le principal obstacle c'est que les enfants sont englués dans le déchiffrement. 

Odile Marie : Parmi ceux qui sont en difficulté, les 3/4 en sont au niveau du déchiffrement. Ils ne possèdent absolument pas les compétences remarquables, ils ne traitent pas l'implicite. T : Pourtant, dès le cycle 1, on peut travailler sur l'implicite. Si c'est très peu fait, je pense que les enseignants ne lisent pas comme ça. Comment les aider ? Les compétences approfondies non plus ils ne les maîtrisent pas qu'ils soient enfants de ruraux, d'ouvriers, de chômistes ou de RMIstes. Ils n'ont pas du tout l'habitude de mobiliser les connaissances avant d'aborder un texte. On doit tout construire ensemble : typologie de textes, d'écrits, etc. Je suis obligé d'en revenir à la différence Fiction/Documentaire. Et puis, comme je leur donne de longs textes, ça les effraie : "tout ça !" 

T/O : ce qui manque, en fait, c'est le travail métacognitif. Ils ont du mal à prendre du recul avec ce que le copain dit, ce que le maître raconte, ce que le texte exprime. L'autre jour, nous travaillions sur le pronom démonstratif "ce", "cet" et, alors que je leur demandais d'expliquer la différence d'emploi de chacun d'eux, ils m'ont répondu : " Mais pourquoi tu nous fais chercher ? Pourquoi tu nous le dis pas ? " Pourquoi faire réfléchir, en somme ? Cette attitude, c'est le reflet d'un rapport au savoir, aux adultes. O : C'est très dur de les faire réfléchir. Ils sont dans les automatismes. 

T : Quand tu leur propose un exercice à trous, ceux qui sont le plus en difficulté reprennent les mots pour les plaquer sur les pointillés et alors ils en recopient large. Comme ça, pensent-ils "je vais être sûr d'être dedans". Quand ils sont devant un mot inconnu, ils déchiffrent. Il faut 1 an, 1 an 1/2 pour qu'ils fassent une différence entre le code écrit et le code oral. Dans l'écriture, ils finissent par demander quand ils ne savent pas ou alors, ils consultent le dictionnaire, ils s'appuient sur les préfixes, les suffixes. O : Ils ne sautent pas les mots quand ils ne savent pas. Ils veulent tout lire. Quand, ayant déchiffré, ils ne savent toujours pas, ils me demandent ou alors, ils demandent à un copain. 

T : Ils sont aussi dans une totale inculture concernant la littérature jeunesse. On est obligé de redécouvrir les auteurs de base. 

O : Mes élèves ont des références. Mais ils ne s'en servent pas dans la lecture. Ils ne mettent rien en réseau. Ils accumulent des paquets d'histoires, sans aucune notion d'auteurs. J'enseigne donc très rapidement les notions d'auteurs/éditeurs. 

Changements 

T/O : En un trimestre, on voit un changement : ils font des différences entre auteur/narrateur/éditeur. 

T : Au bout d'un an et demi, je ne traite plus les compétences de base. À la maison, je leur donne des fiches qui traitent des différents niveaux. 

O : Je leur donne progressivement les termes techniques de la lecture : auteurs, paragraphes, anticipation, textes narratifs, descriptifs etc... Je leur demande de sauter les mots qu'ils ne connaissent pas. Puis, quand on leur a donné un sens, je leur demande de les copier, je leur fais apprendre des mots quotidiennement. Je me suis appuyée sur l'échelle Dubois-Buyse en l'améliorant. Puis, je fais copier, je dicte. Ils comprennent que les mots ne s'écrivent pas toujours comme ils se prononcent. T : Je leur donne la liste des mots-outils, mots invariables, pour qu'ils les apprennent. Je multiplie les activités autour du vocabulaire. Toutes les activités liées au code de l'écrit sont liées aux activités de lecture. L'an dernier, je n'ai fait que le futur. J'ai répondu à une demande. Enfin, bien sûr, je travaille sur des textes longs. O : J'évite la lecture de textes mot à mot. Quand on sait qu'en lecture, la reconnaissance d'un mot se fait dans le millième de seconde, que c'est fugace, comment faire prendre conscience de cette activité-là aux enfants ? T : J'explique sans cesse que les réponses ne sont pas dans le texte, qu'il faut les construire. Ca, ça dérange beaucoup les enfants. 

O : C'est ça, en fait, quand les enfants sont devant une question, il faut qu'ils se demandent si la réponse est dans le texte ou alors s'il faut la construire. T : Quand l'information n'est pas dans le texte, les enfants abandonnaient ou alors ils se révoltaient. Maintenant, ils savent qu'il va falloir trouver. Ils ont cette conscience que tout n'est pas dans le texte.  

Propos recueillis par Yvanne CHENOUF 

(1) Lire à ce sujet les travaux d'Elisabeth Bautier et particulièrement : Pratiques langagières, pratiques sociales, L'Harmattan et deux articles parus dans la revue Le Français Aujourd'hui et co-signés avec Dominique Bucheton : - L'écriture : qu'est-ce qui s'enseigne ? Qu'est-ce qui est déjà là ? Le F.A. n°111 - Interactions : co-construction du sujet et des savoirs, Le F.A. n°113 

 
? Y. Chenouf