Les actes de lecture n°55 septembre 1996
___________________
LA RECHERCHE SUR L'APPRENTISSAGE
|
En Janvier 95, les Inspecteurs Généraux chargés d'une mission d'évaluation sur l'apprentissage de la lecture à l'école primaire rendaient leurs conclusions : "Nous dirons tout d'abord que l'école primaire française obtient déjà, dans l'enseignement de la lecture, les résultats que nombre de pays étrangers nous envient, mais nous ajouterons tout aussitôt que l'école primaire française dispose encore, dans ce domaine, d'une marge de progression appréciable, notamment au niveau des trois dernières années de l'école élémentaire. C'est essentiellement là que l'effort doit porter." Après ces cocoricos roboratifs, les perspectives
de travail sont clairement imparties au cycle III. Pour autant peut-on
croire que tout va pour le mieux dans les meilleurs des cycles II ? La
lecture des résultats des évaluations à l'entrée
au CE2 et ceux de l'entrée en 6ème nous suggérerait
plutôt un croassement enroué. en 1994 CE2 6ème
En effet, peut-on raisonnablement se satisfaire du fait qu'un enfant sur cinq ne maîtrise pas les compétences dites "de base" (en l'occurrence, principalement, "reconnaître" des mots inconnus) alors que dans la presque totalité des CP, la plupart des séquences d'enseignement n'ont que ce seul objectif (par l'apprentissage du système de correspondance grapho-phonologique) ? Peut-on se satisfaire du fait que trois enfants sur cinq ne maîtrisent que ces seules compétences ? Est-il déraisonnable de s'interroger sur le rapport qu'il y a entre ces données et celles de l'entrée en 6ème et particulièrement celles qui concernent les compétences dites "remarquables", c'est à dire, celles qui définissent l'acte de lecture (à savoir, avoir accès à l'implicite du texte). Autrement dit l'effort demandé ne doit-il porter essentiellement que sur le cycle III ? Autrement dit encore, ne doit-on pas non plus s'interroger sur la pédagogie appliquée au cycle II ? Apparemment, les Inspecteurs Généraux ne posent pas leur problématique de cette manière, et leurs recommandations, pour le cycle II, fleurent l'audace et le bon sens des notables de province. Qu'on en juge par les principales : - mener de front, de manière complémentaire (et non juxtaposée ? !), l'apprentissage du code et l'accès au sens, - utiliser un manuel mais l'enrichir par des textes divers. Et à ce sujet on appréciera la remarque suivante : "Les maîtres qui utilisent un manuel sont ceux qui se soucient le plus de structurer leur classe et c'est peut-être cet effort général de rigueur, plus que le manuel lui-même, qui garantit les résultats qu'ils obtiennent." (Il semble qu'on soit en droit de s'interroger au sujet de la "rigueur" intellectuelle de l'auteur de cette hypothèse heuristique). - confier les classes de CP à des maîtres "chevronnés", - "écarter les pratiques pédagogiques à l'origine d'échecs scolaires avérés", celles des maîtres qui ont une "conception dogmatique et réductrice de l'apprentissage", tels ceux qui "privilégient le sens au détriment du code". Voici donc, pour ce qui concerne l'apprentissage de la lecture, le paysage pédagogique français à 5 ans du vingt-et-unième siècle. Finalement, on se rend compte qu'après la remise en cause salutaire des années 70, les choses, à cause de cet agaçant retour de balancier qui ne doit rien devoir ici à une quelconque loi physique, ne semblent guère avoir avancé tant dans le discours officiel que dans la pratique. Le modèle théorique dominant reste toujours le même, un modèle développemental qui définit : - un stade logographique (les mots sont perçus par l'enfant comme des "images") jusque vers 5 ans (voie directe), - un stade grapho-phonologique (les mots sont identifiés grâce à une médiation phonologique), entre 5 et 8 ans (voie indirecte), - un stade orthographique (les mots sont identifiés directement, sans médiation phonologique) après 8 ans (voie directe). C'est bien ce modèle qui inspire les recommandations et instructions officielles, même si aucun "scientifique" ne peut justifier les affirmations péremptoires qui prétendent décrire dans ces passages voie directe - voie indirecte - voie directe une manière d'apprendre et non une manière d'enseigner. Et on est en droit de se demander s'il est bien sérieux de publier des textes officiels dans lesquels on apprend que les enfants "se dotent sans en prendre conscience et à notre insu" d'un traitement orthographique de l'écrit simplement en continuant "d'écouter le bruit que font les mots écrits sur le papier". Autrement dit, le "passage" voie indirecte - voie directe s'effectuerait, "comme ça", par on ne sait trop quelle opération mystérieuse qui échapperait à la conscience de l'apprenant et à la volonté et au travail de l'enseignant. Il est vrai qu'il est bien difficile de prétendre que c'est en continuant à faire le contraire de ce qu'il faut faire qu'on apprend à faire ce qu'il faut justement faire, un peu comme si l'on prétendait que c'est en continuant à compter sur ses doigts qu'on maîtriserait l'algèbre. Dans cette recherche 5/8 ans, intitulée Lecture et voie directe, nous prenons le contrepied de ce type d'affirmations officielles légitimées par certains psychologues cognitivistes. S'il est vrai, comme le disait Vygotsky, que "l'école est le lieu même de la psychologie", nous devrons apporter quelques éléments de réponses aux questions : - s'est-on bien assuré que la voie directe ne s'enseigne pas ? Alors que tout le monde semble au moins d'accord sur le fait que la "lecture experte" (c'est-à-dire, la lecture) exige le traitement orthographique, il ne semble pas contraire à l'esprit scientifique de poser cette question. - doit-on considérer que la non-conscience de l'apprenant sur ce qu'il fait pour apprendre et sur ce qu'il apprend à faire est une donnée négligeable dans les processus d'apprentissage ? - doit-on, quand on est pédagogue, se satisfaire
du fait que les apprentissages se réalisent à notre insu
?
Gilles MONDEME |