Les actes de lecture n°55 septembre 1996
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LE PAQUE
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Mis en place au début des années 90, le PAQUE - Préparation Active à la Qualification et à l'Emploi - était destiné à des jeunes entre 16 et 25, sortis du système scolaire et d'un niveau insuffisant pour intégrer les dispositifs existants tels que le CFI - Contrat Formation Individualisé. Basé sur le principe de l'alternance, il permettait de "découvrir" un métier pendant des stages de 15 jours dans une entreprise où un tuteur se chargeait de l'encadrement, de revenir dans l'organisme de formation où un enseignement général était proposé - le plus possible en lien avec les stages. Enfin, des moments de bilan permettait de définir un projet professionnel, de prendre conscience de son niveau général afin de rendre le plus cohérent possible un parcours de formation. En 1993, une enquête a été
demandée par la Délégation à la Formation Professionnelle
à l'AFL qui l'a menée de mars à juin 1993. L'axe général
portait sur la coordination, au sein des sites Paque, entre ces 3 moments
de l'alternance : le dispositif de formation, le dispositif de suivi et
le séjour en entreprise. Elle a consisté à observer
la réalité des pratiques dans 3 lieux différents pour
saisir la manière dont se réalisait cette coordination. On
a choisi un biais particulier, celui des compétences et des savoirs
en rapport avec l'écrit. L'observation ne s'est pas faite en fonction
de la description faite par les acteurs institutionnels (bilan, formation,
entreprise) mais telle que les stagiaires eux-mêmes ont vécu
leur formation, dans la réalité dans laquelle ils se trouvaient
impliqués. Cette étude a été l'occasion pour
l'AFL de réfléchir plus largement à un type de formation
sur lequel elle ne s'était pas particulièrement penchée
: la formation par l'alternance. Quel statut accorde-t-on à l'écrit
lorsque la formation consiste à réfléchir à
une pratique professionnelle ? parvient-on à donner accès
à la théorie en analysant une pratique ? évite-t-on
l'écueil d'un enseignement traditionnel ?
L'enquête a consisté à suivre
16 stagiaires puis de rencontrer toutes les personnes avec lesquelles ils
avaient des contacts : tuteurs en entreprise, formateurs et acteurs de
bilans. Ce furent d'abord des interviews. Les questions portaient sur des
points spécifiques à chacun (le travail, l'apprentissage,
l'évaluation, l'école...) ainsi que sur les représentations
de l'écrit (qu'est-ce que lire ? apprendre à lire ? pourquoi
certains échouent-ils ?). Dans les entreprises ont été
observés les postes de travail et collectés les écrits
qui y étaient utilisés. Dans les lieux de bilan a été
observée une séance collective de bilan. Les outils utilisés
y ont également été collectés. Même chose
dans les lieux de formation. L'observation de séquences typiques
de ce qui se faisait en lecture s'est faite du côté du formateur
dans la mise en oeuvre d'une démarche didactique, mais aussi du
côté du stagiaire, grâce à l'établissement
d'un budget-temps.
Il s'est agi d'observer comment se réalisait une des hypothèses majeures de ce projet : construire une démarche nouvelle qui aborde autrement les investissements pédagogiques en ne les séparant ni de l'expérience du travail en entreprise ni des moments d'évaluation et de suivi du stagiaire. En d'autres termes, l'originalité affirmée portait sur la nécessité d'articuler les actions de formation autour d'une évaluation avec le stagiaire des savoirs à l'oeuvre dans la vie professionnelle (plus que dans un métier précis) afin de les mettre en rapport avec leurs compétences actuelles. Non pas définir l'action pédagogique comme un rattrapage à partir du constat des lacunes du jeune par rapport à un référentiel scolaire mais une action tournée vers l'aval, vers la découverte du travail, vers l'analyse des savoirs qui y sont à l'œuvre et vers la définition en commun des moyens de les construire. L'objet concret de cette enquête concerne
l'examen de la cohérence construite par les différents acteurs
dans le domaine de l'utilisation, de l'évaluation et du perfectionnement
de l'écrit au cours d'une stage. On peut par conséquence
formuler ainsi l'hypothèse générale de la recherche
: il existe une démarche concertée entre les différents
acteurs pour ce qui concerne le rapport à l'écrit des stagiaires.
C'est à partir de ces préoccupations que les entretiens ont
été analysés.
Sans entrer dans le détail de l'analyse qu'on a pu lire dans les Actes de lecture n°45 (déc.93) à 50 (juin 95) signalons tout de même des contradictions instructives. Par exemple, les tuteurs en entreprise n'ont guère le sentiment d'être engagés dans une action spécifique. Le terme de "tuteur" leur semble même parfois assez étranger pour qu'ils le fassent répéter à l'interviewer. Et on peut aussi dire que l'idée qu'ils donnent du travail va souvent à l'encontre des intentions d'une telle formation : selon eux, il faut plus de la vertu pour s'y intéresser que des compétences qui s'apprendraient et qui se théoriseraient dans une salle de cours. Les formateurs, de leur côté, ont une idée très positive de l'entreprise : elle est selon eux très complémentaire avec leur ambition pédagogique et extrêmement motivante pour les jeunes eux-mêmes. Pourtant le contenu de leur travail sur les savoirs de base a véritablement du mal à faire la jonction avec les métiers pratiqués par les uns et les autres. Au mieux, ils parviennent à répondre à des difficultés rencontrées ponctuellement pendant le stage en entreprise ; des pratiques pédagogiques un peu atypiques comme le chantier école tente même de déconnecter le moins possible pratique et théorie. Au pire, il n'y a absolument aucun rapport entre les deux. De plus, les formateurs parviennent rarement à voir dans l'écrit un outil de théorisation et d'analyse de ce qui se passe pendant l'activité professionnelle. D'où des écarts souvent douloureux entre des contenus très scolaires et les aspirations d'une formation par l'alternance. Par leur qualité le résultat des discussions avec les 14 jeunes stagiaires est sans conteste le matériau le plus précieux de cette étude. Qu'ils aient tort ou raison ils apparaissent comme des interlocuteurs de qualité. Et en ce sens, ils témoignent en permanence de cette vitalité spéculative sur laquelle toute démarche éducative se fonde. Contrairement à ce qu'on en dit institutionnellement, ils sont tout le contraire d'individus déstructurés. L'écart apparaissant entre leurs points de vue et ceux de la plupart des formateurs mérite qu'on réfléchisse aux idées reçues que véhicule peut-être trop facilement ce type de stage. On surprend en effet souvent les stagiaires en flagrant délit de "clandestinité" et de "décalage" par rapport à ce qu'on pense d'eux. Malgré tous les blocages qu'ils expriment - avec cette façon fataliste de justifier les obstacles qu'ils auraient aimé éviter - on perçoit clairement des potentialités intellectuelles peu exploitées par le stage. Enfin, pour conclure ce constat somme toute pessimiste, difficile de ne pas citer Pierre Bourdieu : " l'entretien crée une situation d'exception qui leur a permis de révéler ce qu'ils seraient sans doute plus souvent et plus complètement si le monde était autrement avec eux. " (La Misère du monde, Seuil)." Finalement, une impression domine : tous ces gens
se ressemblent étrangement. Ce qui prévaut, par delà
les âges et les statuts, c'est l'intériorisation du sentiment
d'échec. Quelque chose qui a le goût de la résignation
et se masque sous l'apparence du réalisme. Compte tenu de l'état
du marché de l'emploi, des forces du dispositif de formation et
du faible niveau de qualification des jeunes, "on sait qu'on ne fera pas
de miracle." C'est à partir de cette réalité-lA
qu'il faut chercher des voies de travail et de réflexion.
On pouvait effectivement s'en douter mais il fallait le vérifier : dans tous les lieux de l'alternance, l'écrit n'est présent que dans ses fonctions les plus subalternes, de marquage ou de mémoire, ou comme un supplément d'âme improbable. Dans l'entreprise elle a même ce petit goût de soufre qui permet à un des tuteurs d'y aller de bon coeur contre le syndicalisme. Dans les moments de formation, cette absence est tout de même plus inquiétante. Manque d'ambition ? Impression de basse tension ? Les budgets-temps et l'observation des différentes séances de travail sur l'écrit iraient dans ce sens. Un consensus implicite semble en tout cas se faire autour de la formation des bas niveaux de qualification. Que renvoie-t-il sinon une absence d'attente réelle de formation intellectuelle pour "ceux qui de toute façon ont déjà échoué" ? Il est important de définir autrement la formation par alternance,. Non pas comme la simple juxtaposition d'une formation pratique et d'une formation théorique mais comme la recherche d'une formation par la pratique. L'alternance serait dans ce cas un dispositif qui vise l'élaboration de savoirs théoriques à partir d'une théorisation de pratiques professionnelles ou sociales, et non le contraire. On voit comment la formation intellectuelle doit se construire à partir d'une réflexion sur son propre statut de producteur (vs consommateur). Et comment les savoirs théoriques n'émergent pas ex nihilo mais à partir d'une pratique sociale réelle. Comment y parvenir ? En développant notamment des formations communes réunissant des tuteurs d'entreprise, des acteurs de bilan, et des formateurs, formations centrées sur l'analyse des pratiques professionnelles et l'élaboration de démarches de théorisation. En réfléchissant aussi à des projets comme celui d'associer des jeunes à la construction d'un outil d'évaluation. Dans la perspective importante du bilan où l'on réfléchit à ce que l'on sait, au niveau auquel on est... comment mieux en comprendre l'enjeu qu'en se mettant dans la situation de concevoir une épreuve d'évaluation nécessitant qu'on se pose les questions essentielles : qu'est-ce qu'évaluer ? selon quelle norme ? dans quelle perspective ? En ce qui concerne l'écrit ce type de réflexion ne peut qu'amener à comprendre ce qu'il faut apprendre pour savoir lire et produire des écrits. On sait aussi l'importance dans l'activité de bilan du travail sur le passé, de l'analyse du présent afin de préparer un projet professionnel et d'établir un plan de formation théorique. On comprend bien le rôle central de l'écrit dans cette opération puisqu'il s'agit de se livrer à une sorte d'introspection, de mise à plat, d'anamnèse, de théorisation et de prospective. Cette autobiographie tournée vers l'avenir est sans doute aussi un outil important dans la réalisation d'une véritable formation par l'alternance. Il s'agit bel et bien d'inscrire ce questionnement
dans la réflexion générale de l'AFL : réfléchir
à l'alternance, c'est réfléchir à la place
de la formation générale dans une formation professionnelle.
Quel est son statut ? Quelle est son utilité ? Quel est son rôle
? Impossible de ne pas aller contre le discours en place, majoritairement
issu de l'entreprise, qui définit la formation générale
comme un bénéfice profitable à la productivité.
Culture du métier, culture de l'entreprise, des mots souvent piégés
dissimulent une forme moderne de paternalisme qui confond rapport à
l'emploi et rapport au travail. Recentrer la réflexion sur le travail
ne va pas sans soulever d'autres débats autour d'une société
des loisirs, dont on voit facilement les oppositions philosophiques qu'elles
entraînent notamment sur le travail. Réfléchir concrètement
à ce que serait pour des jeunes de faible niveau scolaire et sans
emploi une formation digne de ce nom, c'est sans doute l'occasion de mettre
à jour les rouages d'une société à bout de
souffle qui a de plus en plus de mal à faire vivre ses citoyens.
Hervé MOELO. |