La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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...D'ANIMATEUR.   
 Chacun se perçoit comme une fourmi sans fourmilière  
 
Les gens d'ILLIRA
ILLIRA est une association de quartier  comme il en existe partout ailleurs, chaque fois que des individus, insatisfaits de l'état des choses, essaient d'inventer des réponses pour le transformer. À l'origine, c'est l'absence d'interaction entre les familles et l'école maternelle, ainsi que la difficulté d'assurer une continuité avec l'école élémentaire qui ont conduit des parents et des enseignants à créer cette structure associative en 1988. L'association est actuellement animée bénévolement par les seuls enseignants, soit six personnes. Cette petite équipe propose son aide aux jeunes (cycle 3, collège) et aux adultes, dans le cadre d'activités dont le principal objectif est de favoriser l'usage de l'écrit sous des formes variées et surtout non scolaires. Après huit années de fonctionnement (sous le regard bienveillant, mais aussi relativement indifférent, de la majorité des collègues enseignants sur la ZEP ou des partenaires co-éducateurs du quartier), un bilan critique peut être tenté. Il s'agira essentiellement d'apprécier ce que l'action d'ILLIRA permet ou a permis de transformer, concernant de meilleures conditions d'accès aux usages de l'écrit, de repérer les limites auxquelles se heurte aujourd'hui le projet et d'envisager des possibilités de dépassement. 
 
L'encadrement n'a d'autre formation qu'une expérience enseignante en école primaire (maternelle, élémentaire ou les deux à la fois) d'une vingtaine d'années (voire plus). Il déploie ses compétences au sein d'ateliers hebdomadaires où les participants sont mis en situation, quels que soient la dominante, le support ou le projet, d'améliorer leur maîtrise de l'écrit : production d'un journal à parution mensuelle, production de textes poétiques ou documentaires, entraînement sur ELMO, initiation à l'informatique, réalisation et écriture de recettes culinaires, exploration des ressources de la BCD ou de la bibliothèque municipale annexe. 
Les participants (une vingtaine chaque année) sont des élèves, fréquentant les cycles 3 des trois écoles élémentaires ou du collège voisin. Ils ont, le plus souvent, un niveau scolaire faible ou très faible. Quelques adultes s'adressent également à l'association ; ce sont en général des femmes d'origine étrangère (Maghreb, Afrique noire) qui ont d'abord été orientées par les services sociaux vers des organismes tels que le GEFORME ou Femmes Relais ; elles sont presque toujours en situation d'illettrisme, parfois d'analphabétisme. 

Que viennent chercher les jeunes lorsqu'ils s'adressent à ILLIRA ? Quelques-uns sont "envoyés" par leur(s) enseignant(s), d'autres viennent, la première fois, accompagnés de leurs parents (ce qui provoque parfois un étrange spectacle quand une mère de famille arrive, suivie ou précédée de trois ou quatre de ses enfants et assiste à la réunion de rentrée avec le petit dernier sur les genoux) ; pour une minorité, la plus âgée, il s'agit d'une démarche personnelle. 
Chaque début d'année, les mêmes mots, les mêmes expressions, rebondissent de bouche en bouche, autour de la table de réunion : " J'ai des problèmes en orthographe... Je comprends mal... J'aime pas écrire... J'aime pas lire... J'ai du mal à faire mes devoirs..." Pour faire exception, il y a celui ou celle qui " n'a pas de problèmes " mais " voudrait faire de l'informatique " (dans ce cas, les "problèmes" ne tardent guère à apparaître au cours des toutes premières séances de l'atelier informatique). Encore plus exceptionnel est le cas de figure du "récidiviste", celui qui était là l'an dernier (voire même l'année d'avant) et qui en redemande. 
Quant aux adultes, mises à part des participations épisodiques pour raisons professionnelles, d'enseignants, de formateurs en alpha ou d'animateurs de centres de loisirs, à l'atelier d'initiation informatique, la demande s'exprime communément avec un brutal réalisme : " Je n'ai plus de travail, j'en cherche, mais en attendant apprenez-moi à lire pour que je trouve un stage " ou bien " Apprends-moi à lire pour que j'aide mes enfants ". 

Dans quelle mesure l'association répond-elle à cette demande ? La satisfait-elle ? Est-il souhaitable qu'elle y réponde telle quelle, sans essayer de la faire évoluer ? 
Ces dernières années, dans le quartier, l'accompagnement scolaire s'est considérablement développé ; une association de jeunes, la Maison de quartier, la bibliothèque municipale annexe proposent désormais des aides aux devoirs et des enseignants assurent des études surveillées dans les écoles élémentaires. Ces structures drainent une grande partie des jeunes d'âge scolaire (primaire et collège) qui n'ont pas de bonnes conditions familiales pour répondre aux exigences de l'école. Pour sa part, ILLIRA a choisi très tôt de s'engager dans une approche différente en accordant la priorité au savoir lire/écrire et en privilégiant un rapport déscolarisé aux savoirs langagiers, aux techniques et aux comportements. Est-ce pour autant efficace ? Répondre par l'affirmative exigerait aussitôt d'apporter des preuves non seulement abondantes mais également convaincantes, ce qui est concevable dans le cadre d'une brochure d'une dizaine de pages mais pas d'un texte de quelques centaines de mots. Nous dirons donc qu'il y a "des traces de positif" dans le bilan, du moins pour les jeunes. L'évolution des résultats aux sessions d'ELMO (où à plusieurs reprises, des groupes de six à huit élèves ont été pris en charge pendant une année scolaire, ce qui représente des volumes horaires d'environ 60 heures) en témoigne, ainsi que les bilans faits par les jeunes eux-mêmes : " Grâce à ELMO j'ai d'abord fait de gros progrès en lecture et en orthographe. Ca m'a donné confiance en moi et c'est comme ça que j'ai progressé dans toutes les matières " dit Yamina, 13 ans. Aminata (11 ans) a " l'impression d'apprendre beaucoup de choses " à l'atelier informatique. Nabil trouve qu'" on travaille beaucoup ", il " aime faire des choses dures ", si bien que lorsqu'on lui propose un exercice, il appelle ça " faire un jeu sur papier"... il est content parce qu'" à l'école, maintenant, il a des 9 et des 10 ". 
Quant aux quelques adultes qui traversent l'association, comme pour faire une pause quelques instants, sur la berge, avant de disparaître à nouveau dans le courant, la lecture d'un texte d'Hichem, 11 ans, paru dans le numéro de juin 96 du journal, est instructive à plus d'un titre : " Fatima n'a pas dit son dernier mot... Depuis septembre 1995, tous les mardis, Fatima se rend à ILLIRA pour apprendre à lire et à écrire. D'autres personnes se joignent à elle, des femmes de diverses origines. Au début, Fatima a appris à écrire son prénom, son adresse, sa date de naissance ainsi que celles des membres de sa famille. Maintenant, elle utilise les livres de la bibliothèque et les ordinateurs de l'association. Grâce à ces cours, elle lit plus facilement ses documents administratifs. Elle prend plaisir à jouer aux mots cachés. Elle encourage d'autres femmes à venir à ILLIRA pour apprendre à mieux lire et être ainsi plus autonomes. Fatima, c'est ma mère ! et j'en suis fier ! " Ce court texte, Hichem l'a écrit difficilement, aidé, stimulé, bousculé par les adultes d'ILLIRA ; il résume, à sa façon, l'impression générale qui se dégage de tout ce travail... c'est à dire beaucoup et peu à la fois. 

Faire des progrès en lecture et en orthographe représente beaucoup pour les enfants et l'encadrement en prend acte, tout en ayant clairement conscience qu'une vraie et durable victoire serait d'entendre parler d'un rapport à l'écrit libéré de ce lien avec l'école, ses notes, ses matières, ses devoirs... Car, bien que l'on s'en défende, ne faisons-nous pas, à ILLIRA, de l'aide aux devoirs... différée ? De même, prendre en charge la demande d'apprentissage ou de réapprentissage des adultes dans une perspective qui rompt avec les objectifs traditionnels de l'alphabétisation, suppose que l'on dépasse l'émotion, nos élans généreux, nos pulsions humanitaires et nos rêves humanistes. Donner à manger à une personne qui crie famine, c'est peu, lui apprendre à pêcher ou à cultiver la terre, comme nous le suggère depuis longtemps le fameux proverbe, c'est beaucoup plus. Enumérer et s'épancher longuement sur "tout ce que l'on fait pour les gens...", ce serait éluder tout ce qui manque à notre action pour qu'elle apparaisse comme véritablement prometteuse et fertile. Or, une fois admise la convivialité et la chaleur de l'ambiance, dues aux indéniables qualités humaines de l'encadrement, ainsi que le caractère résolument novateur des aides proposées (notamment sur le plan fonctionnel et technique), il faut immédiatement convenir de notre impuissance à mettre en oeuvre un projet suffisamment fort qui, parce qu'il dépasse les acteurs eux-mêmes, produirait des transformations en terme d'attente, de représentation et de statut. 

La conscience de cette insuffisance majeure est présente, même confusément, dans l'équipe depuis quelques temps ; ce texte contribuera peut-être à en clarifier encore un peu plus les enjeux. 
Chacun se perçoit comme une fourmi laborieuse et tenace mais le poids des charges faisant souvent courber la tête... on finit par oublier que l'on travaille pour la fourmilière. Des fourmis donc, travailleuses et consciencieuses, certes, mais égarées, esseulées. Or les gens d'ILLIRA ne travaillent pas pour eux-mêmes, le trésor de guerre qu'ils amassent (les réussites, les échecs, la réflexion, les outils) ils souhaitent le partager avec l'ensemble de leurs partenaires et le soumettre à la confrontation et au débat . 

Au terme de cette contribution, moitié bilan, moitié analyse de pratiques, et sans doute grâce à elle, des pistes se découvrent, le sentiment d'impuissance s'estompe, le regard retrouve une acuité. Il faut retourner à la rencontre des formateurs d'adultes pour leur exposer nos choix et parler des leurs ; il faut créer les conditions d'un échange entre tous ceux qui s'occupent (ou se préoccupent) d'accompagnement scolaire, afin d'interroger ce qui paraît acquis en terme d'aide aux devoirs (quelle aide ? quels devoirs ?) ; en tant qu'enseignants impliqués dans une action pédagogique novatrice, nous devons continuer à faciliter les prises de conscience chez nos collègues des écoles du quartier pour renforcer la cohérence des projets et des actions ; enfin, en articulant de mieux en mieux les aspects individuels et collectifs, nous devons poursuivre, envers les parents de nos propres petits élèves de maternelle, un incessant travail d'information et d'échange à propos des véritables enjeux d'un accès massif et démocratique aux usages de l'écrit. Si la lecture est une affaire communautaire, que dire alors de la non-lecture ? Le partenariat, même lorsqu'il ne se limite pas à régler les conditions financières et matérielles des projets, n'autorise trop souvent que l'énumération, la juxtaposition des apports de chacun. Nous devons apprendre à exposer et à analyser ensemble nos insuffisances, nos divergences et les raisons de notre insatisfaction, pour construire une cohérence capable véritablement de mettre en échec la logique cruellement perverse du système de reproduction des inégalités sociales. Sinon, face à l'enfant sur la pente de l'illettrisme ou face à l'adulte redevenu analphabète, nous continuerons à ressentir le même malaise que face au SDF qui tend la main, que l'on donne ou pas, que l'on détourne le regard ou pas. Et nous n'aurons rien fait de significatif contre cet aspect insidieux de l'exclusion sociale qui transite par les usages de l'écrit. 

Jean Louis BRIAND