La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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éditorial

En 1996, on se sera donc souvenu que voici 100 ans naissait Freinet. L'intérêt de telles commémorations, c'est aussi d'attirer l'attention sur ce qu'elles cachent. De quoi choisit-on de ne pas parler si, comme l'UNESCO, on voit d'abord dans Freinet un militant des droits de l'enfant ? À quoi le réduirait une célébration déléguée à la Banque Mondiale ou au FMI?

Il me semble indispensable d'approfondir le sens du double combat que Freinet a mené, l'un volontaire et assumé, l'autre subi et douloureux. Son engagement et sa recherche ont explicitement concerné la naissance d'une école du peuple à la place de cette école pour le peuple que la bourgeoisie a imposée afin de mieux "fermer l'ère des révolutions". Freinet rejoint ainsi la réflexion du mouvement ouvrier mais depuis la position d'un homme de son temps, engagé dans les luttes de son temps contre un capitalisme qui vient d'imposer aux peuples d'Europe la guerre la plus sanglante et que menace désormais l'espoir né de la révolution d'octobre. Dès lors, qu'est-ce que serait une école où les enfants se forment en s'engageant avec les autres travailleurs dans la transformation du monde? Non pas une école où on enseignerait à être comme on imagine qu'il faudrait qu'on soit si, au dehors, ne régnait plus l'injustice, mais une école où des "éducateurs prolétariens" accompagnent, au sens du compagnonnage, les enfants dont la formation intellectuelle n'est pas séparable de la production, le contraire d'un jeu ou d'une activité protégée, quelque chose qui engage dans la transformation de la réalité. Ce qui distingue à la racine cet engagement de ce que prônent au même moment les méthodes actives, c'est l'affirmation que cette réalité est de nature sociale : toute production, de légumes dans le jardin de l'école, de textes pour le journal et, finalement, de savoirs par chaque enfant, s'insère dans le jeu des rapports dominants établis par le mode de propriété des moyens de production. Les classes dominantes, au niveau national ou local, ne s'y sont pas trompées qui dénoncent l'entreprise de bolchevisation que mène Freinet. Gageons que l'optimiste lutteur en fut conforté : cette bataille était bien la sienne.

Celle qui ne l'était pas, c'est celle qu'il a dû mener progressivement contre les forces et les partis de gauche et où il n'y aura eu que des perdants. Certes, lors des événements de Saint Paul, il reçut leur soutien mais davantage sur un principe formel que sur le fond. Car personne, au nom d'une organisation politique ou syndicale, n'affirmera jamais que les hypothèses de travail de Freinet marquaient la naissance d'une pédagogie populaire à la place des valeurs julesferristes imposées depuis 1880 par le rapport des forces sociales. Pourtant, dès 1924, il écrit : "Mais ce n'est pas par sa seule armée "d'instituteurs" à son service que l'Etat influence l'éducation et lui insuffle l'esprit capitaliste que nous lui avons vu. D'autres causes plus profondes, mais non moins déterminantes, se liguent contre une école du travail libre et humaine : c'est, d'une part, la désaffection générale du travail dans une société où le travail ne suffit pas toujours à faire vivre ; d'autre part, l'avarice capitaliste pour tout ce qui est simplement humain, (...). L'école actuelle est fille et servante du capitalisme. À l'ordre nouveau doit nécessairement correspondre une orientation nouvelle de l'école prolétarienne."

On le sait, après la guerre, le parti communiste (dont Freinet est membre depuis 1926) mène à gauche une bataille contre lui ; dans l'indifférence ou la complicité des autres organisations. Et d'une manière sordide (mais où serait l'élégance ?) : calomnies locales sur l'attitude de Freinet dans la résistance, articles, notamment de Cogniot et Snyders, dans La Nouvelle Critique et L'école et la Nation dénonçant les bases idéologiques de ce pédagogisme, campagne contre un "patron de choc" à la tête de la CEL, pour finir par ce coup de pied de l'âne de service que constitue l'article nécrologique rédigé le 19 octobre 1966 pour le compte de l'Humanité par Fernande Seclet-Riou, rapporteur, croit-on utile de préciser, de la commission du plan Langevin-Wallon. Article jamais démenti, position jamais analysée.

On sait aussi comment l'exploitation anticommuniste de ces événements permet de ne pas aborder la question de fond : pourquoi la gauche politique et syndicale, quelle que soit la manière dont elle se définit, n'a-t-elle eu que des rendez-vous manqués avec la gauche pédagogique ? Freinet propose là encore une piste, toujours en 1924, en évoquant un capitalisme de culture dont la gauche s'estime mandataire en matière d'éducation et qui consiste à revendiquer "pour les pauvres" la plus grande quantité de savoirs. Mission qui dispense de s'interroger sur la relation qui existe entre un produit et son mode de production. Ce qui est imaginé, c'est un meilleur partage du savoir, au sens d'un accès plus égalitaire, et donc un accroissement qualitatif et quantitatif des moyens de le transmettre. Ainsi on évite de questionner ce capitalisme du savoir, au sens d'une confiscation par quelques-uns des moyens de le produire.

Ce qu'il y a de fondamental dans l'éducation telle que la conçoit Freinet, c'est une prise en compte globale du travail humain, le refus de sa division, l'affirmation qu'il n'y a aucune fatalité à ce que, d'un côté, quelques lieux et quelques gens élaborent des savoirs et que, de l'autre, la multitude les mette plus ou moins bien en oeuvre avec, entre les deux, une école dont la fonction consiste à faire transiter ce qu'il faut du haut vers le bas. Pas de formation intellectuelle sans engagement dans une production, pas de production de savoir qui ne résulte de la théorisation d'une transformation du monde, demandent d'une même voix Marx et Freinet... Pourquoi la gauche ne les entend-elle pas? Ne serait-ce pas parce qu'elle délègue cette analyse du savoir à ceux qui ont été majoritairement sélectionnés sur leur capacité à le restituer en croyant qu'ils le produisent. C'est aux effets de cette délégation - pour le parti communiste à ses "agrégés" du moment, pour le monde ouvrier aux syndicats enseignants, pour la gauche à tous ceux dont l'humanisme ne met pas d'abord en cause les fondements économiques de la division du travail - que s'est fondamentalement heurté Freinet. D'où son actualité.

Jean FOUCAMBERT