La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

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note de lecture 

Y a-t-il une vie après l'école ?
Georges Snyders 
Ed. ESF - Coll. Pédagogies. 1996


La lecture de ce dernier ouvrage de Georges Snyders provoque agacement et sympathie, envie de railler et émotion. Aussi est-ce seulement au niveau de ces réactions que nous souhaitons nous cantonner, encore qu'il y aurait à dire sur l'analyse sociologique de François Dubet préfaçant le propos de l'auteur et sur les considérations philosophico-pédagogiques en forme de ralliement de la postface de Daniel Hameline, professeur de sciences de l'éducation à l'université de Genève qui a eu maille à partir avec Georges Snyders au temps où il était le chantre - maintenant repenti - de la pédagogie non-directive. 

C'est peu de dire qu'on retrouve dans ce livre le discours inchangé de Georges Snyders, l'aspect polémique en moins. Normalien, agrégé de philosophie, rescapé d'Auschwitz, communiste, professeur de sciences de l'éducation à la Sorbonne, intellectuel pétri de culture, Snyders a été pendant plus de 30 ans présent dans le débat pédagogique en France. Immuablement, il s'est érigé en dénonciateur du spontanéisme en matière d'éducation, en contempteur du libre épanouissement des potentialités de l'enfance comme ressort de la lutte contre les segrégations, en opposant à la Pédagogie nouvelle dont sa diatribe contre Freinet est un avatar éloquent. Plutôt qu'une croyance en l'égalité de fait des individus, son "progressisme" est une affirmation de leur égalité de droit. Droit de tous au savoir, à la "connaissance", à l'accès au patrimoine commun par une pédagogie volontariste et un enseignement militant, à une confrontation aux "grandes œuvres" comme sources de promotion parce qu'elles donnent à apprendre. 

Dans Y a-t-il une vie après l'école ?, un aîné s'adresse à de "jeunes adultes", à ceux qui sortant de l'université et en ayant fini avec les études, entrent dans la vie active pour reprendre une expression consacrée. Moment crucial, difficile, plein d'incertitudes. Qu'est-ce que réussir ? Qu'est-ce qui permet "de penser et d'agir sa vie" ? Comment faire pour que les "joies" du jeune adulte prolongent la "joie" de l'étudiant, cette "joie" de la "culture acquise" ? En pédagogue qu'il est toujours, Georges Snyders se livre à des " considérations sur quelques cas privilégiés ", et montre à travers les destins exemplaires de Cézanne, Debussy, Sartre, Van Gogh, Einstein et bien d'autres, inattendus, comme... Renault ou Citroën, comment ces "modèles" de réussite peuvent faire œuvre d'éducation quand les influences des institutions et des maîtres ont cessé. Mieux, faisant retour sur sa vie et son expérience indicible des camps, il témoigne de la force d'une culture intellectuelle et artistique qui, pendant Auschwitz, lui a permis de ne pas désespérer, de sauvegarder sa dignité, de résister à la barbarie - en un mot, d'"en revenir" - et, après Auschwitz, de faire que cette "expérience" donne paradoxalement sens à sa vie en le rendant indéfectiblement solidaire des offensés et des humiliés de toutes natures, d'œuvrer politiquement pour un monde meilleur et de garder foi en la destinée de l'humanité. 

Ce " roman de la formation du sujet ", comme le qualifie F. Dubet dans son avant-propos est un traité de pédagogie du modèle et de l'imitation. Les vies et les œuvres remarquables, voire géniales, de savants et de créateurs, sont édifiantes au sens premier du terme, parce qu'elles échappent aux contingences, transcendent les intérêts personnels et les calculs égoïstes et donnent à connaître les valeurs et les principes qui fondent et régissent des destins "réussis". C'est en cela que le credo de ce livre est cohérent avec les principes énoncés dans les ouvrages strictement pédagogiques qui l'ont précédé. 

Pour venir aux réactions éprouvées à la lecture de ce livre et à l'agacement d'abord ressenti, notons une première impression. Dire que "l'homme est mortel" c'est certes dire que la femme l'est aussi. Néanmoins, à constater que les "destins exemplaires" décrits par l'auteur sont uniquement ceux d'hommes célèbres, on finit par douter du caractère générique des expressions qu'il emploie telles que "le jeune adulte"... " le jeune créateur"... "ceux qui se situent entre 22-24 ans et 30-35 ans"... surtout quand parmi ces expressions figure celle, répétée de multiples fois, de "l'étudiant"... qui a pourtant un féminin ! Macho, Snyders ? Détail... et effet d'une lecture malveillante... De même, irrite de la part d'un homme de gauche, cette adresse aux seuls émoulus de l'université. Le monde selon Snyders, ne s'étend-il que de la Rue d'Ulm à la Sorbonne et n'est-il peuplé que de ceux (et de celles !) qu'on rencontre dans les séminaires de doctorat ou face aux jurys d'agrégation ? " Le risque d'élitisme est constant " note l'auteur qui a conscience du caractère aristocratique des "modèles" qu'il présente mais " je songerai aussi à ceux, ou plutôt aux quelques-uns (sic) qui sont parvenus à unir la culture populaire et la culture cultivée ". Soit... Qui a conscience aussi de ne s'adresser qu'à une oligarchie détentrice du savoir savant mais " leur exemple ne peut-il indiquer des voies possibles à de larges ensembles de leurs contemporains ? " car " Je continue avec un succès mitigé (sic) à plaider pour la joie dans l'enseignement à tous les niveaux - ce qui m'amène à donner grande place à ceux qui réussissent dans leurs études plutôt qu'à ceux qui côtoient sans cesse l'exclusion. " Soit encore, mais tout de même dur à avaler dans les ZEP où il y a des écoles et donc, croyons-nous, une vie après l'école ! 

"Quelles joies ?" est le sous-titre général du livre ; " La lutte avec le monde n'est pas perdue d'avance... Aimer autrement les maîtres... Copier, c'est tellement plus que copier... Signification de la joie et joie de la signification..." sont des titres de chapitres. Nous ne savons pas comment des jeunes, certes rescapés des aléas de l'aventure scolaire mais avertis de l'"âpreté" (c'est le mot utilisé par Snyders) du monde qui ne les attend même pas, peuvent recevoir ces exhortations. Ont-ils éprouvé cette euphorie et sont-ils convaincus qu'ils continueront de partager cette "joie" évoquée sans cesse par Snyders ou, mesurant leur décalage avec la réalité, ressentent-ils la naïveté de ces injonctions, leur côté "art d'être grand-père" ? 

Et puis, qui mériterait d'être examinée plus longuement que nous le ferons, persiste tout au long du livre cette gageure incompréhensible qui consiste pour un marxiste à exalter ce qu'il faut bien appeler la culture dominante et qu'incarnent si bien les "modèles" invoqués et les "élites" à qui il les propose. Les valeurs qu'il prône et qu'il légitime en les érigeant en vérités universelles ne sont-elles pas les produits des conditions sociales et historiques qui les ont vu naître ? Freinet parlait du "capitalisme de culture" des possédants du savoir. Comment les écarts culturels peuvent-ils recéler autant de vertus formatrices et le capital scolaire de certains être édifié en vecteur commun de l'identité et de la réalisation personnelle ? Comment, encore, ce marxiste conjugue-t-il tout cela qu'il préconise avec son engagement dans un parti dont le projet n'est (n'était ?) rien moins que de modifier radicalement les règles de fonctionnement de la société et d'abolir en conséquence les modes de représentations et les types de rapports sociaux qu'elles génèrent ? 

Pourtant, il faut dire que la lecture de ce livre inspire de la sympathie pour l'homme qui l'a écrit. Car, au-delà de ses aspects incompréhensibles ou contestables, le combat que mène depuis trente ans Georges Snyders manifeste une sincérité, une foi en l'homme et en son devenir, un espoir et une croyance en un bonheur posssible (une "joie") pour tous qui ne peuvent laisser indifférent. Il y a un mystique en cet homme-là. Et le chapitre autobiographique relatant son expérience de la déportation (qui rappelle étrangement le témoignage de Primo Lévi) et les raisons de son engagement politique est le meilleur passage du livre parce que le plus émouvant. 

Michel Violet