La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

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note de lecture 

Un ange cornu aux ailes de tôle
Michel TREMBLAY 
LEMEAC/Actes Sud, 1994 


" Ouvrir un livre demeure l'un des gestes les plus jouissifs, les plus irremplaçables de la vie. ".

Ce livre a une double richesse : il est livre, on m'en avait dit le plus grand bien, j'avais très envie de l'ouvrir, mais son titre n'aiguillait guère mes attentes. Elément, voire événement inattendu, le héros-narrateur est un lecteur parmi les plus experts. 
J'ai ainsi reçu, en lisant, un cadeau en abîme : j'ai eu le plaisir de lire le plaisir qu'avait pris un lecteur à découvrir et multiplier ses lectures. 

L'auteur  est écrivain québécois, dramaturge essentiellement, et il raconte ses pratiques de lecteur entre cinq et vingt ans. Sans aucun doute son regard d'adulte lettré nourrit sa façon de rapporter ses rencontres avec les livres. Et sans aucun doute notre conception de la lecture trouve-t-elle un miroir vivant dans cette expérience. Michel Tremblay offre l'image d'un enfant pris dans un réseau sous-jacent d'autres lecteurs (sa grand-mère, sa mère, ses frères, la bibliothécaire), un enfant qui ressentait fortement et n'a pas pu oublier les effets de ses lectures, effets physiques, intellectuels, sensuels - un enfant qui de lecture en lecture découvrait que ces effets positifs ou négatifs étaient liés à l'écriture de l'auteur et éprouvait le désir grandissant d'écrire à son tour. " Mais est-ce que la lecture ne mène pas obligatoirement au goût de l'écriture, au besoin de l'écriture ? " (p.106) 

Très vite le jeune Michel Tremblay apparaît comme un lecteur séduisant en ce qu'il réagit sans cesse et avec beaucoup de force. Il réfute la fin du conte Blanche-Neige et les sept nains, en lit toutes les versions de la bibliothèque et se résout à inventer une autre fin pour ses copains de jeu. " Je ne comprenais pas que le bec mouillé d'un prince charmant... " Je ne vous en dirai pas plus. Il s'enfièvre réellement en lisant Les enfants du capitaine Grant car il ne peut imaginer que l'auteur le laisse périr, lui le lecteur identifié à son héros. Dans une longue conversation, il oblige sa mère à reconnaître la non-vraisemblance de certains romans ( " Ca a pas grande allure, toute c't'histoire-là, moman... " Et il est heureux le jour où il découvre que " la vraie vie ", la condition sociale du " petit peuple perdu d'avance ", peut être exposée sans forcément s'appuyer sur des explications, sans que soient forcément trouvées des solutions et sans que soit systématiquement insufflée le sentiment chrétien de culpabilité. Il lit et relit Vol de nuit de Saint-Exupéry tant il apprécie l'audace et la personnalité du style que les frères de l'Instruction chrétienne s'évertuent à étouffer dans la copie de leurs élèves. " Je développai ainsi deux styles complètement différents : un jour l'école parce que je voulais que mes notes continuent à être hautes (...), l'autre, plus baroque, infiniment plus personnel, pour moi tout seul, comme un cadeau. " Il passe des heures sur les textes d'Eschyle afin de maîtriser la richesse implicite contenue en quelque lignes. " Moman, c'qu'on nous fait lire à l'école est plate pour mourir, j'veux me faire une éducation tu-seul ! " 

Ce livre autobiographique nous permet de rencontrer un deuxième personnage, essentiel dans la vie de Michel Tremblay : sa mère. Elle emplit le livre comme elle devait emplir l'espace, elle suit de plus ou moins loin les lectures de son jeune fils, elle en parle avec lui sur un ton de contrôle sans jamais pouvoir le priver. " You can't say he reads too much... C'est toé qui l'encourage à lire... - J'y dis de pas se casser le cou quand y lit, de pas lire couché, de lire assis, le corps droit, de faire attention qu'y'aye assez de lumière, que la lumière vienne de la gauche, de l'éteindre avant de s'endormir... " 
Dans toutes les conversations qu'elle a avec lui sur les livres, elle témoigne d'un grand bonheur personnel de lire (elle vit par procuration), elle refuse qu'il casse ses rêves (" Si j't'entends dire un seul mot contre ce livre-là, j'te nourris pas pendant le restant de l'été "), elle répond aussi à ses interrogations avec beaucoup de bon sens. Les expressions québécoises parachèvent le pittoresque des personnes devenue personnages, soutenant notre goût d'une langue riche, ouverte. Je vous souhaite de rencontrer "pantoute", "icitte", d'être "pogné" ou "effouerré". Et je vous souhaite de pouvoir dire comme l'enfant Michel Tremblay : " chus pas niaiseux ! ", le mot sans doute le plus fréquent de ce livre dans la lettre et dans l'esprit. 

" On dit que désirer est plus jouissant que posséder. C'est faux pour les livres. "  

Annie JANICOT