La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

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Un illustrateur : Anthony Brown

Nous poursuivons la série de présentations d'auteurs, de collections, d'ouvrages de mêmes genres ou de mêmes thèmes par un texte de Dominique Saitour consacré à Anthony Browne, auteur et illustrateur d'albums pour enfants. " La lecture littéraire est référentielle " selon Jean Claude Passeron. Ce texte comme ceux qui l'ont précédé se veut donc une aide aux médiateurs afin que leurs présentations d'ouvrages fassent que " chacune des nouvelles expériences des enfants s'intègre à leur expérience précédente ".


Illustrateur avant tout, admirateur des surréalistes, c'est en transformant la réalité quotidienne qu'il nous entraîne dans les albums qu'il écrit et illustre.

" Anna adorait les gorilles. Elle lisait des livres sur les gorilles, elle regardait les gorilles à la télé et elle dessinait des gorilles. " 

Qui donc est cette Anna ? Ne serait-ce pas lui, Anthony, car, des gorilles, il en sème un peu partout tout au long de son œuvre. Commençant par Marcel la mauviette et Marcel le champion, il utilise l'anthropomorphisme transformant cet animal impressionnant en un être vulnérable, sensible et tendre comme King Kong, héros dont Anthony Browne a illustré un album. Mais c'est certainement dans Anna et le gorille qu'il se laisse le plus aller à sa fascination pour l'animal. Anna échappe à la réalité d'un univers monoparental, où le père trop occupé " n'avait le temps de rien " pour rejoindre dans un rêve fantastique le gorille, vecteur de tous les plaisirs désirés par la petite fille. Le titre anglais Gorilla nous renvoie aux origines latines. Dans le périple d'Hannon, c'était des femmes velues que les Carthaginois disaient avoir rencontrées sur les côtes africaines. C'est le seul animal héros d'Anthony Browne. Il utilise l'image du gorille comme transfiguration de l'homme dans ses premiers albums.

Dans la suite de son travail, il abandonne cet artifice pour créer un univers où le lecteur va assister à la transformation progressive du paysage quotidien, sans recours au rêve. Dans ce monde, la surréalité qui dépend de l'imagination humaine se retrouve dans les angoisses de la vie d'un enfant : la naissance d'une petite sœur dans Tout change, les relations frère et sœur dans Le tunnel mais aussi les problèmes de répartition des tâches ménagères au sein d'une famille dans à calicochon. Dans cet album, tout commence au petit déjeuner, comme souvent dans les familles anglaises, devant les inévitables céréales, les enfants et le père caché par son journal (comme le père d'Anna) réclament d'être servis. Bien vite on peut noter l'apparition d'une ombre de cochon dans le dessin du père puis, peu à peu, les cochons envahissent la maison (prise de courant, tirelire, badge, poignée de porte, vase...) jusqu'à la transformation complète des personnages en cochons quand la mère, lassée par l'attitude de ces mâles indélicats les aura quittés, leur laissant une feuille : " Vous êtes des cochons. " Les indices dans les dessins ont toujours une ou deux pages d'avance sur le texte. La saleté et le laisser-aller sont déjà bien installés avant que le texte commence à parler : " Et c'était infect ", " En très peu de temps, la maison se transforma en porcherie. " De même, dans Tout change les transformations visibles dans les illustrations demeurent incertaines dans le texte. Le quotidien bascule dans le fantastique et le lecteur devient spectateur des changements (fauteuil, ballon, lavabo...) Dans le texte : " Joseph Kah vit que la bouilloire avait un air bizarre ", l'auteur ne nous en dira jamais plus. Quand la petite fille du Tunnel abandonne ses livres pour sauver son frère, le sauvetage est jalonné de personnages de contes, la fille est habillée de rouge avec un capuchon. On trouve le loup et d'autres animaux dans le graphisme des troncs d'arbres de la forêt. Au milieu de cette planche se trouve une porte qui s'ouvre sur rien comme dans Alice au pays des merveilles, illustré par Anthony Browne.

Auteur pour enfants, Anthony Browne ne laisse pas sa culture artistique pour des sujets plus "sérieux" et l'histoire de l'art devient avec lui un véritable support à l'illustration. Dans à calicochon, au mur du salon, des tableaux de Vélasquez et le "Portrait de M. et Mme Andrews" de Gainsborough. Fidèle aux surréalistes, il supprime le personnage féminin du tableau quand l'épouse quitte le domicile et remplace le visage de l'homme par celui d'un cochon. La Joconde n'est pas épargnée, dans Anna et le gorille, elle prend bien sûr la tête d'un gorille. Il était une fois Léonard de Vinci (Musée en herbe, Casterman) propose aux enfants les versions de la Joconde par Dali, Fernand Léger, Siné, autant de référents à présenter aux lecteurs d'Anthony Browne. La chambre de Joseph Kah est celle de Vincent Van Gogh mais au mur, outre "La nuit étoilée" on trouve E.T. (l'extra-terrestre de Spilberg). Une madone assiste à la transformation du canapé en crocodile avec Joseph Kah (Tout change). Ces nom et prénom surprenants font-ils écho à Kafka dans La métamorphose ou au tableau du surréaliste Victor Brauner "L'étrange cas de Monsieur K" ? 
Dans l'album Des invités bien encombrants illustré par Browne, c'est Magritte qui est à l'honneur. Tous les rayonnages d'un meuble sont des tableaux de l'artiste ("Valeurs personnelles, Homme au chapeau melon, La légende dorée, La durée poignardée, Le dormeur téméraire, L'explication"). Sur la plage, les parents ont la posture du "Déjeuner sur l'herbe" de Manet.

Les albums entraînent dans une lecture référencée. Ils se répondent les uns aux autres. La sœur dont la naissance angoissait tant Joseph dans Tout change est peut-être celle qui le sauvera dans Tunnel. Dans La marâtre illustré par Jane Browne, l'épouse d'Anthony Browne, l'enfant lit Des invités bien encombrants tandis que la marâtre offre une locomotive conforme à celle de Magritte dans "La durée poignardée".

Toujours traduit par Isabelle Finkenstaedt, le vocabulaire est simple, il installe l'univers et garantit la compréhension
par des répétitions (" belle maison... beau jardin... beau garage..." "leur très importante école... son très important travail " dans à calicochon).
Les phrases sont courtes, alternant avec des dialogues justifiés par le cours de l'histoire. Des questions oratoires n'attendent pas de réponses mais orientent le lecteur à se poser les questions utiles au sens du propos. " Voulait-il dire qu'elles changeraient comme ça ? " " Est-ce que tout allait changer ? " (Tout change) " Qu'adviendrait-il de son frère si elle s'en allait ? " (Tunnel).

Le contraste entre la simplicité de l'écriture et le foisonnement de l'illustration emmène le lecteur dans un univers où, sans fermer les yeux mais au contraire en les ouvrant, guettant le moindre indice, il devient spectateur de la transformation du réel et de la résolution des problèmes de la vie. Echo entre le monde intérieur et le monde de l'art, c'est l'univers du surréalisme : manière de voir, de vivre dans une autre conception du monde où l'art est partout.

Anthony Browne réussit le "Lâchez la proie pour l'ombre" de André Breton. Comme Magritte, il accumule les effets de surprise et la référence à un modèle intérieur d'une infinie richesse.

Dominique SAITOUR
 
 

Livres références :

Anna et le gorille Anthony Browne Kaléidoscope Ecole des Loisirs 1994.
Tout change A.Browne Kaléidoscope Ecole des Loisirs 1990
À calicochon A.Browne Flammarion 1987
Le tunnel A.Browne Kaléidoscope Ecole des Loisirs 1987
Des invités bien encombrants. Annalena McAfee Anthony Browne Flammarion 1984.
Alice au pays des merveilles. Lewis Carroll Anthony Browne 1989
La marâtre. Norman Leach Jane Browne 1992
Van Gogh et Magritte. Édition Cercle d'art.