La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

___________________

DIAGNOSTIC MAÎTRISE DE L'ÉCRIT EN SECONDE   

Dominique Vachelard dirige le Centre de Classes Lecture de Saint Beauzire à Brioude. Dans le cadre des activités du centre il a été conduit à évaluer le savoir lire et les représentations de la lecture et de l'écriture de lycéens, élèves de seconde. Il présente ici quelques résultats de son enquête avant de se livrer à "une étude systémique de l'acte de lecture". 


 
       Un diagnostic lecture portant sur une population de lycéens ne constitue pas, en soi, un événement d'une importance capitale. Sauf si nous convenons qu'il concerne un public qui ne fait que très rarement l'objet d'une telle évaluation, public que l'on situe volontiers "au-dessus de tout soupçon" quant à ses compétences présumées en matière de maîtrise de la langue. 

Au-delà de ces considérations formelles, un autre intérêt nous semble résider dans le fait que ce diagnostic nous permet de nous livrer à une double analyse concernant l'acte de lecture que nous envisagerons successivement à deux niveaux différents : 

- une analyse interne nous offrira l'occasion de repréciser nos conceptions de l'acte lexique, et d'en définir les composants, ceci pour pouvoir les évaluer et disposer de tendances numériques autorisant quelques commentaires sur les rapports à l'écrit de cette population scolaire, 
- une analyse externe qui ignore le fonctionnement relevé ci-dessus et qui se situe en position "méta" par rapport à des systèmes et des sous-systèmes dont il s'agit d'observer le fonctionnement par les interactions qu'ils délivrent pour rechercher des possibilités de changement, sans aucune prétention étiologique concernant ses dysfonctionnements. 
 
 

I - LE DIAGNOSTIC LECTURE 

Printemps 1996 

Dans la lignée des actions en faveur de l'écrit conduites de manière conjointe par Brioude Ville Lecture (BVL) et le Centre de Classes Lecture, des contacts sont noués entre ces 2 organismes et le lycée Lafayette de Brioude. Il s'agit d'un établissement-type d'une petite ville de province qui draine la population scolaire des petits collèges de Brioude et des environs. Milieu social de classes moyennes pour l'essentiel (employés, agriculteurs, petite bourgeoisie) qui ne pose pas de problèmes majeurs. 

Le souhait du proviseur de cet établissement est d'obtenir des données quantifiées concernant les compétences en lecture de tous les lycéens qui entrent en seconde. Ceci dans le but de pouvoir engager des actions pédagogiques de remédiation en direction de ceux qui manifesteraient quelques carences dans la maîtrise de leur langue. 
 
 

Problématique 

Nous disposons alors de quelques semaines avant la rentrée scolaire pour mettre en place notre dispositif d'évaluation. Notre expérience des classes lecture nous permet d'envisager l'étendue de ce diagnostic dans lequel nous souhaitons intégrer les conditions que nous jugeons essentielles pour l'existence d'un véritable acte de lecture. 
Malgré l'artificialité du découpage pour l'analyse d'un acte caractérisé par sa globalité, nous pensons pouvoir avancer que ses principales conditions de réalisation se regroupent autour de 3 éléments, relevés dans un ordre quelconque : un pouvoir lire, un savoir lire et un vouloir lire. 

Très rapidement, un simple rappel de ce que cachent ces concepts, choisis surtout en raison de leur imprécision, susceptible de garantir la variété de contenus qu'ils peuvent respectivement revêtir en fonction des individus, de leur situation, de leur cursus d'apprentissage, etc.. 

* le pouvoir lire représente l'indispensable culture écrite, celle qui permet une réelle utilisation de l'écrit à celui qui a préalablement été mis en présence de ses fonctions véritables, de ses formes, des lieux où il est produit, conservé... 
* le savoir lire se caractérise par l'acquisition d'un outil d'exploration des écrits qui soit suffisamment performant pour que son usage n'engendre ni fatigue, ni ennui. C'est-à-dire un outil qui soit à la fois rapide ET efficace, et pour cela, qui soit en mesure de s'assortir immédiatement d'un début de compréhension du message, seul gage d'une lecture réussie et adéquate. 
* le vouloir lire englobe la liberté du lecteur de s'engager dans telle ou telle exploration, c'est donc de PROJET de lecture dont il s'agit. Précisons, même si c'est superflu, que nous pensons "projet vital du lecteur", celui qui appartient de manière discrétionnaire à l'individu, sa volonté de se plonger dans CET écrit-là (et pas un autre), en CE moment, pour TELLES raisons... 

Evaluer le savoir lire nous a paru relativement aisé grâce au logiciel ELMO qui délivre rapidement des résultats quantifiés (vitesse, compréhension et efficacité) que l'on peut analyser au regard des données dont nous disposons suite à son emploi depuis plusieurs années, tant en Centre de Classes lecture qu'à Brioude Ville Lecture. 

Se limiter à ce test nous aurait conduit à faire l'impasse sur l'importance des autres conditions d'émergence de la lecture, et notamment sur tout ce qui concerne le pouvoir lire. Pour évaluer ce dernier, nous avons mis au point un questionnaire (écrit) comportant quatre rubriques : 

1 - la représentation des fonctions de l'acte de lire dont dispose chaque élève, 
2 - la fréquentation des lieux et la connaissance des objets de lecture, 
3 - l'acte lexique proprement dit, pour déterminer si le lecteur met en œuvre, de façon plus ou moins consciente, des comportements plutôt lexiques qu'alphabétiques (ou l'inverse), 
4 - les conditions de recours à l'acte d'écrire et les formes qu'il prend lorsqu'il est sollicité. 

Pour des raisons qui seront présentées succinctement à la fin de cet article, nous nous sommes cantonnés à ces deux composantes, "ignorant" le projet de lecteur, respectant ainsi son caractère discrétionnaire, sachant que l'existence du pouvoir et du savoir lire dans des conditions satisfaisantes chez un individu permet de préjuger très favorablement de l'efficacité d'un usage éclairé de la lecture pour servir tous ses projets éventuels. 
 

Déroulement 

Les tests ont eu lieu au Lycée Lafayette : 
- en septembre-octobre 96 pour les 147 élèves de seconde générale, 
- en novembre 96 pour les 49 élèves de seconde professionnelle (Comptabilité et Secrétariat) 

Les résultats et les commentaires dont nous les avons accompagnés ont ensuite été communiqués dans un premier temps au proviseur du lycée, à l'origine de la commande, qui a décidé de la nécessité d'informer la totalité de l'équipe opérant sur ce niveau d'enseignement. Ce qui a été réalisé fin novembre, où nous avons présenté nos analyses aux professeurs, mais sur un temps beaucoup trop court (une heure), et surtout hors de toute réalité immédiate, ce qui a privé cette communication d'une grande partie de sa possible efficacité (absence de projet). 
Les résultats individuels devraient servir de base à la mise en place d'actions en direction des élèves qui ont révélé un besoin évident de remédiation. 
 

Résultats (voir tableau) 
 
 

Compétences, savoir-faire 
comportement évalués
 2de Gen.  2nde Prof. Réf.AFL
Vitesse de lecture 
(mots/heure)
Compréhension moyenne (%) 
Efficacité de lecture 
14 000

79
64

11 620

75
52

15 000

75
75/80

Fonctions de l'acte de lire 
- sociales (communication, 
réflexion, loisir) en % 
- uniquement scolaires (%) 

82
18

80
20

100
0

Fonctionnement de l'acte 
de lire 
- compréhension (%) 
- déchiffrement 

55
45

45
55

100
0

Culture de l'écrit 
- connaissance des lieux (%) 
- connaissances des auteurs 

55
26

35
10

Recours à l'écriture 
- uniquement scolaire (%) 
- social (%) 

36
64

23
77

Formes sociales d'écriture 
- courrier (%) 
- dans un projet 

80
20

95
5

Fonctions sociales de 
l'écriture 
- communication de surface      
- expression                    
- apprentissage scolaire 
de la langue                    
- autres                       

 

64
23

10
3


 

94
2

2
2

  

 
 

A - L'acte lexique 

* pour l'ensemble des 196 élèves l'élément positif est la bonne (voire très bonne) compréhension du message : 80% en seconde générale et 75% en seconde professionnelle. Il convient toutefois de préciser que le texte support était d'une très grande simplicité (l'histoire du petit âne), et que le questionnement était du type QCM à 2 ou 3 choix. 

* les déficiences apparaissent en revanche au niveau de la vitesse de lecture. La référence pour cette classe d'âge peut être fixée à 15 000 mots/heure. Or, la moyenne pour l'ensemble des 5 classes de seconde générale est de 14 000 mots/h. Moins du tiers des élèves (30%) a une vitesse de lecture dépassant les 15 000 mots/h. Pour 4 élèves, elle est inférieure à la vitesse de la parole. 
En ce qui concerne les 2 classes de seconde professionnelle, la moyenne générale s'établit à 11 620 mots/h et 12% seulement des élèves ont une vitesse dépassant (de peu) 15 000 mots/h. À l'opposé, pour 14% elle reste au-dessous du seuil de la vitesse de la parole 

* la même insuffisance se trouve aggravée lorsqu'on lit l'indice d'efficacité qui donne un aperçu du degré de "performance" de la communication : 64 en seconde générale, 55 en comptabilité et 48 en secrétariat ! (à comparer avec la "référence" attendue qui s'établit à 75). 

En conclusion, sur 196 : 
- 34 élèves ont un comportement de lecteur lorsqu'ils prennent connaissance d'un texte, soit 17% (20% en seconde générale, 10% en seconde professionnelle : le passage en seconde opère son tri !), 
- 128 élèves pratiquent sans doute un déchiffrage plus ou moins véloce auquel se mêlent à des degrés divers des éléments de lecture, soit 70% d'entre eux, 
- 26 connaissent de réelles difficultés de lecture et doivent consacrer beaucoup de temps et dépenser beaucoup d'énergie pour s'approprier un texte, environ 13% (7% en seconde générale, 33% en seconde professionnelle). 
On peut rapprocher ces résultats d'autres chiffres tels que ceux fournis par des enquêtes INRP-AFL, ou ceux du Ministère concernant l'évaluation CE2 et 6ème en septembre 1996. Pour la lecture, ces derniers révèlent 3,8% de lecteurs en début de CE2, et 13,5% en début de 6ème !(Traçons mentalement la courbe : 3,8% - 13,5% - 17%, pour aboutir à environ 20% de lecteurs dans l'ensemble du corps social). 
 

B - Environnement de l'acte lexique 

Sur la base de ces résultats, quelques commentaires peuvent être avancés. 

1 - Les fonctions de l'acte de lire 
On retrouve la réalité de l'utilisation de l'écrit dans notre monde social et scolaire : 

* on lui reconnaît pour l'essentiel des fonctions de communication, loisir, détente... mais si celles-ci se réduisent à ces utilisations, alors très vite il peut être remplacé par d'autres supports souvent aussi performants. 
* une vision de l'écrit restreinte à son utilisation dans l'univers scolaire (pour 18 à 20%) révèle une carence dans la connaissance des véritables fonctions irremplaçables qu'il peut exercer. 
* 22% des réponses présentent l'écrit comme un instrument de réflexion, de rencontre de la pensée des autres. On retrouve le taux de lecturisation moyen de notre corps social, dans lequel l'immense majorité n'a aucune raison de lire ou d'écrire. 

2 - Le fonctionnement de l'acte lexique 
La moitié environ des réponses révèlent un comportement de lecteur actif : accès direct au sens, anticipation, lecture partielle et de survol. 
L'autre part caractérise des stratégies héritées d'un apprentissage passif de l'écrit basé sur le déchiffrement. On retrouve l'accès séquentiel au contenu du texte conditionné par une lecture et une compréhension linéaires, avec même pour certains un recours à l'oralisation (5,6% des réponses). 

Ce qui paraît significatif, c'est le peu de réponses faisant une place au projet de lecture (il faut finir un livre commencé, ne pas sauter de mots ou de passages...). Ce type de lecteur est esclave d'une situation qui lui est imposée autoritairement par son environnement ; peu de chances pour qu'il se trouve des raisons de lire ou d'écrire. 

3 - Les lieux d'écrits 
Le partage s'établit à environ 50/50 en 2de générale et 35/65 en 2de professionnelle pour ceux qui déclarent fréquenter ou non une bibliothèque de manière régulière. Les derniers se déclarent gênés par leur faible vitesse de lecture ("délais d'emprunt trop courts"), ce qui leur interdit de réaliser de vrais projets ("je n'aime pas lire", ou "pas de livres qui m'intéressent"), dans des lieux non familiers ("lieu de silence", ou encore "je n'y suis pas à l'aise"). 

4 - Les objets de lecture 
26% des élèves de 2de générale et 10% de 2de professionnelle ont réussi à citer 3 auteurs contemporains. Le hit-parade de ces auteurs dénote une grande influence de la mode (l'horreur), des classiques du cinéma (Pagnol), du classique policier (A. Christie)... choix dans lesquels on pourrait voir l'influence de la télévision (horreur, séries policières ou autres). 
Pas de reconnaissance des grands types d'écrits puisque dans la même liste on retrouve côte à côte les romans, puis les policiers, puis les livres de science fiction. Confusion et manque de rigueur qui traduisent une connaissance imparfaite de cet univers. 
Tous ces chiffres révèlent une faible culture de l'écrit pourtant indispensable au lecteur pour lui permettre de réaliser ses projets de lecture (ou d'écriture), dès lors, bien sûr, qu'il est doté d'un outil d'exploration des écrits suffisamment performant. 

5 - L'écriture 
Brutalité des chiffres, témoins d'un comportement social : 1/3 des élèves de 2de générale n'ont aucun recours à l'écriture en dehors du milieu scolaire qui le leur impose ! (1/4 en 2de professionnelle) 
Et encore, pour ceux qui prétendent utiliser l'écriture, c'est à 80% (les premiers), 95% (les seconds) dans le but de communiquer de l'information par l'écrit (lettres et cartes postales), alors que d'autres moyens sont bien plus adaptés (relevons la réponse intelligente : écrire ne sert " à rien car il y a le téléphone ! "). 
Peu nombreux sont ceux qui attribuent à l'écriture une fonction d'analyse (4% de ceux qui écrivent) et l'utilisent comme un outil qui impose sa nécessité par la possibilité qu'il offre d'organiser le monde, de théoriser, se distinguant alors de l'oral qui a plutôt la charge de traiter les situations concrètes et conjoncturelles. 
 
 
 
 
  

II- ANALYSE SYSTEMIQUE DE L'ACTE DE LECTURE 

Nous allons dans ce dernier paragraphe nous référer à la théorie générale des systèmes, à celles de la communication et du changement, et à quelques théories mathématiques (des groupes et des types logiques) pour appréhender l'acte de lire dans une approche systémique. 

Quelques rappels. Un système est défini comme "un ensemble d'éléments en interaction, tels qu'une modification quelconque de l'un d'entre eux entraîne une modification de tous les autres". Sa caractéristique essentielle est la communication que tout système ouvert entretient avec son environnement par le biais des entrées (actions du milieu sur le système), des sorties (actions du système sur le milieu), et du feed-back (ou des rétroactions), c'est-à-dire l'interaction entrées-sorties, les unes agissant directement sur les autres et inversement. On voit apparaître ici le démarquage avec les théories scientifiques classiques et leur intangible dogme de causalité linéaire remplacé par un déterminisme circulaire et interactif. 

Un premier intérêt que nous relèverons, même s'il est un peu éloigné de notre propos actuel, c'est que l'analyse systémique appliquée à la pragmatique de l'écrit en milieu social, offre une explication aux thèses qui s'affrontent quant à la définition et à la quantification de l'illettrisme dans notre pays. 
* L'analyse officielle conduite par le Groupe Permanent de Lutte contre l'Illettrisme se fonde sur une conception linéaire de l'exercice de l'acte de lire. Le texte est objet premier et dernier d'un acte pour lequel on ne se préoccupe que très peu de l'environnement dans lequel il est commis. Les chiffres qui résultent d'une telle conception très restrictive font état d'une fourchette de "10 à 20% d'illettrés à des degrés divers". 
* L'analyse de type AFL, qui prend en compte les interrelations existant dans la dimension Texte/Individu/Société, s'inscrit dans une causalité circulaire et interactive qui offre comme environnement à l'acte de lecture, l'accès qu'il autorise à tout l'implicite textuel, individuel et social. Cette "lecture en 3 dimensions", que l'on peut qualifier de savante, exclut environ 80% d'une population que l'on maintient (à son insu pour cause de non-lecture), dans une illusion d'enseignement et d'utilisation de l'écrit. (Voir nos résultats ci-dessus qui concluent, encore et toujours aux mêmes tendances numériques, à savoir environ 1 pour 5). 

En ce qui concerne notre diagnostic, l'intérêt de l'analyse systémique réside dans le fait qu'elle permet d'appliquer à l'acte de lire le concept de "boîte noire" (de système), c'est-à-dire que sans s'attacher à distinguer à l'intérieur de la boîte comment évoluent les éléments, on en observe tout simplement le fonctionnement (entrées-sorties-feedback). Nous appliquons la même approche que les psychothérapeutes américains de l'Ecole de Palo Alto qui utilisent, dans le traitement des familles schizophrénogènes, la recherche d'une solution souvent paradoxale, qui prend en compte le réalité présente de la situation discordante, sans perdre de temps dans des tentatives d'explication par exploration intrapsychique de type freudien. 
Ainsi, pour la lecture, peut s'expliquer (sans les expliquer) la diversité des stratégies mises en œuvre par les utilisateurs d'écrit, de même que la variété des stratégies propres à chacun d'eux, dans des situations différentes, à divers stades d'apprentissage, etc... 
N'ignorant pas les fonctions reproductrices de l'enseignement en général, et de celui de l'écrit en l'espèce, on peut cependant comprendre le fait, par exemple, qu'une condition défaillante (l'outil lecture au CP lorsque l'on subit le déchiffrement, ou une culture écrite en friche dans des milieux défavorisés), ne condamne pas de façon irrémédiable l'apparition possible d'une lecture rapide et efficace. On peut présumer dans ces cas-là que des compensations intrasystémiques permettent de maintenir l'équilibre général du système de lecture (plus grande influence du pouvoir lire ou du vouloir lire à un certain moment), et donc accès possible pour certains à une lecture savante, même si celui-ci pouvait sembler impossible en raison de conditions d'apprentissage initial totalement dénuées de pertinence et d'efficacité. 
Dans le cas de notre étude en lycée, dont les résultats viennent conforter nos analyses conduites en d'autres milieux, l'approche systémique de l'enseignement permet d'expliquer qu'il n'y ait que très peu d'évolution significative des compétences en lecture entre le niveau de 6ème et le niveau de seconde. Nous pouvons comprendre, dans ce constat, le principe d'homéostasie qui caractérise un système, c'est-à-dire les protections qu'il développe pour assurer sa permanence et son identité. Or le taux de lecturisation d'une population a une incidence directe et interactive sur le taux de démocratie réel auquel elle peut prétendre. Le maintien de ce taux garantit la pérennité du régime, et il serait dangereux pour l'ordre établi que l'écrit devienne brutalement accessible à une majorité d'individus, leur permettant ainsi d'accéder à une lecture efficace et par là, à une critique du système pouvant remettre en cause ses conditions actuelles d'existence. 
 

En conclusion, si notre société se satisfait de permettre l'accès à la lecture à 1 individu sur 5, c'est que c'est le seuil de stabilité du régime, et qu'il ne faut surtout pas s'attendre à quelque transformation éventuelle qui pourrait survenir dans une logique de fonctionnement interne du système. 
La caractéristique de notre système d'enseignement actuel et des réformes qui prétendent le rendre plus performant, nous paraît relever de ce que l'on nomme, dans la théorie de la communication l'alternative illusoire (de type "peste ou choléra"), c'est-à-dire celle qui prétend proposer un choix, mais interdit le recadrage du problème à un niveau supérieur. Pour l'enseignement de l'écrit, malgré la grande activité déployée par les institutionnels pour la recherche de "solutions efficaces", le cadre de réflexion et d'action n'autorise pas l'accès à une autre conception de l'apprentissage initial ou continu de la lecture. La recherche se cantonne à l'intérieur du système, refusant de l'appréhender comme un sous-système constitutif d'un pôle de contraire d'un niveau supérieur (conception type J. Ferry / conception type AFL). 
Alors que seuls peuvent prétendre provoquer une évolution par transformation structurelle, des moyens trouvant leur origine hors-système, susceptibles de remettre en cause l'intégralité même du problème, jusqu'à la reformulation de ses prémisses elles-mêmes. 
Un des moyens que nous avons largement éprouvé au cours de ces dernières années, et dont nous pouvons témoigner de l'efficacité, se trouve dans les Classes Lecture en Centre ou les stages sur site. Ces dispositifs offrent, entre autres avantages, celui de reconsidérer l'ensemble de la problématique de l'enseignement, puisque ce sont des situations d'apprentissage qui sont proposées, à l'occasion desquelles les activités lecture-écriture ne sont que des corollaires. 
Le changement provient du fait que les prémisses mêmes se trouvent affectées par la transformation du statut des acteurs, et par le paradoxal statut de lecteur que chacun se voit confié a priori. 

En définitive, ce diagnostic nous aura permis de conforter nos opinions sur le taux de lecturisation de notre population, même si notre objectif n'a jamais été d'attribuer aux chiffres plus de valeur qu'il ne conviendrait. Notre habitude est de les considérer comme indicateurs de tendance, à savoir que si l'on peut dire que 5/5 représente de toute évidence un partage, le rapport 1/5 (ou 5/1), nous révèle un déséquilibre qui mérite de retenir notre attention. Et ceci, d'autant plus que, d'une part nous n'ignorons pas les rapports étroits qui lient les pratiques de lecture et le taux de démocratie réelle qu'elles autorisent, et d'autre part que tout "l'activisme" officiel qui caractérise les recherches et les réformes, masque en fait, comme nous pensons l'avoir montré, une volonté de protéger le système contre tout nouvel équilibre qui pourrait nuire à son identité. 

Dominique VACHELARD