La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°57
mars 1997
___________________
REGARDS CROISÉS SUR
LA
LITTÉRATURE JEUNESSE
À Charleville-Mézières, lieu du 5ème congrès
de l'AFL, nous souhaitions d'une part célébrer le 20ème
anniversaire des Bibliothèques Centres Documentaires et avec elles,
l'entrée massive des livres dans les écoles, d'autre part
rendre hommage à la sortie d'ELSA et, avec ce logiciel, à
la présence d'une centaine d'extraits issus de la littérature
jeunesse dans un entraînement technique. Double reconnaissance de
cette littérature comme support majeur de l'apprentissage de la
lecture.
Reconnaissance mais aussi vigilance car, si cette littérature
est nécessaire, c'est à certaines conditions : permettre
aux enfants de rencontrer des écrits complexes qui, dans leur forme
comme dans leur fonds, doivent être ambitieux.
Afin de parler de l'écriture, de l'idéologie aussi, nous
avons donc convié cinq intervenants : Raoul Dubois, Jean Fabre,
Marie-Isabelle Merlet, Alain Serres, Florence Schreiber représentant
tout à la fois la critique, l'édition, la création,
la sélection et la promotion. Afin qu'il y ait véritablement
table ronde, rencontre, discussion de ces spécialistes entre eux
et avec la salle, nous sommes allés les rencontrer un par un afin
de bien nous imprégner de leurs positions, de leurs propositions,
pour aider, le soir venu, à les confronter et les organiser.
Le compte-rendu
que nous avons choisi de vous faire dans ces colonnes ne va pas, pourtant,
respecter l'ordre chronologique. Nous allons vous faire d'abord entrer
dans la salle des débats avec le texte introductif qui a été
lu au public, en présence des intervenants, puis nous vous offrirons
un résumé des conversations privées que nous avons
eues avec chaque interlocuteur quelques semaines avant leur intervention
publique et, enfin, nous vous proposerons les extraits les plus marquants
de la table ronde, ceux qui, pour nous, n'ont pu avoir lieu qu'à
cause de cette rencontre, essayant par là-même de mieux comprendre
à quoi peut servir ce type de manifestation souvent utilisée
quand on souhaite qu'elle soit autre chose qu'une juxtaposition de discours,
une suite de polémiques.
Mais, comme toujours dans ces cas-là, un invité n'a pu,
au dernier moment, se présenter. Il s'agissait ce soir-là
d'Alain Serres qui, grâce à l'écriture a pu, tout de
même, rompre l'absence.
Voici la lettre qu'il nous a écrite et que nous avons lue au
cœur du débat :
Chers amis,
Je ne peux être parmi vous aujourd'hui et je
vous demande de bien vouloir m'en excuser. J'aurais vraiment aimé
pouvoir vous entretenir de ce qui m'empêche justement d'être
à Charleville : un beau projet d'une maison d'édition différente
sur lequel je travaille actuellement.
Le paysage éditorial est plus que terne. Vous
le savez, les éditions La Farandole ont disparu depuis deux ans.
Syros est considérablement affaibli, agonisant. Le Sourire qui Mord
cesse ses activités. Il nous est urgent de réagir. Depuis
deux ans je m'y emploie et, aujourd'hui, le projet est sur le point de
démarrer. Un projet modeste mais déterminé où
auteurs et illustrateurs pourront se moquer du monde là où
il le mérite, le montrer du doigt là où il irrite
et parler tendresse là où il émeut.
C'est dans très peu de livres aujourd'hui que
les enfants peuvent réfléchir autour des idées toutes
faites, du racisme, de la violence, de l'argent...
Les images positives de remise en cause, de solidarité,
de rêve social sont rares. L'impertinence s'use sur des projets vendeurs
et le documentaire parascolaire est le refuge économique des gros
éditeurs.
Il nous faut au contraire prendre la vie, toute la
vie, à bras le corps dans les livres que l'on donne à lire
aux enfants, vivifier notre mémoire historique, notre rapport à
la science, à l'imaginaire collectif ou individuel. En un mot développer
un autre rapport au monde, critique, lucide et imaginatif.
Nourrir d'exigences artistiques et littéraires
cette ambition éditoriale est aussi le cœur de notre projet. Des
dizaines de créateurs sont prêts à relever ce défi.
Le chantier est énorme. Nos moyens minuscules.
Mais l'attente est si grande que je me suis décidé à
agir, sûr du soutien de milliers de militants du livre, de pédagogues
attentifs à la culture et plus généralement de tous
ceux pour qui la lecture est un formidable enjeu. Pour la vie de chaque
enfant. Et pour le mouvement du monde aussi.
Je sais que, vous tous à l'AFL, vous associez
à votre combat quotidien pour le partage du pouvoir de lire, un
regard exigeant sur le comment lire ? Pourquoi lire ? Quoi lire ? Je reste
donc à votre disposition pour qu'ensemble nous contribuions à
faire naître des lectures nouvelles du monde qui nous entoure.
Nous le savons bien, pour leur liberté, les
oiseaux ont des ailes et les enfants ont des livres ! (...)
Voici maintenant le texte introductif à cette table ronde :
1996 fut une année triplement symbolique pour
l'AFL.
Il y a 20 ans, deux événements eurent
lieu qui peuvent apparaître aujourd'hui comme des éléments
fondateurs de notre association :
- chez OCDL, paraissait La Manière d'Etre Lecteur
(2), un pavé disent certains. Peut-être
en référence à son écriture synthétique,
peut-être en référence à ces objets volants
qui se lancent du haut des barricades, dénudant les plages
avant que de troubler les mares où, jadis, les jars venaient boire
du temps où, bien que las, ni Gafus, ni Rati ne venaient là,
laver le linge de Pacha le chat ou de Pascale la géniale.
Avec ce livre, Jean Foucambert prétendait pourtant
ne signer que le mode d'emploi d'un fichier de lecture (3)
auquel il s'était attelé avec Jean André.
- entre l'INRDP (4) et La Joie par
les Livres (5) un projet prenait forme avec le lancement
de 6 Bibliothèques Centres Documentaires expérimentales qui,
elles aussi, allaient développer passions et résistances.
Eurent-ils raison ceux qui le firent de mettre la barre aussi haut ? En
tout cas nous sommes un certain nombre ici à dire oui et à
continuer à promouvoir ces semelles de vent que chaussèrent
avant nous les concepteurs des BCD dont quelques absents ce soir ne sont
pas oubliés, je veux parler de Jean Hassenforder, Geneviève
Patte et Yves Parent.
Aujourd'hui, après bien des mois orageux pour
notre association, paraît ELSA (6) et " on dirait
que l'averse ouvre des fleurs sauvages." (7)
Le point commun de ces trois événements,
le fil qui les relie à 20 ans de distance, c'est bien sûr
une approche de la lecture qui nous a conduits à nous intéresser
aux conditions d'apprentissage, aux techniques d'enseignement et aux supports
aussi, à la littérature jeunesse donc comme base de formation
de lecteurs qui, selon l'expression de Jean Fabre, doivent "rêver
et veiller", doivent "rêver éveillés."
Il y a donc une littérature jeunesse qui, peu
à peu, a construit son identité, non sans mal si l'on s'en
réfère au malaise qui entoure parfois son appellation : littérature
enfantine, littérature pour la jeunesse, livres à propos
d'enfance comme se plaît à le préciser Christian Bruel
dont nous ne saurions passer sous silence la récente fermeture de
sa maison d'édition Le Sourire qui Mord. La mort de ce sourire ne
provoque pas seulement de la tristesse, il doit nous inciter à nous
montrer plus mordants encore.
La construction d'un patrimoine littéraire (dont
l'origine remonte bien au-delà de ces dernières 20 années)
s'est pourtant considérablement intensifiée dans cette période
sous la quadruple influence des bibliothèques, de la critique, de
l'école et, bien sûr de l'édition.
Domaines représentés par la salle et
par quatre intervenants que nous remercions non seulement d'être
là mais d'avoir été là pendant toutes ces années,
ce qui justifie en partie leur place ici, ce soir.
La meilleure façon de leur rendre hommage c'est
de les mettre au travail, de voir ces travailleurs à l'œuvre, de
travailler ensemble à la recherche d'un nouveau souffle pour le
développement d'une production écrite qu'ici, bien sûr,
nous connaissons diversement, nous apprécions diversement, nous
défendons diversement ayant pourtant sûrement tous en commun
cette expression de Vitez : "l'élitisme pour tous."
Trois temps à ce débat :
- regards sur l'évolution d'une production
- regards sur le rôle des bibliothèques
- regards vers l'avenir éditorial
Raoul Dubois fut instituteur, père fondateur
des FRANCAS, militant pour la lecture des jeunes mais aussi pour leur cinéma,
leurs loisirs, tant il ne peut concevoir le développement des individus
hors d'une globalité. Ce souci de cohérence l'a bien évidemment
conduit à épouser une institutrice, militante des FRANCAS,
rencontrée en 1945 dans une manifestation de défense de l'école
laïque sur les marches de la Mutualité. Si Jacqueline Dubois
n'est pas à cette tribune ce soir, elle est dans la salle et son
travail de critique est indiscutablement associé à celui
de Raoul notamment dans un énorme fichier Lecture Buissonnière
juché au 6ème étage sans ascenseur de la rue des Pyrénées.
Raoul Dubois a aussi écrit sur la Commune de Paris, une période
dont il continue à défendre l'esprit dans ses critères
de sélection. On n'est toujours pas sérieux quand on a l'âge
de Raoul et qu'on se fait appeler Plume de Robot par les enfants, c'est
ce que doivent penser les voyageurs de la ligne Châtelet/Mairie des
Lilas qui voient, jour après jour, ce monsieur respectable lire
des romans "pour enfants". Même qu'une fois, les voyageurs ont dû
vraiment douter quand le livre du jour était mal relié et
que la couverture était montée à l'envers. De là
à trouver les critiques de Raoul renversantes...
Dans ce numéro des actes de lecture, pour raison de place, nous
ne transcrirons que deux compte-rendus d'entretiens préalables à
la table ronde. Il s'agit de celui de Raoul Dubois et de celui de Jean
Fabre. Les deux autres (Marie-Isabelle Merlet et Florence Schreiber) paraîtront
dans le prochain numéro.
(1) La maison d'édition dont parle Alain Serres
a pour nom Rue du Monde (Voir A.L. n°56, déc.96, p.7)
(2) La manière d'être lecteur. Jean Foucambert,
Albin Michel
(3) Fichiers ATEL 1, ATEL 2, Jean Foucambert, Jean
André, MDI
(4) Institut National de Recherche et de Documentation
Pédagogique, aujourd'hui INRP pour quelque temps encore...
(5) La Joie par les Livres, 8 rue St Bon 75004 Paris
(6) Logiciel d'Entraînement à la Lecture
SAvante, AFL
(7) Les yeux d'Elsa, Aragon.
---------------------
ENTRETIEN avec RAOUL DUBOIS ET JACQUELINE DUBOIS
Instituteurs, fondateurs des Francas à la Libération,
Jacqueline et Raoul Dubois ont participé à la mise en route
d'une certaine presse enfantine, puis à l'essor de l'édition
jeunesse : " À l'époque de nos débuts, il n'y avait pas grand
monde, il y avait la vieille garde avec le groupe de l'Heure Joyeuse. Si,
il y avait les curés qui s'intéressaient à la question,
plutôt dans le style censure. On a pourtant commencé à
travailler y compris avec eux. À l'époque, il y avait moins de livres
mais il y en avait quand même et l'un dans l'autre, on a lu. On a
fait un gros fichier qui s'appelle Littérature Buissonnière
: il y en a un au CRILJ (8) et un à l'Heure Joyeuse
(9). C'est un truc qui peut intéresser ceux qui
veulent travailler. Pour être publié, il aurait fallu écrire
ce que les éditeurs auraient voulu lire et pas ce que nous, nous
voulions écrire. Il y a une nuance. "
Raoul et Jacqueline se sont très vite intéressés
aux livres pour enfants mais aussi au cinéma : " C'est difficile
de vivre avec les gosses toute la journée et de ne pas penser à
ce qui leur arrive après, dans le domaine du livre, du théâtre,
du cinéma. C'est la continuité normale de toute activité
d'enseignement. "
Une mise en perspective
" Il y a moins de bibliothèques d'école maintenant qu'il
y en avait au début du XXème siècle. On a les statistiques
officielles et on peut savoir tout ce qu'il y avait dans ces bibliothèques
et les milliers et les milliers de livres prêtés. Où
il y a une différence, c'est dans le contenu. La BCD d'aujourd'hui
est beaucoup plus interne à l'école que ne l'étaient
les bibliothèques scolaires de la fin du XIXème siècle
qui, elles, étaient ouvertes aux familles. "
Surprise pour ceux qui pensaient que le projet de l'ADACES (10) avait
introduit cette idée d'ouverture des BCD aux quartiers. À quoi est
due cette évolution ?
" C'est dû au fait que l'école n'est plus pensée
comme un phénomène global incluant les familles. "
- Elles l'étaient ?
" Elles le furent. D'une manière que nous n'accepterions pas
aujourd'hui. Quand on voit une liste de livres de 1863, c'est bien destiné
aux enfants et à leur famille. On a dit un certain nombre de trucs
faux à propos de l'histoire des rapports de l'école et de
la famille. Il faudrait une étude sérieuse, partir du réel
et pas des idées qu'on se fait sur le réel. On a pris l'état
des bibliothèques scolaires dans les années 30 au moment
où elles se cassaient la figure. On n'a pas tenu compte de leur
passé et on est parti comme s'il n'y avait jamais rien eu avant.
Ca nous entraîne à une mauvaise analyse, ça nous empêche
de comprendre pourquoi on est passé de la bibliothèque telle
qu'on la voyait à la fin du XIXème siècle à
cette espèce de déliquescence des bibliothèques qui
n'avaient plus beaucoup de liens avec l'apprentissage de la lecture après.
(...) Pour comprendre les choses qui nous entourent, il faut toujours les
replacer dans leur perspective historique. "
Historiquement, alors, comment l'écriture des livres de jeunesse
a-t-elle évolué ?
Ecrire pour la jeunesse
" On est passé d'une tentative de littérature destinée
aux jeunes à une négation d'une écriture spécifique
pour les jeunes. Alors, est-ce vrai, est-ce faux, il faut voir. Et, par
ailleurs, on est passé au triomphe du marketing et de l'industrialisation
de la littérature. Le fait de nier l'écriture pour les jeunes,
est-ce que ce n'est pas nier la spécificité de l'enfance
? Dans ce cas-là, il ne faut pas qu'il y ait de pédagogie
pour les jeunes. Qu'on ait affaire à des enfants ou à des
adultes, ce serait la même chose ? On sait bien que ce n'est pas
vrai même s'il y a des points communs. "
- Cette écriture pour les jeunes, qu'est-ce qui la caractérise
?
" Elle était caractérisée par une certaine servitude
idéologique. C'est-à-dire que, d'un côté, on
avait l'écriture bien pensante, bon chic bon genre et puis l'écriture
de la révolte : des livres pour enfants écrits par Louise
Michel, Paul Vaillant-Couturier. Dans le milieu anarcho-syndicaliste, on
faisait des trucs pour les enfants. La revue de L'Ecole Emancipée
qui s'appelait Lecture Jeunesse est une revue d'avant-garde. Quand le Parti
Communiste édite Le Jeune Communiste, il édite une littérature
d'avant-garde qui est d'ailleurs une littérature que tu retrouves
aussi au XIXème siècle... "
- Peut-on jalonner l'évolution de la production par des noms
importants, des livres-repères ?
" C'est difficile car ça dépend des périodes,
des personnes. Si je dis que je pense que Charles Vildrac a eu une importance
considérable, quelqu'un qui vient de découvrir cette œuvre
va me dire que c'est ringard... Colette Vivier par exemple, une partie
de ceux qui en disent le plus grand bien ne l'ont pas lue. Parce que s'ils
l'avaient lue, ils auraient piqué la même colère...
C'est remarquable ce qu'elle a écrit, ça a duré mais
ça a pris un coup. Il y a des œuvres qui ont été
très importantes et qui ont vieilli. "
- Qu'est-ce-qui faisait leur importance ?
" À l'époque, elles ont marqué une rupture avec la mièvrerie
ambiante. Elles étaient implantées dans la vie. C'est vrai
pour Sans Famille et c'est vrai pour les Jules Verne. La case de l'Oncle
Tom, aujourd'hui, c'est illisible. C'est d'un paternalisme ! N'empêche
que, à une époque, ça a été une œuvre
qui a fait bouger le monde. L'opinion des gens sur l'esclavage a muté
à la suite de ça. C'est pour ça que c'est très
difficile de parler de littérature de jeunesse dans l'absolu...
Il y a eu aussi des éditeurs clefs. Hetzel. Après la
guerre de 14, il y a eu Bourrelier, Rageot, Le Père Castor qui ont
apporté des virages. Mais en même temps, on a aussi tout ce
qu'on a appelé la mouvance d'extrême-gauche qui est représentée
à ce moment-là par tous les gens du Parti Communiste, de
l'Ecole Emancipée et de la CGTU. Au PC, il y avait des gens comme
Sadoul, comme Vaillant-Couturier, Tristan Rémy, et puis des tas
d'autres qui ont marqué l'édition jeunesse du point de vue
des textes. De même qu'il y a eu tout le renouveau de l'illustration.
En n'oubliant jamais que les ouvrages considérés comme les
ouvrages d'avant-garde sont ultra-minoritaires et ce n'est pas eux qui
façonnent le goût des enfants. Walt Disney a beaucoup plus
façonné le goût des enfants et des parents que le travail
d'Harlin Quist. "
Aventures des écritures
- Les mouvements d'extrême-gauche étaient-ils dans
l'avant garde au niveau du texte, de l'illustration, des valeurs ?"
" Des valeurs ! "
- Et du côté de l'écriture ?
" Du côté de l'écriture, 8 romans sur 10 qu'on
lit aujourd'hui auraient pu être écrits il y a 70 ans. La
recherche d'écriture est restée dans les manuscrits, elle
n'a pas franchi les maisons d'édition alors que la recherche de
l'illustration les a franchies. Je pense à Pinguilly qui a écrit
trois ou quatre bouquins qui étaient vraiment de recherches d'écriture
comme La folie mauve des lilas. Il s'est fait tirer dessus à boulets
rouges. (...)
On a souvent confondu la recherche de l'écriture avec l'aventure
de l'Oulipo. L'Oulipo c'était très chouette au début,
maintenant il n'en reste plus que des procédés d'écriture.
"
Sur-productions, sous-achats
" Il y a une surproduction d'un côté et une baisse d'achat
de l'autre. Les maisons d'édition ont tendance a en faire trop.
(...) Quand on faisait les batailles du livre, on faisait les marchés,
mais on a cessé de faire les ventes publiques au moment où
la baisse d'achat a été telle que les gens n'achetaient plus.
Si on supprime les bibliothèques, on va retourner dans le désert
dans lequel nous étions. Il ne s'achète pas de bouquins,
il s'achète des livres cadeaux. Ça n'a pas changé
depuis 1935 : on achète des livres cadeaux aux grandes occasions
et on les achète en fonction des parents. Pour le même prix,
on peut acheter quatre livres pour un gosse au lieu d'un gros livre. Ça
n'a pas changé.
Le grand virage, c'est quand on a découvert que les petits pouvaient
avoir des livres. Nous, on se souvient des premières fois où
on disait : il faut des livres dans les écoles maternelles. Fallait
voir ce qu'on entendait. Nous, on a toujours donné comme cadeau
de naissance un livre ou des livres. Maintenant on ne nous regarde plus
avec l'air de commisération qu'on nous réservait en disant
: "bon, c'est leur dada, faut pas s'en faire, on va pas les contrarier."
Moins lecteurs les enfants ?
" Les bibliothécaires disent : "nous on n'a pas de mal." Mais
qu'est-ce qu'ils ont les bibliothécaires dans leur bibliothèque
? Ils ont les gosses qui aiment lire, qui sont bons lecteurs, qui s'approchent
des bibliothèques et qui représentent quelques pour-cent
des classes d'âge.
Ce qu'il faudrait, c'est que les enfants puissent avoir un choix et
qu'ils puissent, eux, trouver ce qui leur plaît.
On voit bien, avec les manuscrits qu'on reçoit pour le prix
Jeunesse et Sports, qu'il est rare de tomber sur des manuscrits novateurs
et quand ils le sont, ils sont refusés par les adultes. Cette fois-ci,
ça a été splendide, les gosses ont retenu deux livres
qui plongent complètement dans notre temps puisque l'un c'est la
première guerre mondiale, l'autre c'est la deuxième guerre
mondiale. Et toujours vues d'un point de vue d'enfants. Dans les deux cas,
les manuscrits sont bons. Et les adultes, face aux mêmes manuscrits,
ont choisi un truc complètement farfelu sous prétexte qu'on
ne va pas donner des livres tristes aux enfants. "
Faire lire des œuvres, œuvrer pour le pluralisme
" Dans beaucoup de classes, beaucoup de CDI et de BCD, on décortique
complètement l'ouvrage et le résultat est le même que
celui de la littérature expliquée. On ne trouve pas actuellement
le moyen d'accrocher les enfants. Le roman historique est plutôt
utilisé pour sa partie historique alors que la partie romanesque
est souvent bonne. Actuellement, il y a deux véhicules privilégiés,
c'est le roman historique et le roman policier, les deux lieux par lesquels
les jeunes semblent entrer dans le roman. Seuls les romans donnent la dimension
de la composition d'une œuvre alors, à ce titre-là, les
morceaux choisis, c'est la catastrophe. Ils ne sont utilisables que pour
le style, pas pour la composition.
Pour les albums, c'est plus simple puisqu'on a à faire avec
l'œuvre complète.
Le moment le plus important a été l'explosion du Père
Castor. Il y a des Père Castor qui ont été tirés
à un million et demi d'exemplaires. Les livres n'étaient
pas chers et le père Faucher avait tenu le coup avec les livres
à couverture souple. Il y a eu la mode du Père Castor, puis
la mode Ecole des Loisirs. Il faut un pluralisme. "
Traductions
- Est-ce par crainte de la disparition du pluralisme que vous êtes
hostiles au trop grand nombre de traductions ?
" Ah ! l'anglomanie. Publier actuellement un roman qui a été
publié à New-York dans les années 80 c'est être
à côté de la plaque. Même si on a l'habitude
de dire que dix ans après il se passe chez nous la même chose
qu'aux Etats-Unis ça se produit dans les formes extérieures
mais pas dans les rapports profonds avec la société... "
- Dans le choix d'ELSA, les bibliothécaires nous ont reproché
d'être trop franco-français. Elles signalent, par exemple,
des oublis comme Garfield.
" Garfield est aux enfants ce que sont Les trois mousquetaires. C'est
L'île au trésor, version complète. On oublie toujours
que la plupart d'entre nous, nous connaissons nos classiques par des versions
adaptées. Personne n'a lu La case de l'oncle Tom quand il était
jeune. C'était complètement édulcoré. "
- Cette attitude contre les œuvres traduites ne risque-t-elle pas
d'être assimilée à de la censure ?
" C'est mal nous connaître. L'interdiction n'amène à
rien. Par contre, quel intérêt si on doit équiper une
bibliothèque, d'acheter des bouquins inintéressants et qu'on
trouve partout ? Puisqu'on ne peut pas tout acheter autant ne pas acheter
ces bouquins-là mais de là à les interdire ! En vertu
de quoi ? Quand on commence à interdire, on sait où on va.
Notre position est très simple : nous qui sommes des éducateurs
conscients et organisés, nous devons, d'une part, défendre
l'espace de création et d'autre part, défendre l'enfance.
"
- L'espace de création vous semble-t-il menacé ?
" Oui. On a assisté à de nombreuses disparitions et notamment
d'une maison d'édition comme La Farandole. La Farandole a eu une
influence considérable sur les autres maisons d'édition.
"
- Cette place est-elle vide ?
" Elle est d'autant plus vide qu'une sensibilité comme l'anti-racisme
qui était représentée par Syros va sauter puisque
cette maison d'édition a de réelles difficultés. Personne
ne veut discuter à fond du problème de l'idéologie
dans la littérature jeunesse parce qu'on nie l'idéologie.
Il ne peut pas y avoir de littérature jeunesse sans idéologie.
(...) L'idéologie est préalable à la lecture, elle
s'installe dans la lecture et elle peut en détourner le sens. "
Du côté des pistes ?
" Il faut peser sur le pluralisme. Tout écrit véhicule
quelque chose d'idéologique. Permettons à tous les courants
de s'exprimer. La règle étant de respecter l'enfant. Sans
oublier les documentaires. Le meilleur livre documentaire, c'est celui
qui utilise le maximum de points d'interrogation. Une bonne partie des
connaissances sont des hypothèses.
Tout texte devrait se terminer par ces mots : actuellement nous savons
cela. "
(8) Centre régional d'Information sur la Littérature
Jeunesse.
(9) L'Heure joyeuse. 6, rue des prêtres St Séverin.
75005 Paris.
(10) Association pour le Développement des
Activités Culturelles dans les Etablissements Scolaires. (Voir A.L.
n°56, déc.96, p.50.
------------------- ENTRETIEN AVEC JEAN FABRE
Editeur scolaire avant que d'être éditeur de littérature
jeunesse, Jean Fabre avait déjà répondu à nos
questions il y a une dizaine d'années. (11) Il
a accepté de refaire le point de ses propres évolutions et
de l'évolution plus générale de la production.
Un lecteur, deux lectures
(...) " Que les livres soient des occasions de mises en situation fictionnelles
qui permettent d'élargir le champ d'expériences en jouant
sur l'analogie affective, le référentiel vécu à
partir duquel l'enfant peut aller à la découverte de l'autre,
l'ailleurs, le différent, avec un pourcentage (les 20% d'inédit
et d'inconnu) qui stimule sa curiosité et le tire de l'huis-clos
de sa vie quotidienne. (...) Confronté à des échanges
d'une banalité et d'une sclérose redoutables, l'enfant peut,
grâce à l'album, être mis dans une situation de communication
vraie, motivante où il se raconte en racontant ses livres, où
il s'investit dans des projets qui le concernent, lui permettent d'aller
au-delà de ce qu'il est, hic et nunc, pour, d'une part s'adapter
à des situations les plus variées possibles, d'autre part
s'affirmer, s'orienter, épanouir sa personnalité pour accéder
à la lecture autonome."
Lieu de rencontres, d'échanges et d'intériorisation,
espace privilégié d'apprentissages, l'album, d'abord recueil
d'images va donc devenir l'objet central des préoccupations de l'Ecole
des Loisirs dans les années 70.
A comme Albums
" L'école maternelle française étant le mieux
préparée à accueillir cette initiative, je me suis
d'abord contenté des albums et des premiers textes. Pour moi, la
polysémie de l'image préfigure la lecture interprétative.
Les aléas de l'interprétation de l'enfant, qui impatientent
souvent l'adulte, peuvent être considérés avec indulgence
comme les préfigurations des connotations de l'adulte. C'est une
lecture très élaborée. En aucune façon je ne
me posais le problème d'une lecture objective, fondant, de façon
très aléatoire, l'aventure de la lecture sur la subjectivité.
"
- Vos albums n'ont pas que des images mais aussi des histoires. Dans
notre dernier entretien, vous nous aviez parlé d'oralité
transcrite. Où en êtes-vous de l'écriture des albums
?
" Les premiers textes de Lobel (12) peuvent être
considérés comme des sketchs ou des petites nouvelles. Techniquement,
par la mise en parallèle d'un texte et d'une image, je trouvais
un allégement du texte, une complémentarité, et, d'une
façon un peu provocatrice, je présentais le texte comme de
l'oralité transcrite. C'est, en effet, du dialogue avant que d'être
un schéma de récit, ce sont des propos que l'on prête
aux personnages ; le texte écrit peut être apporté
par l'adulte quand l'enfant n'est pas en mesure de l'aborder directement.
Avec ces éléments de dialogue écrit, le jeune lecteur
peut aller plus loin que la simple description de l'image, il peut entrer
dans un monde d'intentions et de pensée qui va nourrir ses performances
langagières. "
Mises en mots
- Les enfants, même très jeunes, n'ont-ils pas à
rencontrer des textes écrits dont la qualité fasse l'objet
d'une sélection aussi exigeante que l'image ?
" Entre la littérature générale et les textes littéraires
pour l'enfance, il y a des différences minimes. Le vocabulaire peut
être plus simple, la syntaxe plus dépouillée, la narratologie
plus fouillée, la prise en charge des temps progressivement élaborée,
pour moi, la différence fondamentale, est surtout dans la motivation.
Dès le plus jeune âge, la lecture de type relationnel a pour
fonction d'impliquer un réseau personnel, existentiel, émotif,
intellectuel et de le mettre en correspondance avec des éléments
d'un réseau culturel, aidant l'enfant à se construire ainsi
un système de références. Nous sommes déjà
dans l'intertextuel, parce qu'il y a confrontation entre des situations
vécues hic et nunc par l'enfant et une situation différente,
différée, où il se trouve sollicité pour donner
du sens. La fiction ne devient féconde que dans la mesure où
on peut l'actualiser grâce à son propre vécu. Le lecteur
s'approprie quelque chose de mort, transforme des personnages en personnes,
anime des apports froids et cette animation est une implication, une création.
Même si cette création est tâtonnante, hasardeuse, même
si elle agace l'adulte, elle est une occasion exceptionnelle (mais pas
unique) de sortir d'un questionnement quotidien plutôt appauvri.
"
- Les enfants ne peuvent-ils, de par leur âge, n'animer que
des images ?
Ecritures
" En CE1, l'enfant peut être mis au contact d'une littérature
plus enrichissante, plus stimulante, plus féconde. Mon projet avec
Lavande et Serpolet (13) c'était de réunir
39 textes intégraux, le plus souvent des albums, avec un équilibre
nouveau entre le texte et l'image. Alors que, dans les œuvres originales,
il y a une surabondance d'images et que l'entrée se fait par là,
dans la troisième année du cycle des apprentissages fondamentaux,
je voulais donner l'occasion à l'enfant de vivre une recherche de
sens à travers le texte. Les images, moins nombreuses, donnent quelques
références d'atmosphère, quelques indices de lecture.
Le suspens n'est plus assuré par leur enchaînement mais par
la linéarité du texte. C'est un exercice de transfert et
d'adaptation, c'est l'entrée en littérature. "
Puis, les romans
" Au tout début de la lecture, l'enfant procède par assimilation,
il entre dans le projet de l'auteur en essayant d'établir des relations
de similitude, d'apparentement avec ce qu'il connaît déjà.
Mais, tout au long de la scolarité primaire, il va passer du mode
d'assimilation à un mode d'accommodation. Cette accommodation se
fait par différentes étapes : il y a, par exemple, le temps
des méchants et des bons, puis la thématique évolue,
ce ne sont plus toujours les mêmes qui ont raison. De même
que dans la vie courante l'enfant doit s'accommoder des exigences des adultes,
à travers le livre, il va devoir se frayer un chemin, mettre en
parallèle, en comparaison, des personnages qui ne sont ni complètement
bons, ni complètement méchants. C'est ainsi qu'on accède
à une maturation, une maturité de l'enfance. Ça, c'est
au niveau de la thématique.
Au niveau de l'écriture, il y a nécessité de passer
progressivement de l'oralité transcrite à un dosage entre
description, narration et dialogues. Dans cette écriture composite,
l'oralité transcrite doit conserver sa fraîcheur spontanée
si l'on veut que la motivation affective soit assez forte. En fait, il
n'y a pas un lissage, un polissage du style, il y a (nous ne donnons pas
la formule aux auteurs) nécessité de tolérer des points
d'accrochage qui fonctionnent plus facilement à travers le dialogue.
"
- Les dialogues, quand ils conservent leurs caractéristiques
orales, servent donc de passerelle entre l'affectivité de l'enfant
et l'écrit, mode d'expression plus aride parce que plus distancié,
plus abstrait ?
" Oui, la spécificité de la littérature jeunesse
est là, au niveau des dialogues, et elle est d'ordre psychologique.
En 50 ans, la façon d'écrire a beaucoup changé, le
cinéma a fait évoluer la stylistique des dialogues. Que ce
dialogue ne soit pas trop élaboré dans les premiers romans
! Je fais le reproche à beaucoup de nos écrivains de se complaire
dans des dialogues qui se fondent dans un style assez uniforme mais qui
ne correspondent pas à une réalité comme on peut le
ressentir dans la littérature anglo-saxonne. La littérature
française est plus introspective, elle se complait dans des analyses
psychologiques qui nous emmènent au-delà du sociologique.
La constatation des faits et des émotions me semble utile pour que,
au-delà du texte, l'enfant puisse rejoindre son vécu quotidien,
qu'il ne perde pas pied, que le livre ne soit pas un monde étranger.
C'est en fait un problème de proximité de l'événement
: le dialogue garde un lien avec l'événement.
(...) Dès le plus jeune âge, cette fréquentation
de la littérature de jeunesse, assortie d'une médiation nécessaire
et prudente de l'adulte, habitue l'enfant à pratiquer une lecture
interprétative, réflexive qui, par l'intériorisation,
prend une certaine distance avec les événements. De ce fait
on prépare le jeune enfant à une attitude de lecteur littéraire.
C'est assez surprenant qu'à 7/8 ans, certains puissent dire : "tiens
! (et d'une certaine écriture pas seulement de l'illustration) tiens
! on dirait du Sendak ou du Ungerer."
La mise en réseau des livres et des expériences (14)
me semble essentielle car c'est là que l'existentiel et le culturel
se mêlent. "
- L'édition française connaît des difficultés.
Quel regard portez-vous sur la situation générale ?
Editer
(...) " C'est vrai qu'il est difficile pour des non professionnels
de s'y retrouver. La présentation des livres s'est améliorée,
certaines couvertures peuvent donner le change sur les contenus mais la
plupart des illustrations sont des reprises, la thématique ronronne.
La première génération des créateurs des années
60 à 70 ne se renouvelle pas, celle des années 80/90 tâtonne.
Dans l'histoire des premiers programmes de L'Ecole des Loisirs, la
part des œuvres traduites était assez importante, ce comportement
d'éditeur français était une nécessité,
il fallait trouver des auteurs qui acceptent de travailler dans l'esprit
préconisé. Se tournant vers ce qui était créé
ailleurs, on se tournait vers le meilleur. Pour les créations originales,
il fallait parfois se contenter d'à peu-près en se disant
: "Cet auteur-là promet. Après un ou deux livres pas très
bien réussis on attend de lui quelque chose de mieux." C'est ce
qui peut donner le sentiment d'un flottement avec les générations
qui montent. Il faut savoir ménager, quand on entre en sympathie
avec un auteur, une part d'attente, de promesse.
Progressivement, le pourcentage des créations originales s'est
développé. Actuellement, nous en sommes entre 60% et 88%.
Archimède qui est la dernière collection parue comporte 60%
de créations originales.
Cette littérature jeunesse appelle la pluralité des cultures,
il faut encourager les œuvres originales. Il restera, pour des raisons
culturelles et économiques, la nécessité de maintenir
un certain équilibre. (...) "
Quelle spécificité dans la création ?
" L'édition française a envisagé l'album, son
illustration, sous un angle différent que d'autres cultures. Les
Anglo-saxons, les Allemands envisagent encore maintenant l'album comme
un texte illustré : l'image est une illustration-tableau qui évoque
les temps forts de l'histoire alors que pour moi, l'image est un instantané
qui doit rendre le mouvement, être suffisamment incisif pour qu'on
puisse y trouver l'aura d'un présent, d'un passé et d'un
futur. Ça c'est quelque chose à laquelle nous sommes plus
attentifs que d'autres. "
- En fabriquant ELSA, notre logiciel d'entraînement à
la lecture "savante", nous nous étions promis de ne pas survaloriser
telle ou telle maison d'édition. Mais vos titres reviennent souvent.
Comment expliquez-vous la constitution d'un tel vivier d'auteurs ?
" Nous avons été favorisés par des auteurs qui
nous manifestent de la sympathie. Ils se sentent bien chez nous. C'est
une question d'accueil. Nous ne demandons pas d'exclusivité. Philippe
Dumas, par exemple, publie ailleurs. Frédéric Sther a découvert
le livre pour enfants en venant faire de l'emballage ici. Il nous a montré
ses dessins, on l'a encouragé. Pommaux travaillait chez nous en
tant que maquettiste. Michel Gay ne peut pas créer sans se remettre
en cause, sans parler longtemps de son projet dont la maturation est assez
longue. Il y a un comportement adapté à chaque auteur. "
- C'est un vrai travail d'éditeur.
" Oui, et à l'autre bout de la chaîne nous avons nos clubs
de lecture : Milimax, Kilimax etc. qui manifestent une grande fidélité.
C'est valable commercialement mais aussi culturellement. Cette persévérance,
cette assiduité, cette fidélisation est une réalité.
Nous avons su, aussi, avec certaines réalisations para-scolaires,
préparer les enseignants à ne pas prendre la littérature
jeunesse comme un hors-d'œuvre, un appât de motivation pour ensuite
faire des gammes. "
- Quelles pistes pour progresser ensemble ?
" Il ne faut pas que ce soit une obsession pour l'école d'éduquer
à la lecture. Il y a d'autres lieux où on peut pratiquer
cette ouverture. Ce qui me semblerait convaincant c'est qu'on puisse donner
le spectacle de ce que la lecture apporte aux jeunes. "
- Et vous, où en êtes-vous ?
" Depuis 2-3 ans nous avons créé une collection théâtre
avec très peu de personnages où la lecture est déjà
interprétative.
J'ai essayé en 5 ou 6 albums de rapprocher poésie et
arts plastiques par exemple avec le livre de Malineau sur les haïkus.
Je pense qu'on peut habituer l'enfant à goûter l'écriture
à partir de ces petits textes. Nous essayons de réaliser
l'Ecole des Lettres.
Depuis deux ans, nous avons relevé le gant, nous sommes seuls
à poursuivre la destinée de cette collection. Pour nous,
c'est important parce que, jusqu'à présent, nous n'avions
pas réussi à échapper à un certain enfermement
concernant les adolescents. La limite avec les adultes n'est pas évidente.
Nous avons été plusieurs fois convoqués au tribunal
pour rendre compte des choix de nos auteurs. "
- La production actuelle vous semble-t-elle suffisamment pluraliste
pour n'imaginer votre évolution qu'en termes de nouvelles collections
ou de nouveaux publics ?
" Il n'y a pas de tabous, il y a seulement, pour des raisons commerciales
et culturelles, la nécessité pour l'éditeur de découper
sa production en différentes collections afin de composer son catalogue,
définir son image de marque en répartissant des titres qui,
à ses yeux, correspondent à des seuils d'intercommunicabilité
efficaces. En littérature, il y a des planchers, il n' y a pas de
plafond. La petite bulle rouge (15) qui est un livre
sans texte, est, pour moi, de la littérature. Léo Lionni,
Petit bleu Petit jaune, pour moi, c'est de la littérature. C'est
une création qui s'impose dans son originalité. Elle prend
sa place et éclaire la sensibilité de l'enfant. "
- Cela veut-il dire qu'on ne puisse transformer les problèmes
de société qu'en questions personnelles, intimistes ?
" Pour aborder les problèmes du racisme, par exemple, nous avions
plusieurs solutions ; nous avons puisé abondamment dans la littérature
sud africaine. Un livre comme Fais moi peur, (16) pour
prendre un autre exemple, vient de créer un scandale car, pour certains,
ce n'est pas possible de montrer que la violence existe chez l'enfant.
Pourtant ça les concerne et les livres peuvent leur en faire prendre
conscience. Le monde n'est pas guéri. "
- Vous ne ressentez pas de vide idéologique dans la production
actuelle ?
" Moi, je ne le ressens pas. Ça dépend des apports. On
ne peut pas créer des livres de toutes pièces. Certains sujets
sont difficiles à atteindre. Les rêves seront exaucés
dès l'aube, (17) c'est la vie d'une américaine
dans une université chinoise, la découverte de deux mentalités,
c'est passionnant. On a édité les souvenirs de Nelson
Mandela (18). On a édité des livres sur
la guerre, sur la condition des déportés. Le livre de Moscovici
(19) c'est un livre dépouillé, sobre,
pas de ronds de jambes, pas d'effets oratoires, ça me semble adapté
à ce que les adolescents sont susceptibles de recevoir. Des grandes
déclarations auraient paru ronronnantes, démobilisatrices.
J'ai écrit à ATD Quart-Monde dont j'ai apprécié
la formation des animatrices de rue. C'est à développer.
Nos bibliothécaires n'ont pas toujours la connaissance des besoins
spécifiques des enfants des milieux démunis. Il faut créer
des animateurs et je veux bien aider. "
(11) Dossier n°1 des actes de lecture, Littérature
enfantine, pp.107-116.
(12) Arnold Lober a entre autres, publié :
Hulul, Oncle Eléphant, Ramelot et Bufolet, etc..
(13) Il s'agit d'un recueil de textes issus d'albums
originaux destinés au CE1.
(14) Cf. Présenter des livres aux enfants.
Dossier n°3 des actes de lecture mais aussi Le groupement de textes,
Le Français Aujourd'hui n°97.
(15) La petite bulle rouge. Iela Mari
(16) Fais moi peur. Ferdjoukh. Coll. Médium.
(17) Les rêves seront exaucés dès
l'aube. Rosemary Mahoney. Médium Poche
(18) Un long chemin vers la liberté. Nelson
Mandela. Coll. Médium.
(19) Voyage à Pitchipoï. Moscovici. Coll.
Médium.