La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

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SYNTHÈSE ET ANALYSE

Les manifestations auxquelles le centenaire de la naissance de Freinet a donné lieu l'an passé ont été des occasions, marginales certes par rapport aux célébrations officielles, de rappeler le sens véritable et la radicalité de son engagement. Des occasions aussi de se souvenir que son action a été "naturellement" l'objet des controverses les plus violentes alors que - signe du temps - cela n'a pas été le cas lors de la commémoration. Les techniques élaborées par Freinet et les justifications qu'il en donnait ont été très vite perçues comme une remise en cause des pratiques et des finalités de cette école de la 3ème République, aboutissement des efforts déployés tout au long du 19ème siècle et fleuron de la victoire politique de la "bourgeoisie avancée". Le combat et les déboires de Freinet ont été, en leur temps, des illustrations de l'affrontement permanent en France de deux conceptions de l'acte d'enseignement et plus largement de l'école et de l'éducation. (1) 

Nous avions déjà eu l'opportunité il y a quelque temps, à propos d'un numéro de la revue du Service d'Histoire de l'Education de l'INRP (2), de signaler le rôle majeur dévolu aux dispositifs de formation des enseignants dans l'ensemble des grandes manœuvres du siècle dernier autour de l'école. Le recrutement et la préparation des "maîtres d'école", considérés comme des moyens de garantir un enseignement primaire conforme à ce qu'on en attendait, ont été parmi les enjeux principaux de l'affrontement évoqué plus haut. La relecture, fortuite, d'un chapitre d'un livre sur l'histoire des écoles normales a confirmé cette impression. (3)

L'étonnante fécondité de la Convention s'est manifestée dans le domaine éducatif comme dans bien d'autres. S'il faut en croire G. Vincent, auteur du chapitre en question, c'est bien aux Conventionnels qu'on doit le premier véritable projet de formation des enseignants. Jusqu'alors, à quelques exceptions près, on ne se préoccupait guère de la compétence réelle des personnes exerçant dans les écoles, pourvu qu'un membre du clergé en garantisse la "moralité" et les "bonnes mœurs". Aucune mesure ne subsistera de la période révolutionnaire en matière de formation des instituteurs alors que les choix et les ambitions des Conventionnels apparaissent encore dans leur esprit, aussi bien pour la formation des enseignants que pour l'enseignement primaire, comme des propositions présentes dans tous les débats, comme des alternatives à toutes les réformes. Il est symptomatique que dès la Restauration et tout au long du 19ème siècle, on ait fait remonter l'histoire de la formation des maîtres au 1er Empire et pris continuellement comme modèle l'exact contre-pied des mesures originales des "idéologues" de la Révolution... et qu'à l'époque de Jules Ferry, foi républicaine obligeant, on ait fait mine de s'en réclamer (lors du centenaire de l'Ecole Normale de l'an III par exemple) tout en en dénonçant les "ambitions excessives" susceptibles d'entraîner "la faillite de l'école".    

Que Lakanal et Garat, les plus connus de ces "idéologues" de la Convention, aient voulu une formation de haut niveau des enseignants est déjà un signe. On sait en effet qu'un des objectifs de la classe dirigeante du siècle précédent aura été de " mettre les enfants des classes laborieuses à la place qui leur est assignée dans la hiérarchie sociale " en confiant leur enseignement à des maîtres dont la préparation, d'un niveau délibérément limité, s'assimilait souvent à un conditionnement idéologique et moral. Les invectives de Thiers à l'adresse de ces " détestables petits instituteurs " qui, plutôt que de comprendre la " grandeur de leur mission " réalisent " la bassesse du sort " qu'on leur fait, témoignent que ces précautions n'ont pas toujours été des garanties ! 

Mais ce n'est pas cet aspect du plan des Conventionnels qui autorise à le tenir pour une première affirmation des idées qu'on réunira par la suite sous l'appellation d'Education Nouvelle parce qu'elles assignent d'autres finalités à l'école et proposent un changement des méthodes pédagogiques majoritaires.

Ce n'est pas tant, non plus, qu'ils aient voulu former des citoyens éclairés, conscients et actifs qui a paru "utopique" chez nos conventionnels que la manière qu'ils recommandaient pour y arriver. En instaurant pour les maîtres une formation axée sur les disciplines scientifiques, la philosophie et l'histoire, ils souhaitaient certes que l'enseignement primaire n'ait plus pour seul objectif ce à quoi il se réduisait jusqu'alors : l'acquisition des techniques utilitaires (savoir lire, écrire et compter) mais ils espéraient surtout que l'étude des sciences par les futurs enseignants à laquelle s'ajouterait "l'analyse de l'entendement", aurait eu, pourrait-on dire, un effet épistémologique qui aurait retenti sur les manières d'enseigner. Ce faisant, ils affichaient nous semble-t-il, une ambition qui demeurera celle des partisans à venir de l'Education Nouvelle qui dénonceront les insuffisances et les effets nocifs des pratiques en vigueur, tombant apparemment sous le sens, faussement économes de temps, réputées nécessaires pour un enseignement de masse et se résumant en définitive à des méthodes de transmission démonstratives, progressives (du simple au complexe) et synthétiques. En proclamant que leur but était ce que l'un d'eux, Garat pour ne pas le nommer, appelait "une régénération de l'entendement humain", les "commissaires à l'instruction publique" prônaient l'analyse comme mode de construction du savoir et comme moyen de comprendre les réalités sociales c'est-à-dire une pédagogie pour les instituteurs et des conditions d'apprentissage pour les élèves inspirées des méthodes de la science et de la connaissance. Est-ce trop leur attribuer que de voir en eux, dans leur tentative exprimée avec le lyrisme de leur époque de créer une école de citoyens " formés aux vertus républicaines ", " ennemis de la tyrannie ", " que la démocratie rend tous égaux ", les précurseurs d'une école du peuple dont les méthodes, comme le pensait Freinet, ne s'apparenteraient pas, sous le prétexte d'une nécessaire préparation à la vie, à celles d'un conditionnement, d'une conformisation, d'une domestication ? 

Car le clivage réside bien dans le choix entre méthode synthétique et méthode analytique. Ce choix n'est pas seulement la pierre angulaire de l'acte pédagogique, il révèle par sa cohérence avec elle une philosophie de l'éducation. Il est lié à tout le reste dont il dépend et qui en découle. Nous en donnerons comme exemple, on ne s'en étonnera pas, l'enseignement de la lecture. Les techniques de l'alphabétisation - cette action première de présentation et de mémorisation des éléments de l'encodage de l'oral et du système qui les organise - sont l'archétype de la méthode synthétique. Or, l'adéquation entre les implications de ces techniques et le type de fonctionnement et d'organisation de l'école qui les a mises en œuvre a été telle qu'on ne sait qui, de l'instauration d'un modèle éducatif ou du besoin d'instituer un moyen efficace d'alphabétiser, a été premier. 
C'est en partie pourquoi les méthodes d'enseignement de la lecture qui ont proposé tout au long du 19ème siècle une autre démarche n'ont pas eu d'audience car on a bien vu qu'elles exigeaient plus que l'adoption d'un procédé didactique particulier (4). Plus tard et pour les mêmes raisons, la méthode globale pourtant si peu appliquée mais prise par erreur pour une méthode analytique, sera accusée de tous les maux.
Un livre récent à la gloire de l'école républicaine et de ses instituteurs (5) s'efforce de prouver que "l'univers du tableau noir" comme on a qualifié l'école par référence à ses méthodes, n'a pas été dans sa volonté d'intégration des individus et d'unification de la nation, ce rouleau compresseur des particularismes, des langues locales et des cultures régionales comme on a pu le dire. Selon l'auteur, loin d'être oppressive et dogmatique, l'école a amené chacun à prendre ses distances avec le contingent, à passer du particulier à l'universel, de " l'épars à l'Un ", en le conviant à cheminer du simple au complexe... On pourrait ainsi multiplier les exemples car, de quelque manière qu'on aborde le problème de l'école, resurgit en permanence ce débat de fond.

La méthode analytique ne se bornant pas à la recherche de fonctionnalité des tâches ni au respect du caractère actif des processus d'apprentissage, nul ne se leurre sur la mutation subversive qu'elle introduit dans le rapport au savoir, dans le statut de l'élève et la formation de l'individu. Ni le système scolaire en général qui résiste à son adoption ; ni ceux qui, sous le faux prétexte de prémunir quiconque contre son soi-disant côté aventureux ou spontanéiste, montent en épingle ses caricatures et feignent de la confondre avec la geste de l'épanouissement des potentialités de l'enfant dont "le maître se contenterait d'être l'horticulteur" ; ni ceux qui essaient d'en respecter les principes dans leurs pratiques quotidiennes et se heurtent à une hostilité qui n'avoue pas ses raisons. 

Est-ce, pour conclure, exagéré de penser que les espoirs de ces pionniers, les méthodes qu'ils avançaient, leur conception du rôle de l'école dans une démocratie, leur combat, tout comme l'affrontement dont nous avons fait état demeurent d'actualité ?  

Michel VIOLET                                 

1) À ce sujet, lire l'éditorial de Jean Foucambert dans notre numéro précédent ainsi que Hommage à Freinet (A.L. n°56, déc.96, p.58).

(2) La formation des maîtres en Europe jusqu'en 1914. Histoire de l'Education. INRP, n°6 - Avril 1980. (Cf. A.L. n°3, sept.83, p.75)

(3) Feu les écoles normales. Ss la direction de H. Lethierry. L'Harmattan. 1994 (Cf. A.L. n°48, déc.94, p.8)

(4) Les méthodes de lecture au 19ème siècle. Christiane Albarède. A.L. n°37, mars 92, p.44 et n°38, juin 92, p.22.

(5) L'école républicaine et les petites patries. Jean François Chanet. Ed. Aubier.