La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°58 juin 1997 ___________________ Construire son droit Michèle Petit est anthropologue au Laboratoire LADYSS (Dynamiques sociales et recomposition des espaces), CNRS. Elle présente et commente ici les résultats d'une recherche à laquelle elle a participé. Cette recherche initialement intitulée Intégration sociale et citoyenneté : le rôle des bibliothèques municipales a été commandée par le Service des études et de la recherche de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou et financée par la Direction du livre et de la lecture du ministère de la Culture. Les entretiens avec les jeunes auxquels elle se réfère ont été réalisés à Bobigny, Bron, Mulhouse, Hérouville Saint Clair, Auxerre et Nyons, et ont été complétés d'entretiens auprès de bibliothécaires et de personnes qui agissent à un titre ou à un autre, dans ces villes, contre l'exclusion.
"Ce que contenaient les livres au fond importait peu. Ce qui importait était ce qu'ils ressentaient d'abord en entrant dans la bibliothèque, où ils ne voyaient pas les murs de livres noirs mais un espace et des horizons multiples qui, dès le pas de la porte, les enlevaient à la vie étroite du quartier. " Camus, comme d'autres écrivains nés dans une famille pauvre, a dit sa gratitude à un instituteur, mais aussi à une bibliothèque municipale qui l'avait aidé à découvrir qu'il existait autre chose, au-delà de l'espace familier, et qu'on n'était pas tenu de rester, à tout jamais, à demeure (1). De façon symbolique, celle qu'il fréquentait était située à mi-chemin du quartier populaire où il habitait et des "hauteurs où commençaient des quartiers plus distingués, avec des villas entourées de petits jardins, pleines de plantes parfumées qui croissaient vigoureusement sur les pentes humides et chaudes d'Alger. " Mais à l'époque où il était enfant, il faut bien dire que les bibliothèques étaient souvent loin des petits jardins et qu'il fallait être pugnace pour en franchir le seuil, affronter "les murs de livres noirs" et se faire une place parmi quelques érudits d'un autre âge et d'une autre condition. Les temps ont changéÿ: dans nos villes, depuis une vingtaine d'années, le nombre des bibliothèques municipales a doublé, le libre accès aux livres y a été généralisé, et elles sont devenues, pour la plupart, des médiathèques, qui incitent à différentes "pratiques culturelles". On s'est efforcé d'y accueillir une part plus large de la population, qui a inventé des façons d'utiliser ces lieux qui n'étaient pas toujours celles que l'on avait prévues. C'est notamment le cas des jeunes, qui en sont les premiers utilisateurs (2). Parmi eux, ceux qui sont issus de milieux populaires restent proportionnellement moins nombreux que ceux issus de milieux plus favorisés, mais une part non négligeable d'entre eux y recourent pourtant assidûment (3) : des filles, plus que des garçons (4) ; et des jeunes dont les parents ont immigré, plus que des Français "de souche" de milieu social comparable (5). En ces temps où les disparités s'accusent, de quelle façon les bibliothèques les aident-elles à résister aux processus d'exclusion et de relégation et à construire leur droit de cité ? Pour tenter de répondre à cette question, cinq chercheurs du CNRS ont réalisé des entretiens approfondis avec des jeunes habitant dans des quartiers dits "sensibles", qui ont vu le cours de leur vie modifié, peu ou prou, dans un domaine ou un autre, par la fréquentation d'une bibliothèque : ce sont ainsi 90 garçons et filles âgés de 15 à un peu plus de 30 ans qui ont raconté leur parcours, leurs expériences, leurs découvertes, dont un tiers sont des Français "de souche", deux tiers des jeunes d'origine étrangère. (6)
Un point d'appui dans des stratégies de poursuite du cursus scolaire Pour la plupart, c'est dès l'enfance que ces jeunes ont commencé à fréquenter une bibliothèque municipale. Et c'est généralement par le biais de l'école qu'ils y sont venus la première fois - qu'ils aient été accompagnés d'un instituteur, ou, le plus souvent, d'un enfant plus âgé qui lui-même y avait été conduit par un enseignant. Pourquoi, après ces premières visites accompagnées, ont-ils repris le chemin de la bibliothèque tandis que d'autres l'abandonnaient? C'est souvent une histoire de familles : il est des fratries où plusieurs enfants fréquentent régulièrement la bibliothèque, et y trouvent un point d'appui essentiel dans la poursuite de leur cursus scolaire, alors que leurs parents sont, pour la plupart, des immigrés issus de milieux ruraux analphabètes. Mais s'ils n'ont pu les aider pour les devoirs, ces parents ont beaucoup investi leurs études, leur signifiant, jour après jour, leur désir qu'ils acquièrent de "l'instruction" et qu'ils réalisent une ascension sociale. Dans ces familles, très fréquemment les aînés montrent la voie aux suivants. Et leur rôle de grands frères ou de grandes sœurs va au-delà, car beaucoup s'impliquent dans du soutien scolaire, de l'animation, des activités associatives. Lors des années de collège et de lycée, ces jeunes viennent donc avant tout à la bibliothèque municipale pour faire leurs devoirs ou préparer un exposé, le plus souvent à plusieurs : c'est pour eux la forme d'utilisation la plus fréquente, la plus visible aussi, de cet équipement. Et au moins autant que la possibilité de disposer d'usuels et de documents manquants chez eux, ou que l'aide éventuelle des bibliothécaires, c'est l'opportunité de trouver un cadre structurant, un lieu où ils se soutiennent mutuellement, quelquefois par le simple fait de se voir travailler, qu'ils mentionnent. Pour beaucoup de garçons en particulier, tout se passe comme si l'élaboration, en bibliothèque, d'une alternative à la bande, d'une autre forme de groupe, à forte cohésion, était seule à même de les protéger de la rue et de ses galères. Dans ce type
d'utilisation, quand on s'aventure dans les rayons, c'est avant tout
pour trouver des documents en rapport avec le sujet qu'a dicté
l'enseignant. Certains en resteront là : ils auront passé
des journées entières au milieu des livres, mais ils n'y
auront pas pris goût à lire. Ou ils auront
accédé à ce plaisir dans l'enfance, notamment
grâce à la bibliothèque, puis ils l'auront
apparemment perdu. Et quand leur parcours scolaire s'achèvera
ils arrêteront de fréquenter ce lieu, qui n'était
pour eux qu'un complément - essentiel - de l'école. Pour affronter ces
obstacles, certains sont aidés par le fait que, contrairement
aux précédents, ils ont trouvé, en
bibliothèque, les moyens de passer à un autre rapport au
savoir et à la culture livresque, plus affranchi de la parole
d'un maître, où la curiosité personnelle a sa part.
En particulier, ils y ont découvert des textes, des mots, qui
ont contribué à un travail d'élaboration de leur
subjectivité. L'architecture du lieu, qui incite à des utilisations plus ou moins cloisonnées, les tables de livres exposés, qui sollicitent l'usager, peuvent quelquefois aider à passer à d'autres façons de faire, plus autonomes. Une rencontre aussi, bien sûr, et notamment une rencontre personnalisée avec un bibliothécaire, qui peut légitimer ce désir d'aller vers autre chose, de s'ouvrir à d'autres lectures, voire le révéler, dans un processus qui s'apparente parfois au transfert psychanalytique. Accompagnement combien subtil, loin de toute prescription de type pédagogique, car même s'ils viennent y faire leurs devoirs, ces jeunes sont très attachés à ce qui distingue la bibliothèque municipale - vue comme une terre de liberté, de plaisir - de l'école. Remarquons encore qu'au départ d'une recherche personnelle, il y a souvent une quête d'information sur des sujets tabous. Beaucoup glanent ainsi, à l'occasion, entre deux devoirs, des connaissances sur des thèmes dont on ne peut pas parler en famille, et difficilement à l'école, comme par excellence la sexualité. Lors des entretiens, ce thème est souvent associé à un autre sujet interdit : le sexe et la religion, le sexe et l'origine, le sexe et la politique. Cette autodocumentation leur permet de trouver des mots pour ne pas être aux prises avec des angoisses incontrôlables, ou la risée des copains ; et la curiosité sexuelle de l'enfance est aussi le sol même de la pulsion de connaissance, la psychanalyse l'a montré.
Lecture et construction de soi Au-delà,
c'est à la découverte de l'intime, à
l'élaboration d'un monde à soi, à la construction
de soi que la bibliothèque et les lectures que l'on y fait
peuvent contribuer. C'est là une dimension que nos jeunes
interlocuteurs ont longuement évoquée et qui passe trop
souvent à la trappe quand on traite de la lecture en milieu
populaire, toujours tirée du côté des lectures
"utiles". Comme si la difficulté à trouver une place dans
un monde déjà là n'était
qu'économique, alors qu'elle est aussi affective, sociale,
sexuelle, existentielle. Ce n'est pourtant pas un luxe, un artifice de
nanti, que de pouvoir penser sa situation en y étant aidé
par des textes qui touchent au plus profond de l'expérience
humaine. C'est même un droit élémentaire, une
question de dignité, parce qu'il n'est sans doute pire
souffrance que d'être privé de mots pour donner sens
à ce que l'on vit. Quelquefois, c'est dès l'enfance que la bibliothèque a joué un rôle dans ce domaine. Qu'elle a contribué, par exemple, à l'ouverture de l'imaginaire : un jour où Ridha écoutait un bibliothécaire lire le Livre de la jungle, il a compris qu'il existait autre chose que ce qui l'entourait, qu'on pouvait devenir autre chose, construire sa cabane dans la jungle, y trouver place. Plus tard, à l'adolescence, dans la jeunesse, les livres sont des compagnons pour celles et ceux qui souffrent d'une difficulté dans la vie affective ou amoureuse, d'un isolement, d'un manque de confiance en soi, d'une hypersensibilité - toutes choses largement partagées. Ils y rencontrent du rêve, mais aussi des expériences, et ils découvrent que ce qui les taraude ou les exalte, parfois sans même le savoir, d'autres l'ont éprouvé, et ont su trouver des mots pour l'exprimer. Des mots que les lecteurs peuvent mettre sur des blessures secrètes, qui permettent à ce qu'ils ont de plus intime de se dire. Des phrases qui les révèlent, au sens où on dit révéler une photo. Ces rencontres qui
font sens, elles ont lieu dans des textes très divers. Matoub
s'est construit une identité de "jeune littéraire
anarchiste" avec une vingtaine de phrases puisées dans Breton,
Rimbaud, René Char ; Hava a trouvé dans un passage de
Segalen des mots qui rendaient leur dignité aux gens simples ;
Sébastien a trouvé la force de vivre une
différence dans le témoignage d'Emmanuelle Laborit ;
Agiba s'est cherchée dans Tristan et Iseult... et Danièle
Steel. Ce sont ainsi des fragments, des métaphores,
prélevés dans des œuvres nobles ou humbles, mais aussi
dans les paroles d'une chanson ou les plans d'un film, qui ont
changé le point de vue d'où ces jeunes se
représentaient. Et c'est parfois même une seule phrase qui
est venue bousculer ce qui était comme arrêté sur
l'image pour lui redonner vie. Sans doute est-il
d'autres modes de symbolisation possibles que la lecture, en
particulier dans le champ culturel. Il ne s'agit donc pas de partir en
croisade pour répandre la lecture - ce qui serait d'ailleurs le
meilleur moyen de faire fuir tout le monde. Libre à chacun de
choisir les formes qui lui chantent... mais encore faut-il que chacun
puisse faire ce choix, qu'il ait à sa disposition des moyens de
symboliser. Et à cet égard tout ne se vaut quand
même pas. Les jeunes, d'ailleurs, distinguent l'efficace propre
à chaque "pratique de loisir", et c'est là où il
ouvre au rêve que le livre bat la télévision, la
radio, les magazines. Tout ne se vaut pas non plus parmi les lectures,
et la poésie, la littérature, l'essai quelquefois,
où un écrivain accomplit un travail de déplacement
sur la langue, ne sont pas du même ordre qu'un manuel technique -
même si l'accès à celui-ci est crucial. Très
souvent, en effet, ceux-ci évoquent leur souffrance à
être entre deux chaises : très largement acquis, notamment
par l'école, aux façons de penser, de vivre, aux valeurs
françaises, mais empêchés de vivre une vie proche
de celle de leurs camarades français "de souche" par la
xénophobie à laquelle ils sont confrontés et par
la peur de trahir leur famille et un pays d'origine où ils se
sentent aussi rejetés qu'en France. Alors en
bibliothèque, certains font des trouvailles grâce
auxquelles le fait de participer de deux cultures est plus ressenti
comme une richesse. Ils font jouer des appartenances plurielles, ils
s'approprient des éléments de leur culture d'origine,
plutôt que d'en être les otages culpabilisés, et ils
les conjuguent à des éléments de la culture du
lieu où ils vivent aujourd'hui. La bibliothèque contribue
là à un travail d'intégration - au sens
psychologique du terme - de leur histoire, de là d'où ils
viennent et du trajet qui a conduit là où ils sont. Et
peut-être n'est-il pas d'intégration sociale possible sans
cette intégration-là.
De l'entre-soi à la Cité? Ce que leur permet la bibliothèque, c'est ainsi d'appartenir à une société, de tenir au monde, à travers ce qu'ont produit ceux qui le composent, aujourd'hui ou hier, ici ou ailleurs : des biens culturels. Autour de ces biens se tissent des échanges, décentrés, pluriels - alors que ceux qui sont les plus démunis de références culturelles sont les plus enclins à participer de mythes communautaires à fondement ethnique ou religieux où l'on se tient serrés, comme un seul homme, autour d'un chef, d'un drapeau, d'un Livre unique. Mais ces échanges, ces partages, c'est aussi, très concrètement, avec des personnes présentes dans la bibliothèque qu'ils s'effectuent. Avec des bibliothécaires, et beaucoup ont dit combien ils étaient sensibles à leur attention discrète : là encore, ce sont parfois quelques simples paroles d'encouragement ou quelques mots échangés autour d'un livre emprunté qui ont pu contribuer à infléchir un peu leur parcours. À les entendre, on voit que ce n'est pas la bibliothèque ou l'école qui leur ont donné le goût de lire, d'apprendre, d'imaginer, de découvrir. C'est un enseignant, un bibliothécaire qui, fort de sa passion, l'a transmise, dans un rapport personnalisé. Et on mesure combien, avec ces jeunes peu autorisés à s'aventurer dans la culture lettrée du fait de leurs origines sociales, cette dimension de la rencontre, des paroles "vraies" est essentielle. Ces partages
s'opèrent aussi avec d'autres usagers. Parfois de façon
très ténue, presque clandestine : on lit des mots
griffonnés par d'autres dans les marges des livres ou dans un
carnet de commandes ; on remarque que les ouvrages que l'on
préfère ont été empruntés par un
inconnu avec qui on se sent une connivence secrète ; on tend
l'oreille, à la dérobée, pour entendre une
conversation. Plus largement ces jeunes sont passionnés par les discussions, ils rêvent d'occasions de s'exprimer. Et si presque tous se disent très désenchantés de "la politique", ils sont profondément citoyens, au sens où, tout en essayant de prendre leur destin en mains, ils sont très soucieux du bien public : la plupart d'entre eux s'impliquent dans des associations, ils développent des réseaux de solidarité qui ne se limitent pas à leurs proches ; ils ont beaucoup de curiosité pour les "sujets de société", l'actualité. Mais c'est rarement en bibliothèque qu'ils trouvent des outils pour la satisfaire : c'est la télévision, avant tout, qui joue ce rôle - quand bien même ils disent leur défiance vis-à-vis de ce média. Et sans doute la bibliothèque pourrait-elle contribuer plus à la formation de leur intelligence historique, politique - notamment en donnant un accès plus facile, plus attrayant à des sources d'information diversifiées sur des thèmes d'actualité, grâce à différents supports. Car il n'est pas de réelle citoyenneté sans travail de la pensée, qui suppose que les moyens en soient donnés. Il n'est pas non plus de réelle citoyenneté sans prise de parole. Et beaucoup disent leur désir de formes de débat, de conversation, comme s'il était dans la vocation même de la bibliothèque, qui recueille des voix plurielles, de notre temps ou de temps anciens, d'être, dans tous les sens du terme, le lieu du langage partagé. Peut-être faudrait-il ainsi imaginer, dans les bibliothèques ou dans d'autres lieux qui leur seraient associés, des formes qui permettent l'exercice d'une liberté de parole et la mise en œuvre de ce désir d'expression civile, politique, afin qu'il ne soit pas mis en impasse. Et œuvrer plus dans le sens d'un brassage social jamais acquis et d'une ouverture sur la ville, pour éviter que les équipements de quartier ne deviennent des lieux de l'entre-soi. À se limiter à un traitement social et territorial de l'exclusion, où les bibliothèques dériveraient vers des formes de gardiennage, de patronage, où aller en bibliothèque ne serait plus, à la limite, qu'une occupation, un "sport" parmi d'autres, on jouerait un jeu dangereux. Les bibliothécaires risqueraient d'en être réduits à animer des ghettos et à faire face, plus encore, à des situations de violence qui sont aussi leur lot. À l'heure où le temps consacré au travail occupe une part moindre dans le temps de la vie (7), à l'heure où l'échange économique est cassé, des hommes politiques et des intellectuels appellent la culture, qu'ils voudraient réparatrice, réconciliatrice, intégratrice, à la rescousse, pour restaurer une cohésion sociale perdue ou menacée et tenter d'agréger magiquement les jeunes qui vivent sur les bords de nos villes à une société dont l'accès leur est toujours plus barré. À écouter ceux que l'on a rencontrés, on voit que "l'intégration", ce n'est pas enrégimenter par le haut. On ne peut pas la décréter, il y faut du temps, c'est un processus lent, qui se joue aussi au cœur de chacun, et dans le rapport à ceux que l'on rencontre : pour s'intégrer, encore faut-il qu'on vous fasse de la place... Les parcours de ces jeunes montrent que les bibliothèques publiques contribuent, de façon indubitable, à une lutte contre les processus d'exclusion et de relégation. Mais ce n'est pas parce qu'ils y assimileraient, au fil d'œuvres édifiantes, un "patrimoine commun" érigé en totem rassembleur, autour duquel ils serreraient les rangs. C'est déjà parce qu'ils peuvent y majorer un capital scolaire et culturel qu'ils tenteront ensuite, tant bien que mal, de négocier sur le marché de l'emploi. Et c'est encore parce qu'en s'appropriant des textes qu'ils y trouvent, certains élaborent une intelligence de soi, de l'autre, du monde, une distance critique, qui leur permet de devenir un peu plus sujets de leur destin et pas seulement objets du discours des autres. À assigner les jeunes issus de milieux défavorisés aux seules lectures "utiles", et, à la rigueur, à quelques œuvres monumentales du passé, on perpétuerait une vieille ligne de partage : celle qui a longtemps réservé aux seuls nantis le droit à l'intime, à l'intériorité, au souci de soi, tandis que les pauvres étaient renvoyés à des loisirs collectifs, dûment encadrés, à des fins d'édification. Ajoutons qu'on perpétue le même clivage quand on les laisse cantonnés à deux ou trois best-sellers présélectionnés et que seuls les lecteurs "autorisés" ont accès à cette dimension essentielle des livres, la diversité. C'est par différents biais que la bibliothèque et la lecture peuvent aider des jeunes vivant dans des quartiers défavorisés à construire leur droit de cité et à sortir des voies toutes tracées qui mènent droit dans le mur. On engagera donc les passeurs des livres à œuvrer dans le sens de la différenciation de ces registres d'utilisation de la bibliothèque, de ces rencontres qu'elle rend possibles. Car si des déterminismes lourds pèsent sur ceux qui habitent dans ces quartiers, l'exclusion ou l'intégration se déclinent pourtant aussi dans des parcours singuliers, au cours desquels il est des moments-clés, soit que l'on décroche, soit que l'on se saisisse, à l'inverse, d'une opportunité, ouverte par le biais d'une rencontre, pour réorganiser son point de vue, tenter d'élaborer sa propre histoire et se porter là où on ne vous attend pas. Michèle PETIT
(1) Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, pp. 224-229. (7) Le temps de travail dans le temps de la vie éveillée était de 70% en 1850, 42% en 1900, 18% en 1980 (cf. Alain Corbin (dir.), L'avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, p.288).
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