La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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L'histoire d'une écriture entre des enfants et leur "secrétaire"

Comment s'amorce une culture de l'écrit et se conquiert une identité par la médiation de l'écriture... chez des enfants ne sachant encore ni lire, ni écrire ? Jacqueline Favreau relate ci-après son expérience d'un atelier d'écriture en maternelle.

 

" Inviter un enfant à dire pour écrire est une chose. Il est souvent nécessaire de se mettre davantage encore à sa portée en faisant le premier pas. " (1).

J'ai donc, en 1995, fait ce "premier pas" qui consiste à composer des textes à l'intention des enfants et les ai utilisés de la façon suivante en atelier d'écriture avec des 4 à 6 ans à l'école maternelle où j'étais intervenante extérieure.

À vrai dire, je possédais déjà des textes pour enfants à titre personnel, si bien qu'à la suite d'une lecture, celle de l'ouvrage cité de Louis Bocquenet qui a été pour moi un véritable déclencheur (2), il me restait à compléter ces écrits de façon à varier le plus possible les sujets à offrir aux groupes dont j'assurais l'animation chaque semaine.

Face à 4 à 5 participants, je proposais la lecture d'un texte ou deux choisis en fonction des intérêts du moment. Je demandais ensuite qui voulait bien répondre à l'un ou l'autre de ces récits. Les réponses, je les écrivais sous la dictée individuelle ou collective des enfants qui, étant à l'école maternelle, ne savaient pas encore écrire.

Je ne reprendrai pas dans cet article les différentes analyses que je développe dans le Théo-Prat : Ateliers d'écriture aux cycles 1 et 2 (3) mais tenterai plutôt de rendre compte de l'aspect qui m'a semblé être le plus important dans cette aventure, et qui tiendrait dans cette formule : "conquérir de l'identité par la médiation de l'écriture".

 

 

Donner la parole par la médiation de l'écriture.

Les enfants de l'Ecole Maternelle Kergoat ar Lez, à Quimper, n'éprouvent guère de difficulté à s'exprimer, à entendre leur parole reformulée par l'adulte face au petit groupe. Mais lorsqu'il s'agit de donner écho au texte de l'adulte qui s'apprête à transcrire cet écho, il en va tout autrement, car il faut réfléchir et dicter le produit de cette réflexion. C'est ici que la médiation de la feuille ajoutée au jeu de la main qui forme les mots, et à celui de la voix qui reprend le texte, contribuent à établir en même temps qu'une communication étroite entre l'enfant et son scribe, une certaine distanciation entre la projection verbale et sa trace. Pour les plus inhibés, ce moyen sécurise et met en confiance, car le regard de l'enfant et celui de l'adulte convergent vers la feuille, mais ne se croisent pas.

Aussi le magnétophone est-il à proscrire dans ce type de situation parce qu'il induit une mise en scène beaucoup trop théâtrale et trop éprouvante pour certains enfants. En outre, ces jeux d'écriture, lorsqu'ils font appel à la fiction, stimulent l'imaginaire et souvent permettent de ne pas trop exposer son "moi" !

" un jour ma sœur à boudé... " ... mais pas moi ! ou "Il était un petit garçon qui disait toujours des gros mots..."... mais pas moi !

 

 

Pourquoi avoir privilégié les réponses aux textes ?

C'est avec plusieurs mois de recul et avec le souci d'analyser les choses que la réponse à cette question se précise.
Longtemps, les prétextes à écrire à l'Ecole Maternelle de Kergoat ar Lez se sont organisés autour de comptes-rendus de visites, auxquelles je participais, au musée, au cinéma, au cirque, autour des jeux aussi (charades, mots croisés). Chacun était invité à s'exprimer et en tant que secrétaire de parole, j'écrivais sous la dictée des enfants, je corrigeais, je relisais à voix haute.

Les réponses aux textes ont apporté, je crois, une dimension nouvelle à l'atelier d'écriture en ce que l'enfant est invité à se dire et donc à se comprendre d'une manière plus engagée. Les comptes-rendus de sorties, la plupart du temps destinés au journal d'école, comportaient un aspect descriptif qui, tout en présentant l'avantage de constituer un bon exercice de mémoire et de compréhension, avaient l'inconvénient d'être répétitifs au plan des réponses : "je préfère..., je n'aime pas...".
Les textes lus sont, eux, centrés sur une idée force enrobée dans un scénario court invitant à faire écho : "Peur, pas peur", "Le bateau qui boude", "Oiseaux sans frontières", "Pleure pas le chien", etc... Dans ce type d'exercice et de jeu d'écriture, l'enfant est moins tenté de décrire, il interprète plutôt et s'engage.

 

 

Les règles du jeu.

Si l'écriture, par l'intermédiaire du texte de l'adulte donne la parole aux enfants, ceci se déroule selon une certaine mise en scène nécessaire, qui dès le départ, constitue une sorte de contrat entre les parties :

* Les séances ont lieu à la bibliothèque de l'école c'est à dire là où sont regroupés les livres des enfants, ceux de l'adulte, les outils et matériaux nécessaires à l'écriture, l'informatique, qui va permettre d'aller du brouillon au produit fini, à la feuille imprimée.

* Des règles sont établies dès le départ qui doivent être respectées :
- Je lis mon texte, vous écoutez (4 à 5 enfants).
- Vous dites à tour de rôle ce que vous en pensez.
- Celui qui souhaite que j'écrive sa réponse le fait savoir, je lui prête ma main et mon stylo pour l'écrire, je lui prête ma voix pour le relire.
- Je corrige si besoin est car on n'écrit pas toujours comme on parle.
- Chacun signera son texte chaque fois que possible.
- On peut faire une réponse à plusieurs.
- Que fera-t-on de ces réponses ?

 

 

Ce qu'on apprend

Chemin faisant, on apprend :
à dicter son texte. Je note ce dernier par groupes de souffle, c'est-à-dire par des phrases courtes données en une respiration. C'est un exercice difficile car ne sachant pas encore lire, les enfants ont tendance à débiter leurs réponses en jets continus, en débordements incontrôlés. Il s'agit dès lors d'apprendre à réduire le flot de paroles et c'est là qu'intervient la réécriture qui doit respecter à tout prix la pensée de l'auteur-dictant.

À titrer. Chaque fois que la longueur de la réponse s'y prête. Titrer, c'est border l'écriture. Le titre situe, il annonce, il suggère, il est le résultat d'un choix. C'est également donner de l'identité au texte.

À signer. La signature participe puissamment au cadrage du texte.Etre accepté par la société, c'est avoir une identité reconnue par une inscription. Depuis que l'histoire est écrite, l'homme existe par son nom qui le suit depuis " le registre des naissances, jusqu'à la pierre tombale ". Si je veux prouver qui je suis, il me faut montrer mes papiers d'identité. Ne pas en avoir équivaut à être proscrit, exclu.
À Kergoat ar Lez, la signature par le prénom a été l'une des exigences à l'atelier d'écriture, même si l'adulte a dû maintes fois tenir la main et prêter son crayon pour la réaliser, ou signer à la place de l'enfant. D'ailleurs, c'est par la signature que d'une séance à l'autre, les enfants reconnaissent leur texte et s'en déclarent propriétaires.

Réfléchir à ce qu'on va dire, apprendre à dicter sa pensée, accepter d'en voir réduire l'écriture, titrer le texte obtenu, le signer, en écouter la relecture dans sa forme corrigée, identifier sa production une fois imprimée, la communiquer aux autres, sont autant d'activités qui dotent les enfants d'une certaine culture de l'écrit, avant même qu'ils sachent lire, avant même qu'ils sachent écrire.
D'autre part, si l'écriture leur permet de donner un avis, d'émettre un point de vue, qui est lui-même transcrit, imprimé, communiqué et conservé, sur des sujets de la vie quotidienne et sur des sujets concernant le monde, alors exister commence à faire sens chez ces enfants.

Voici un exemple venant illustrer cette idée. Le texte proposé ce jour-là était le suivant :


Oiseaux sans frontières

- Allons à Sarajévo ! dit le corbeau,
- En passant par le Liban ! dit le goéland,
- Puis en Somalie ! dit le canari,
- Puis à Gaza !
- Au Cambodge !
- En Algérie !
- En Tchétchénie !
- Au Rwanda !
- Et dans tous les Rwanda à venir !
- Et que ferez-vous dans tous ces pays ? demande la pie.
- Nous dirons aux hommes qu'ils sont devenus fous, dit le hibou.
- Nous ferons taire les fusils et les canons, dit le faucon.
- Nous ne voulons plus que les enfants soient blessés,
que les enfants soient tués, dit l'épervier.
- Ni qu'ils aient faim, dit le serin.
- Alors il faut partir, c'est l'heure, dit le martin-pêcheur.
Les oiseaux se sont regroupés, tous se sont envolés, sauf un,
Margot la pie est restée là, elle attendra leur retour.
Les mois ont passé...
Sur la branche d'un houx,
quelque part,
une pie attend... Elle attend... Elle attend...
Les oiseaux, vont-ils revenir ?
Seront-ils entendus ?

 

La réponse de Manuel fut celle-ci :


Les oiseaux reviennent.
Au printemps, les oiseaux vont revenir.
Ca voudra dire que la guerre sera finie,
que les fusils et les canons seront détruits.
Alors on fera la paix !
Alors on fera la fête !
On va pique-niquer,
on va manger,
on va jouer,
on va chanter,
on va danser !

Peut-on dire que "les oiseaux reviennent" renvoient à Manuel et réciproquement, de la même manière que "le petit cheval dans le mauvais temps" renvoie à Paul Fort et à Georges Brassens et réciproquement ?

... J'ai la fantaisie de le croire...

C'est peut-être un peu cela conquérir de l'identité par la médiation de l'écriture

Jacqueline FAVREAU

 

(1) - L'enfant cru et le recours à l'écriture de Louis Bocquenet (CDDP des Côtes d'Armor).

(2) - Psychologue, Louis Bocquenet relate dans cet ouvrage 15 années d'expérience menée avec des enfants en grande difficulté et pour qui l'écriture ne semblait pas accessible au départ.

(3) Ateliers d'écriture aux cycles 1 et 2. Théo-Prat' nø4. Édition AFL. mai 1997.

 

? Jacqueline Favreau
juin 1997
n°58 - page 39



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