La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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note de lecture

De l'illettrisme en général et de l'école en particulier

A. Bentolia.
Editeur : Plon. 1997

Radio, télévision, presse pédagogique, presse syndicale... Alain Bentolila passe partout ! Il est aussi partout : université, Observatoire National de la Lecture, ministère(s), éditions Nathan, colloques, conférences... Comment pourrait-il ne pas être LE "spécialiste reconnu de l'illettrisme en France" ? Puisque presque tout le monde l'aura au moins vu ou entendu une fois ces derniers temps, autant dire qu'on le... "reconnaît" en effet.

A. Bentolila est un scientifique. Il étudie sérieusement, mesure avec précision, fait des constats réalistes et propose des solutions raisonnables. Voilà de quoi emporter l'adhésion de tous !

Sauf la mienne, et sans aucun doute, celle de quelques autres. Car l'éminent linguiste calcule aussi ses effets, pour mieux faire passer une analyse des faits très discutable et des prescriptions pédagogiques bien peu convaincantes.

Ainsi, dans son dernier livre, il consacre cent pages, soit la moitié, à décrire le phénomène de l'illettrisme, chiffres et enquêtes à l'appui, sur le mode "je pose les bonnes questions et je donne les bonnes réponses" avant de prescrire (cette fois sans se poser de questions) les solutions applicables à l'école. Le procédé n'est ni nouveau, ni scandaleux, mais la ficelle est un peu grosse : " Voyez avec quelle précision je prends mes mesures, soyez assuré que mes idées sont elles aussi ajustées au millimètre " semble-t-il dire à l'adresse des parents et des enseignants.

Mais il y a plus affligeant. L'homme est phonocentriste de conviction : "l'écrit passera par l'oral, ou ne passera pas" telle est sa devise. Il fait également preuve d'un troublant ethnocentrisme lorsqu'il qualifie les personnes en situation d'illettrisme d'"autistes sociaux". Sans doute pense-t-il, là encore, faire un effet de compétence en ayant recours au vocabulaire médico-psychologique... l'effet est désastreux ; on cherche, en vain, des marques de compassion, d'humanité, d'émotion, pour atténuer le frisson provoqué par la froideur du propos. Le Professeur Bentolila manie la langue comme un scalpel acéré et glacé : il faut tailler dans le vif ! Rien à voir avec l'infini respect d'un J. Goody, parlant de peuples sans écriture... par exemple. Et puis, il y a comme l'aveu d'un formidable égocentrisme dans cette incapacité à citer nommément celles et ceux qui ne partagent pas ses hypothèses et ses présupposés. Pas de bibliographie, des références de bas de page réservées presqu'exclusivement aux auteurs de la même école de pensée, des formulations caricaturées, présentées le plus souvent de façon ironique ou méprisante, lorsqu'il s'agit d'évoquer une proposition contraire au point de vue développé par l'auteur... où sont les conditions d'un échange contradictoire favorisant une réflexion et un débat scientifique ? Peut-on aussi parler de respect envers le lecteur, surtout s'il est néophyte en la matière ?

Enfin, n'est-on pas en droit d'attendre d'un scientifique de haut niveau qu'il utilise sa mémoire avec pertinence et efficacité ? Or, dans ses propositions pédagogiques, A. Bentolila fait preuve d'une curieuse amnésie lorsqu'il évoque ses pictogrammes (qui ont fait long feu en 1982), ou quand il nous refait le coup "du parler au lire", cher à Laurence Lentin (1978). Comme si, au royaume de la pédagogie, l'action ne pouvait se conjuguer qu'au "plus-que-passé" !

Après avoir présenté la généralisation des BCD comme un choix coûteux et d'une efficacité douteuse, notre expert es-illettrisme lance un appel gaullien à la résistance... Une résistance au changement, pourrait-on ironiser. En réalité, la bête médiatique ne fait que pousser son C.R.I.(Centre de Résistance à l'Illettrisme), dont elle aspire à conduire la destinée prochaine... Qui d'autre pouvait raisonnablement avoir cette
ambition ?

Jean-Louis BRIAND