La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

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Des bêtes dans le texte


  C'est À Guillaume de Normandie, clerc du Moyen-Age, que cette récente collection du Muséum National d'Histoire Naturelle doit son nom. Son Bestiaire divin est " une œuvre À la fois scientifique et théologique " où l'auteur laisse " librement vagabonder son imagination ". Composer de telles anthologies en croisant des textes À partir de thèmes animaliers, c'est s'assurer À coup sûr la cohabitation heureuse et pétillante d'écrits rarement réunis dans les ouvrages universitaires classiques où sciences, littérature, histoire se circonscrivent À leurs domaines. Confiée À des spécialistes (entomologiste, ratologue, vétérinaire qui exposent leurs démarches dans des préfaces très précieuses) cette tâche est ici profondément ancrée dans la discipline. D'où un regard croisé sur la connaissance de l'animal et l'histoire des sciences. Bien que les auteurs se défendent souvent d'avoir constitué des traités d'épistémologie, ils nous permettent de constater À quel point l'œil humain - et qui plus est l'œil scientifique - déforme la réalité, la transforme même en une autre, souvent d'autant plus monstrueuse et d'autant plus folle qu'elle est difficile À comprendre.

 

La nature des textes

Point de règles communes À la collection : chaque volume tente de traiter particulièrement son sujet en choisissant par exemple un corpus plus ou moins précis selon l'ampleur de la tâche - mais À chaque fois, de petites introductions replacent l'extrait dans son contexte. Ainsi, concernant le chien, " la matière abonde et dépasse très largement le cadre du livre " remarque dans la préface Michel Contart qui s'est volontairement limité " aux seules sources de la littérature française ", (avec quelques retours aux racines antiques) tout en excluant la littérature moderne de "Colette À Jules Roy" (sic) qui, selon lui, devrait faire l'objet d'un autre travail tant la Grande Guerre marque " le début d'un foisonnement littéraire sans précédent " Et on apprend qu'À lui seul " le XXème siècle produira plus d'œuvres de littérature canine que tous les siècles précédents réunis. " Il signale d'ailleurs avec enthousiasme que sa date butoir correspond À 2 parutions importantes : Dingo" - " Il faut lire Dingo ! " - d'Octave Mirbeau (1913) et Le roman de Mirant de Louis Pergaut, où le chien occupe véritablement le devant de la scène. Ces réserves faites, tous les genres littéraires sont représentés : poésie, nouvelle, roman, correspondance, fabliau, fable, conte et légende. S'en tenant À la littérature, l'auteur se distingue des autres auteurs de la collection, en excluant " les ouvrages didactiques et encyclopédiques du genre traités d'histoire naturelle ou cynégétiques trop techniques ou scientifiques, ainsi que tous les écrits de pure cyonotechnie, d'intérêt littéraire limité. " Docteur vétérinaire dans l'armée ("officier cynophile" puis chercheur), Michel Contart consacre depuis dix ans ses recherches au " Chien dans les domaines littéraire, artistique, historique et symbolique. " VoilA qui peut expliquer cette orientation si précise. 

En revanche, les "anthologistes" du requin et de la fourmi, - respectivement "ichtyologues" et "myrmécologues" travaillant ou ayant travaillé au Muséum d'Histoire naturelle - affirment une intention éditoriale qui englobe le domaine scientifique. Mais, nous le verrons plus loin, c'est aussi le statut de l'animal dans la pensée scientifique qu'ils cherchent À aborder. La méconnaissance et le mystère qui ont longtemps accompagné le requin et la fourmi en ont fait un objet d'étude sans commune mesure avec le chien, animal de proximité déclenchant bien moins de fantasmes et de questions. Le volume consacré au requin propose des textes " descriptifs ou théoriques, comparatifs ou explicatifs, imaginaires ou scientifiques ". Pascal Deynat, qui semble devoir sa vocation À Steven Spielberg, n'a pas seulement le souci de réhabiliter les "dents de la mer", il a aussi un œil tourné vers l'histoire des sciences : " chaque extrait est aussi le reflet de la mentalité de l'auteur et de la pensée de son époque ". Il cherche ainsi À " mettre l'accent sur l'évolution de la pensée scientifique de l'époque et de l'imaginaire " sans s'attarder sur " l'aspect purement descriptif. "

Le volume consacré À la fourmi grouille comme une fourmilière " d'écrits de toutes sortes, pages écrites par les auteurs les plus divers, les uns célèbres, les autres obscurs, ayant vécu À tous les temps, poèmes, description fidèle d'un aspect biologique, histoire contemporaine complètement fantastique. À lui (le lecteur) de discerner le vraisemblable de l'invraisemblable. " Qualifiant leur anthologie de " divertissement " et non de " traité savant ", Jean Lhoste et Janine Casevitz-Weulersse, les auteurs, se situent, eux aussi À la confluence de l'entomologie et de l'imaginaire, montrant clairement, grâce À cet animal longtemps resté obscur, À quel point les sciences naturelles peuvent se nourrir de fantasme et d'imaginaire. 

Le volume consacré au Rat a quelque chose de singulier. C'est d'abord son auteur qui attire l'attention : ni vétérinaire, ni "dératiseur", ni docteur-ès-rongeurs, Michel Dansel est auteur de romans d'action, d'une thèse sur Tristan Corbière, d'ouvrages "nécromantiques" et de travaux sur le Rat. Zélé, il a largement dépassé le cap du simple intérêt pour cet animal mal-aimé en créant l'Académie Internationale du Rat dont la devise est "Liberté-Egalité-Raternité" - il y a un peu de pataphysique chez cet homme-lA. Ce sont ensuite les deux extrémités de la préface qui nous confirment l'esprit frondeur de son entreprise : il y est question " d'anthologie À la gloire du Rat " et " d'estocade (portée) aux ratophobes, aux ignorants et aux dogmatiques qui jettent l'anathème sur lui. " Défini comme un parcours sur un thème choisi, cette anthologie présente un " choix diversifié très subjectif " plus qu'un " cumul exhaustif de morceaux choisis. " On y trouve parfois de longues pages et parfois " des extraits où le rat est seulement mis en scène. "

 

Les intentions éditoriales

Le discours scientifique, l'image de l'animal, sa réputation ont indéniablement une source commune : les différents statuts des Animaux dans l'univers des Hommes. Ainsi, les volumes sur le rat et le requin sont de véritables entreprises de réhabilitations d'espèces diabolisées selon le type de danger qu'elles représentent : lointain et spectaculaire pour le requin, proche, mesquin et infiltré pour le rat. Pascal Deynat commence la préface par ces mots " Les requins ne sont pas ce que l'on croit. " Il affirme très clairement son entreprise de réhabilitation : il y a les requins dangereux, comme chez les hommes, et les autres, efficaces et nécessaires. Ce sont ceux-lA qui sont évoqués dans l'anthologie. " La connaissance scientifique, écrit-il, en balbutiant, a construit une fantasmagorie autour du requin. Il s'agit ici de retracer la construction de ce mythe. "

Pour le rat aussi, il est évident que le regard humain a été déformé en fonction de l'état de ses connaissances et de la civilisation dont il fait partie. En cherchant À montrer " certains aspects du rat vu par le kaléidoscope de l'homme occidental ", l'auteur veut " approcher ce muridé fécond sous différents aspects, donc d'apprendre À les connaître. " Apprendre À les connaître pour comprendre d'où vient cette haine et ce rejet systématique.

Outre l'état des connaissances scientifiques des diverses époques, c'est aussi sa propre image que l'homme renvoie en écrivant sur toutes ces bêtes. Le dossier de presse de la collection le formule bien : " (...) Au-delA de notre intérêt pour tel ou tel animal, c'est bien de l'image de l'homme par l'homme que ce bestiaire divin renvoie en miroir, et questionne À l'infini. " Michel Dansel évoque aussi cette intimité répulsive et ambiguë : " L'histoire du rat jouxte intimement celle de l'homme. En fait, nous avons affaire À deux frères ennemis qui se partagent des zones d'ombre et de lumière dont chacun pourrait revendiquer l'appartenance. " Ce thème de l'intimité en dit long sur ce que l'homme recherche et trouve chez l'animal. L'anthropomorphisme semble en effet la clé commune beaucoup de ces textes : identification ou diabolisation, il semble difficile d'échapper À ce schéma binaire. 

Ainsi, l'observation de la fourmilière en tant que microcosme social, a très tôt interrogé l'homme sur l'existence d'une intelligence collective supérieure, ces mini-monstres envahissant représentant un modèle d'organisation sociale. L'usage que l'Homme fait des chiens reflète aussi un type de société, voire de classe sociale : il est selon les périodes historiques animal-machine, animal-moteur, ou animal-outil, animal collaborateur du chasseur, puis "chien de cœur" ami de l'homme. (Cf. le descriptif historique succinct de Michel Contart). Le requin fut victime des travaux du Moyen-Age et de l'Age Classique " qui ont parfois pu frôler le ridicule " (1). On lui attribua ainsi une férocité et des exploits largement imaginaires. Quant au rat, archétype de la misère et des grands fléaux, il a ses " lettres de noblesse, voire son panthéon " dans d'autres civilisations (Cf. la préface de Michel Dansel). Comme Pascal Deynart, notre ratologue de bibliothèque ouvre " plutôt le dossier de l'accusateur que celui de l'accusé "" en se demandant quelle analogie insupportable une certaine espèce d'homme peut bien trouver avec le rongeur (2).

 

Zoom sur le rat

" D'où vient cette haine quasi-pathologique ? " demande Michel Dansel en introduction. Il faut attendre la page 127 pour lire une tentative de réponse par le même auteur qui se cite lui-même : depuis la mythologie le rat serait l'animal anti-chrétien par excellence. " Quand les Dieux pourchassés par les géants se réfugièrent en Egypte et se transformèrent en animaux pour ne pas être reconnus. Or, pour les premiers auteurs chrétiens, la mort du paganisme fut symboliquement considérée comme la mort du Dieu Pan. " 

Sa promesse de "choix diversifié" de textes est respecté : descriptions et documentation font faire la connaissance du Rat noir (Rattus rattus L. ou Rat de Grenier) et le Surmulot (Ratus norvegicus Berkenhout ou Rat de Norvège ou Rat d'égout du "Roi de Rats" (anomalie zoologique constituée d'une dizaine de rongeurs qui se trouvent depuis leur plus jeune âge soudés et noués par la queue). On assiste aussi À l'évolution de la connaissance des entomologistes sur son histoire : de Buffon qui en fait une description sédentaire À Jean Lhoste qui reconstitue son parcours originel (le surmulot a emprunté la voie septentrionale et le rat noir originaire d'Extrême Orient a émigré dans les pays du Levant et en Méditerranée par les échanges commerciaux).

La ratophobie donne aussi l'occasion de textes qu'il faut savoir apprécier avec un plaisir parfois morbide voire malsain. Alphonse Toussenel, auteur du XIXè siècle n'hésite pas À lui attribuer froidement des griefs impitoyables : " Le surmulot dévore le chien, le chat ; il attaque l'enfant endormi, il est friand du cadavre de l'homme ; il commence par lui manger les yeux comme au cheval. " Après une trop brève allusion aux névroses et À "l'homme aux rats", analysé par Freud, arrive le fameux épisode du Jardin des supplices d'Octave Mirbeau ainsi que le supplice du nombril qui font des pages 88 À 94 des zones de lecture À tenir éloignées des lecteurs émotifs qui éviteront de découvrir comment le rat peut entrer dans l'organisme humain. 

Il y a plus soutenable : le 7 octobre 1931 s'est ouvert À Paris la "deuxième conférence internationale et congrès colonial du rat et de la peste" qualifié par l'auteur de 1ère guerre mondiale déclarée contre le rat. Les diverses déclarations "antiraternelles", À cette époque-lA de l'Histoire, sont À un mot près les discours nationaux-socialistes... Sans que Michel Dansel le signale, on pense beaucoup À "Mauschwitz" la bande dessinée d'Art Spiegelman qui cite en exergue un article nazi qui dénonce Walt-Dysney, ce " juif dont la souris Mickey vient polluer les esprits de la jeunesse allemande ". Citons pour finir les mémoires de Latude, auteur du XVIIIè siècle qui passa 35 ans en prison et qui décrit les cachots de la Bastille où il finit par apprivoiser les rats qui l'envahissaient.

 

Au fil de la lecture de tous ces textes, ces animaux finissent parfois par devenir des sujets secondaires et laisser la place À d'autres héros ou antihéros : des auteurs fantômes, un peu poussiéreux que l'on époussette délicatement. Cohabitant dans le peloton des classiques comme La Fontaine, Apollinaire, Baudelaire, Zola, Vian, Hémingway, on trouve beaucoup de "porteurs de bidons" : Ernest Menault, " auteur du XIXème complètement oublié ", Bourdon de Sigrais, " auteur du XVIIIème siècle que les dictionnaires n'ont pas retenu " qui a écrit une Histoire des Rats, Joseph Méry (1798-1866 " auteur que la postérité n'a pas retenu ", Henri-Emile Sauvage, Georges Ohnet, Alexandre Grine, romancier russe anarchiste, Lucien Descaves, Jean-Emile Benech préfacé par Jean Rostand, Maurice Frot préfacé par Léo Ferré. On est orienté dans des réseaux d'auteurs qu'on n'aurait jamais rencontrés... et qu'on ne rencontrera plus ! (3) C'est d'ailleurs plus ce charme désuet qui caractérise ces anthologies, plutôt que son sous titre "les plus beaux textes de tous les temps." En refermant ces pages, on songe À tous ces auteurs disparus dont les textes survivent quelque part. Puis on pense soudainement À Georges Perec qui habitait À deux pas du Muséum d'Histoire Naturelle, À la Vie mode d'emploi (4) qui, le temps d'une seconde, tente d'arracher À l'oubli tant d'existences balayées par le temps.

 

Hervé MOELO

 

(1) Comme les créatures fantastiques décrites, dessinées, sculptées sur la base des témoignages des premiers explorateurs de la Renaissance et exploitées par l'Église pour décrire ces terres sans Dieu où évoluaient des monstres les plus effrayants avec des cous immenses, d'énormes oreilles et des nez qui descendent jusqu'au sol !

(2) Il s'agit bien entendu de ces " rongeurs des soupentes de la politique aux relents mafieux " ou de ces requins " ambitieux (...) nageant dans les eaux troubles, se complaisant dans les basses eaux, (...) membres de conseils d'administration, rémunérés À vie par l'État, experts de l'évasion fiscale ou de la corruption..

(3) Snobisme ou affection pour l'auteur auquel il consacra sa thèse ? L'auteur cite parfois des extraits tellement courts - parfois plus courts que la référence - qu'il frise involontairement le canular : "Rat, ferai un trou..." Tristan Corbière, Les amours jaunes, Litanie, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1970

(4) Cinoc, un des nombreux personnages de la Vie Mode d'Emploi aurait été un brillant auteur d'anthologie : il occupe toute la fin de sa vie À la rédaction d'un grand dictionnaire des mots oubliés " (...) pour sauver des mots simples qui continuaient encore À lui parler. "

 
Hervé Moëlo