La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

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note de lecture
Histoire de la lecture dans le monde occidental. 

Ss la dir. de Guglielmo CAVALLO, Roger CHARTIER 
Editeur : Seuil. 1997 - 525 p. – 185F  

Je lis un livre... voilA bien une expression dont le sens, sans autre précision, apparaît évident À qui l’émet et pour qui l’entend. Et pourtant, imagine-t-on de quelles évolutions résultent l’activité évoquée et l’objet sur lequel elle porte ? Pareillement, comment se représenter, lecteur de cette fin du 20ème siècle, la bibliothèque d’Alexandrie ?  

Depuis que des auteurs écrivent des textes, ceux –ci " deviennent des objets écrits – manuscrits, gravés, imprimés, et aujourd’hui informatisés – maniés diversement par des lecteurs de chair et d’os dont les façons de lire varient selon les temps, les lieux et les milieux. " C’est À l’histoire, aux histoires plus exactement, des mutations des objets écrits et des usages qu’on en a eus que cet ouvrage important et érudit mais dont la lecture reste en permanence facile et intéressante, est consacré. Sous la direction de G.Cavallo et de R.Chartier, en 13 chapitres, en 13 séquences chronologiques allant de l’invention de la lecture silencieuse dans la Grèce antique aux pratiques nouvelles de l’époque moderne, des spécialistes français et étrangers présentent la lente évolution et la diversification des pratiques de lecture et les changements progressifs ponctués de véritables révolutions, des textes et de leurs supports.  

C’est dire qu’est réunie dans cet ouvrage, offerte À l’étudiant, au spécialiste comme au simple curieux, une somme d’informations sur la manière de lire (seul, en groupe, À voix haute ou silencieusement), sur les mutations de l’écrit et les fonctions qu’elles ont induites, sur le rôle des bibliothèques, l’identité des lecteurs, l’évolution des supports, etc. dans la Grèce archaïque, le monde romain, le Moyen Age, la Renaissance et l’âge classique, le siècle des Lumières, le 19ème siècle, la période contemporaine. Informations, bien souvent surprenantes et allant À l’encontre d’idées reçues. Des exemples : plusieurs textes datant du 5ème siècle avant J.C. attestent que la lecture silencieuse était pratiquée en Grèce, bien avant donc l’époque de Saint Augustin qu’on cite toujours, et ce malgré l’absence d’espace entre les mots. Le Haut Moyen Age n’était pas hostile À la lecture solitaire et silencieuse comme on a l’habitude de le dire, et au 6ème siècle, elle est même préconisée par Benoït ou Isidore de Séville parce que plus favorable, pensaient-ils, À la compréhension ! Le commerce avec l’écrit, certes réservée À une infime minorité de clercs, était infiniment plus "sophistiquée" qu’on ne l’imagine aux premiers siècles de notre ère considérés généralement comme " obscurs ". Qu’on en juge par cet extrait par lequel débute le chapitre consacré aux pratiques monastiques du Haut Moyen Age : " Le Haut Moyen Age avait hérité de l’Antiquité une tradition de lecture qui recouvrait les 4 fonctions des études grammaticales : la lectio, l’emendatio, l’enarratio et le judicium. La lectio était le processus par lequel le lecteur déchiffrait le texte (discretio) en identifiant ses éléments (lettres, syllabes, mots et phrases) avant de les lire À voix haute (pronuntiatio) en y mettant l’accentuation requise par le sens. L’emendatio, pratique requise par les conditions de transmission des manuscrits demandait au lecteur (ou À son professeur) de corriger le texte de son exemplaire et lui donnait parfois la tentation de "l’améliorer". L’enarratio était l’identification (ou le commentaire) des caractéristiques du vocabulaire, des figures rhétoriques et des recherches littéraires et surtout l’interprétation du contenu du texte. Enfin, le judicium consistait À juger les qualités littéraires ou la valeur philosophique et morale du texte. " 

S’il est bien une idée qui émerge de l’ensemble des contributions, des précisions érudites concernant telle ou telle époque de l’histoire du monde occidental (À quoi se limite le livre), c’est bien la place importante qu’occupent (cause ou conséquence, cause et conséquence) la culture de l’écrit et la littérature considérée dans son acception la plus large, dans les transformations sociales, économiques et politiques et ce malgré l’évident constat que la lecture a toujours été l’apanage d’une minorité plus ou moins restreinte mais quelquefois moindre qu’on ne l’imagine. Les écarts qu’on constate entre les pays, par exemple, dans les changements des pratiques de l’écrit dépendent davantage des évolutions différentes des conjonctures religieuses, des transformations économiques et des structures politiques que de la révolution technique dans la production du livre. Les chapitres sur la période de la Réforme et de la Contre-Réforme sont démonstratifs À cet égard mais plus encore celui sur la révolution de la lecture À la fin du 18ème siècle en Europe où " le processus d‘embourgeoisement de la société (...) mettait en place de nouvelles structures antiféodales de communication et d’échanges, d’abord sur le plan littéraire, puis politique ". Le livre et la lecture accompagnent et provoquent, en cette période des Lumières, une individualisation, une découverte de la subjectivité, un besoin de communication permanente qu’ils étaient seuls en mesure d’assurer. " L’identité individuelle remplace désormais le statut octroyé par la naissance " et le livre et la lecture " prirent ainsi une nouvelle place dans la conscience publique. " Et lA encore, l’opposition entre une lecture oralisée, " intensive " d’un corpus limité lu et relu, obéissante et respectueuse de l’autorité et du sacré et une lecture silencieuse, rapide et donc "extensive", diversifiée et critique, cette opposition apparaît primordiale bien que discutée par certains. Mais on n’en finirait pas de citer tout ce qui, d’une manière générale ou anecdotique fait l’intérêt de ce livre. 

Pour ces deux raisons : mieux connaître la lecture et l’écrit À travers leurs histoires communes et respectives, découvrir leurs rôles historiques comme agents de l’émancipation intellectuelle et politique et de transformation du monde, auxquelles s’ajoute l’agréable de sa lecture, on ne peut que convier chacun À découvrir cet ouvrage.

 
Michel Violet