La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

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éditorial

Paolo Freire est mort au printemps de cette année. Avec Makarenko et Freinet, on est devant les trois éducateurs dont le siècle gardera mémoire. Chacun de sa planète. 

Makarenko de celle qui ébranla le monde. Poésie du travail d’éducation, poésie de la transformation. " Ce ne sont pas les hommes qui ont des défauts mais leurs rapports entre eux. " " Tous les échecs de l’éducation, ajoute-t-il, peuvent se ramener À cette seule formule : l’éducation de l’avidité. " Comme s’il s’agissait d’élever des oiseaux de proie ! 

Freinet, on le sait, passa sa vie À tenter de transformer ce vieux monde qui n’eut de cesse de faire échouer la première expérience socialiste de Makarenko tout en organisant l’impitoyable pillage du reste du monde où Paolo Freire se lançait À son tour dans la bataille pour la justice. On sait ses liens avec la théologie de la libération et la manière dont celle-ci a été traitée par l’église. Il faut dire que bien peu de pédagogues auront autant parler de révolution. " La praxis est réflexion et action des hommes sur le monde pour le transformer. Sans elle, le dépassement de la contradiction oppresseurs/opprimés est impossible. Et ce dépassement exige l’insertion critique des opprimés dans la situation d’oppression afin que, en objectivant cette situation, ils agissent en même temps sur elle. Ici, l’insertion critique et l’action se rejoignent. C’est pourquoi la simple compréhension d’une situation qui ne conduit pas À cette insertion critique –déjA action- ne peut aboutir À aucune transformation de la réalité objective, parce qu’il ne s’agit pas d’une véritable compréhension. " Un peu plus loin : " Aucune pédagogie vraiment libératrice ne peut rester À distance des opprimés, c’est-À-dire les considérer comme des malheureux, passibles d’un ‘traitement‘ humanitaire, et proposer, À partir d’exemples choisis chez les oppresseurs, des modèles pour leur ‘promotion’. (…) C’est pour cette raison que seuls les opprimés, en se libérant, peuvent libérer leurs oppresseurs. Ceux-ci, en tant que classe qui opprime, ne peuvent ni se libérer ni libérer autrui. " Ailleurs, dans Conscientisation et révolution, il s’en prend À " ce mythe nécessaire aux classes dominantes (…) la prétendue neutralité de la science, d’où découlent la non moins fameuse impartialité du scientifique et sa criminelle indifférence À l’utilisation de ses découvertes. Mais, ajoute-t-il, nous ne pouvons pas répondre au mythe de la neutralité de la science et de l’impartialité du scientifique avec la mystification de la vérité, mais avec le respect de cette vérité. (…) Cette attitude vigilante caractérise le chercheur critique, celui qui ne se satisfait pas d’apparences. Il sait bien que la connaissance n’est pas quelque chose de donné, de fini : c’est un processus social qui exige l’action transformatrice des humains sur le monde. "

Freinet fait écho À cette prétendue neutralité de la science À propos de l’école : " Il nous reste, hélas ! trop ancrée encore dans les esprits, l’hypocrite illusion d’une école qui concilierait par sa neutralité toutes les théories pédagogiques et sociales, d’une école au service des enfants, alors qu’elle n’est en réalité, comme toutes les écoles, qu’au service exclusif de la classe qui la crée et qui l’administre, illusion qui pousse les prolétaires eux-mêmes À défendre une organisation dans son essence antiprolétarienne. " Ce qui fait sans doute l’accord entre ces trois grands et qui accroît la distance qui les sépare de la tradition pédagogique, laquelle n’est malheureusement pas l’apanage de ceux qui s’assument comme conservateurs, c’est d’abord, À partir d’une analyse des conditions sociales de sa production, une réflexion sur le savoir et, en conséquence, la mise en cause du processus éducatif qui n’en est jamais que la projection sur l’individu. Makarenko le dit dans un tout autre style À la fin de son Poème pédagogique : 

" En 1932, on dit dans la commune :

  • Nous allons faire des Leicas !
Celui qui le dit était un tchékiste, un révolutionnaire et un ouvrier, ni ingénieur, ni constructeur d’appareils photographiques. Les autres tchékistes, révolutionnaires et bolcheviks dirent :
  • Eh bien, que les communards fassent des Leicas !
Les communards, À ce moment-lA, ne s’émouvaient pas :
  • Des Leicas, naturellement, nous ferons des Leicas !
Mais des centaines de gens, d’ingénieurs, d’opticiens, répondirent :
  • Des Leicas ? Vous dites ? Ha-ha ! (…) Ces gamins ? Des objectifs au micron près ?
Mais cinq cents garçonnets et fillettes s’étaient déjA lancés dans le monde des microns, dans la toile d’araignée ultra-ténue des tours de haute précision, dans la sphère infiniment délicate des tolérances, des aberrations sphériques et des courbes optiques, se tournant, rieurs, vers les tchékistes.
  • Allez-y, les gosses, allez-y sans crainte, disaient les tchékistes. (…)
Bien des choses sont déjA du passé et bien d’autres s’oublient. (…) Chaque printemps, la faculté ouvrière de la commune envoie aux établissements d’enseignement supérieur des dizaines d’étudiants… "

On retrouve lA la manière dont Marx s’oppose au projet d’école pour le peuple dont la classe dominante avait impérativement besoin pour fermer l’ère des révolutions, modèle que la banque mondiale et le FMI imposent aujourd’hui aux peuples qui tentent de sortir du chaos où des siècles de spoliation les ont plongés. Pas de formation intellectuelle sans participation À la production, sans engagement dans la réalité pour la transformer. Ce qui est important ici, c’est que cette nécessité concerne le mode de production de tous les savoirs, qu’il s’agisse de ceux que l’apprenti se forge ou de ceux que l’expert continue de développer. Dès lors, ce qui est fondamentalement en cause, c’est la division sur laquelle repose la didactique entre la sphère des savoirs savants qui seraient produits lA-haut et celle des savoirs enseignés que l’apprenti d’en bas aurait À acquérir. Cette opposition ne résiste pas À la définition des savoirs non en tant que produits mais en tant que processus de production. Ce que dit très bien Paolo Freire en parlant du chercheur critique : " il ne peut accepter que la quête de connaissance s’épuise dans la simple narration de la réalité, moins encore, ce qui serait pire, qu’elle soit proclamation que ce qui existe doit être ce qui doit exister. Bien au contraire, il veut transformer la réalité afin que ce qui est en train d’avoir lieu d’une certaine façon commence À se passer d’une façon différente. " VoilA une bonne définition de l’apprentissage dont on comprend qu’elle convienne mal À nombre de professionnels du savoir…

 
Jean FOUCAMBERT