La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°60  décembre 1997

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L'écrit au compte-gouttes



Vous êtes lecteur. L'étiez-vous quand vous étiez enfant ? Sans vouloir que soient retracés de véritables "itinéraires de lecture", notre revue sollicité les souvenirs de quelques personnes. À sa façon, cette suite de récits pourtant singuliers mais issus de générations différentes, témoigne de ce que des enfants ont pu lire depuis un demi-siècle.


Il n'y avait pas de livres À la maison. Ce fut bien plus tard, au cours de mon adolescence, que je découvris au grenier, rangés dans une petite armoire vitrée parmi divers objets hétéroclites, des manuels scolaires vieillots et quelques ouvrages pratiques d'électricité que mon père avait sans doute acquis pour sa formation technique.

Mais je disposais de mes livres d'école, que nous achetions. Sur la page de garde, ma mère traçait un trait-guide puis écrivait soigneusement au crayon mon prénom et mon nom. Je me souviens particulièrement de l'un d'eux, édité par la " librairie Istra " pour le cours préparatoire. Il me révéla les joies et les tourments de l'écrit. Les premières pages étaient, évidemment, consacrées À l'inévitable syllabaire. Mais très vite, remplaçant les " Riri a ri ", " Papa ira a Paris " et autres " Bébé a bobo ", venaient des textes nombreux accompagnés de dessins naïfs À la plume. Des textes qui racontaient la vie de tous les jours, au village plus qu'À la ville, les fêtes et les événements saisonniers, des travaux, des promenades, des plaisirs simples et de petits malheurs. Des textes qui découvraient au tout jeune campagnard que j'étais les marais salants (oh ! l'énigmatique dessin, comme un oeil géant), " la mer, la mer immense " et les flots démontés se jouant d'une pauvre barque de pêcheur, " Strasbourg la belle ville ", et Arlequin, Pierrot et Colombine... L'expression en était avenante, le rythme léger et entraînant. Cependant, ici et lA, quelques phrases me plongeaient dans un profond désarroi. Ainsi de : " Bras et jambes sont fatigués de l'inaction." (!) que j'ai dû remâcher bien des fois puisque je m'en souviens encore. Il y avait aussi des contes - adaptés - de Perrault, de vieilles chansons, un poème assez mièvre de Maurice Bouchor, quelques vers de Victor Hugo et ce charmant petit texte d'après Anatole France : " Catherine et Jean s'en vont par les prés fleuris "... Tout est encore fraîchement présent dans mon souvenir.

Durant les longues soirées d'automne et d'hiver, À la lueur de la faible ampoule qui éclairait la cuisine, j'ai souvent feuilleté une édition de l'almanach Vermot ; j'ai lu et relu, n'ayant pas d'autres ouvrages, Zig et Puce aux Indes, Zig et Puce en route pour l'Amérique d'Alain Saint-Ogan. À chaque nouvelle lecture, tout en me laissant porter par l'histoire dont je connaissais par coeur les épisodes, je m'attachais aux moindres détails du dessin et du texte, m'attardant sur tout ce qui me paraissait insolite ou troublant, et nourrissant ainsi mon imagination.

Le premier roman dont je me souviens - Les compagnons de l'aubépin, de Maurice Genevois, je crois - fut tiré d'une armoire vitrée, récente et modeste bibliothèque du Cours Complémentaire où j'étudiais. Les aventures de ce groupe d'adolescents À la recherche d'un trésor me passionnèrent. La lecture occasionnelle d'autres ouvrages occupa probablement quelques loisirs. Ma mémoire conserve cependant peu de traces de ces écrits : un Jules Verne, peut-être. Évidemment Les Pieds Nickelés, célèbres À l'époque. Quelques feuilletons, me semble-t-il... Ah, si ! On m'avait offert une édition grand format et résumée de " L'île au trésor ". Mais je ne réussis jamais À dépasser l'auberge de " L'Amiral Benbow ", bien trop effrayé par son isolement, les fureurs du Capitaine, la brève apparition de Chien noir et plus encore par l'horrible aveugle lorsqu'il serra la main de Jim - la mienne ! - " comme dans un étau ". Je me contentai, ensuite, d'examiner les illustrations en couleurs qui me paraissaient beaucoup plus sereines que ce que j'avais d'abord lu.

Bien que je fusse éloigné du grand monde des livres, les livres m'attiraient et j'avais pour eux, À commencer par les manuels scolaires, un profond respect. Je décidai un jour de constituer " ma " bibliothèque. Pour cela, j'installai dans ma chambre, sur une vieille table vernie qui me servait de bureau, une étagère au rebut provenant d'un ancien buffet. Les premiers ouvrages qui prirent place furent... les petits classiques Vaubourdolle utilisés en classe ! Molière, Corneille, Racine et Madame de Sévigné débutèrent ainsi la série. Il faudra attendre quelques années (c'était la guerre) pour que s'enrichisse le fonds, en nombre et en variété, et pour que le XXè siècle apparaisse.

Mais ceci est une autre histoire. J'étais adolescent alors, quand s'effondra l'univers heureux de croyances et de valeurs dans lequel avait baigné mon enfance. Ce cataclysme me foudroya littéralement et je commençai À chercher fébrilement dans tous les écrits que je rencontrais une réponse aux questions qui me tourmentaient, tentant vainement de remettre de l'ordre dans ma tête et de calmer mon angoisse.

Depuis ce temps, je ne sais pas vivre sans quelque écrit À mes côtés. À

Pierre BADIOU