La revue de l'AFL Les actes de lecture n°60 décembre 1997 ___________________
1) récits croisés de 5 livres : ce livre parle de ça, ce livre par rapport au premier, ce livre comme le deuxième mais contrairement au troisième. 2) points de vue croisés des auteurs : cet auteur, comme le deuxième et le quatrième, mais contrairement au troisième pense que… 3) statut de lecteur : pour qui nous prennent chacun de ces livres pour nous raconter de telles histoires ? 4) écriture : comparer la manière dont chaque livre traite un sujet par l'écriture. 5) le réseau : montrer que sur la présentation effectuée il existe bien d'autres livres, des livres plus faciles À lire et plus difficiles… et montrer ces livres. Nous avons choisi, ici, de traiter ce thème de l'exil À partir d'ouvrages de fiction. C'est au travers des relations manifestes que les écrits entretiennent entre eux, À partir de celles que nous avons décelées que s'articulera notre mise en réseau. Bien sûr, ce ne sont pas forcément les meilleurs mais ceux qui nous semblent les plus représentatifs de l'observation recherchée. « En les comparant, élément par élément, nous espérons permettre aux lecteurs de passer avec eux ce pacte littéraire qui naît lorsqu'il se passe quelque chose entre le texte À lire et les autres déjA lus ». (Y. Chenouf, À.L. n°25). La présentation a porté, en définitive sur 4 albums : Rachid de Tahar Ben Jelloun (Seuil) Rachid de Maubille (Pastel) Une vieille histoire de Susie Morgenstern (Messidor la Farandole) Le voyage de grand-père d'Allen Say (L'école des loisirs). Présentation des albums : En début de séance, nous rappelons les événements qui ont motivé cette présentation de livres et nous en justifions leur choix. Ces 4 textes mettent en scène des personnages ayant été confrontés À une langue et une culture différentes de la leur. Ces écrits montrent de quelle manière ils vont assimiler, intégrer et utiliser ces différences dans leur histoire personnelle. On choisit de les présenter, dans une même séance, les uns après les autres, tout en croisant les récits et en montrant comment « les livres s'appellent et se répondent », insistant de cette façon, sur les passerelles qui nous permettent de rebondir d'un texte À l'autre. Tous les jours précédant cette présentation, d'autres ouvrages ont été abordés en référence À notre sujet de préoccupation particulier. Les élèves sont conduits, de ce fait, À comparer des livres, mais également, À d'autres moments des auteurs, des thèmes, des collections, des genres entre eux par association, analogie, opposition… Ainsi, ils prendront de la distance avec la lecture qu'ils viennent de faire ; c'est la réitération de ces mises en réseau qui contribue À la constitution d'une culture écrite. Nous débuterons avec les 2 albums au titre identique : Rachid. Il s'agit de 2 enfants de même prénom, d'origine proche, libanaise ou marocaine, de même religion et de même âge que Soufiane. Rachid / Maubille : Rachid est confronté au même problème que Soufiane. C'est la première rentrée des classes au milieu d'enfants inconnus, parlant une langue différente, ayant d'autres habitudes alimentaires. Même sa tenue vestimentaire le démarque, il porte le keffiech. À la différence de Soufiane, l'incompréhension de l'ensemble de la classe pousse ces élèves À rejeter Rachid. C'est par la médiation du Jeu de bille que, seul, il parviendra À instaurer un dialogue. Rachid / T. Ben Jelloun : notre personnage principal, Rachid, aux même origines que Soufiane, n'a, lui, jamais connu son pays d'origine. Parfaitement installé dans notre société de consommation, c'est un inconditionnel de la télévision. Nourri de dessins animés japonais et de séries américaines, il fait le désespoir de son père qui lui impose un voyage au Maroc, lors de ses prochains vacances scolaires. L'idée de ce départ contraint et obligatoire vers l'inconnu et la nouveauté produit chez Rachid un questionnement et des angoisses identiques À ceux déjA évoqués. Il va découvrir, pourtant, une autre culture, d'autres valeurs, celles de son grand-père : l'islam, une vie au rythme de la nature, le village, en particulier. Après plusieurs « batailles intérieures », Rachid apprend À connaître la culture de ses ancêtres sans pour autant renier le monde dans lequel il est né. Les 2 albums suivants peuvent être assimilés À des biographies. Ils retracent la vie de 2 personnes émigrées. Le voyage de grand-père / À. Say : contrairement aux 2 précédents personnages, personne n'impose au héros de partir. C'est un choix délibéré de découvrir le monde. Il témoigne d'un appétit féroce de nouveaux espaces. Il quitte le Japon pour l'Amérique du Nord. Et, ce sera un va et vient permanent, avec femme et enfants, voyageant d'une culture À l'autre. C'est la guerre entre les deux pays qui le contraindra À rester dans son pays d'origine. Bien des années plus tard, son petit-fils reproduira le processus, illustrant l'impossibilité d'un choix irrémédiable, définitif. Une vieille histoire / S Morgenstern : la guerre, cette fois, conduira le personnage principal À l'exil, en France. C'est À la fin de sa vie qu'À partir d'événements quotidiens elle fait des retours en arrière : son arrivée en France, son mariage avec un émigré d'Europe Centrale, sa difficulté À s'exprimer dans une langue étrangère…, autant d'exemples déjA évoqués dans les albums précédents. La séance se termine par la lecture d'un des textes. On a choisi le livre de T. Ben Jelloun. Il a été sélectionné après élimination des 3 autres. C'est À cause de son écriture brève et réduite que nous n'avons pas gardé celui de J. Maubille. L'auteur, certainement soucieux de rendre l'histoire plus vivante, plus accessible À un jeune public choisit de la raconter, en grande partie, sous la forme d'un dialogue, en utilisant le langage parlé et familier. Il aborde l'implicite (le foulard, les interdits alimentaires…) le plus souvent par les illustrations au détriment de l'écrit. Pourtant, c'est certainement ce texte qui faisait le plus écho À l'expérience de nos élèves. À. Say note dans les dernières lignes de son récit cette phrase : « Le plus drôle, c'est que dès que je suis dans un pays je m'ennuie de l'autre ». Pourquoi s'être cru obligé d'insister sur une sensation sous-jacente tout au long du texte ? Les élèves seraient-ils incapables de le déduire de leur propre lecture ? Trop petits ? À propos du choix des textes, À la question souvent posée : « Pourquoi donner À des enfants de 5/8 ans autre chose À lire que des textes que leur intelligence limitée soit en mesure de comprendre ? », ne convient-il pas de répondre que la moindre des marques de respect qu'on puisse accorder À un apprenti lecteur est de lui offrir des expériences de lectures vraies. En ce qui concerne l'album de S. Morgenstern, seuls certains passages correspondaient réellement au questionnement de nos élèves. L'essentiel du texte développe principalement le thème de la vieillesse et de la solitude. On ne retrouve celui de l'exil qu'au fil des pages, dans les descriptions ponctuelles de souvenirs. Dans Rachid de T. Ben Jelloun », si le thème traité, l'histoire sont tout aussi banaux que dans les trois ouvrages, au moment de sa lecture, c'est le texte qui nous accroche et provoque une émotion esthétique que renforcent mise en page et graphisme : La première page relate un fait de la vie quotidienne, une pratique courante et habituelle de la majorité des enfants À leur retour de classe : ils se plongent dans les feuilletons télévisés. Et pourtant, malgré la banalité de cette situation initiale, le lecteur n'a qu'une idée, poursuivre sa lecture. Au delA de l'histoire, ce qui le pousse À continuer, en fait, c'est l'écriture : agencement des phrases, choix du texte. Ces impressions se confirmeront tout au long de l'album et, même, se renforceront, lorsque notre héros arrivera au Maroc. Les illustrations, aussi, concourent À ces effets : des images encadrées, agressives, violentes quand « l'enfant de la télé » est « fasciné, ensorcelé » par « le petit écran » laissent la place À d'autres plus douces, dans des tons pastel, pleine page lorsqu' « il sait maintenant qu'il existe d'autres merveilles, d'autres images ». Alors, « les images sur l'écran ont moins de mystères qu'un petit arbre trapu appelé arganier… ». Cependant comme « il n'est pas tout À fait guéri de la télé, mais » , quand il se met devant « il a la tête ailleurs », face À un choix difficile, voire impossible, Rachid va devoir composer. Et, sur la dernière double page, une partie du cadre réapparaît À gauche, avec la télé tandis qu'À droite, au-dessus de sa tête, demeurent, pleine page, les souvenirs du Maroc. Nous apprécierons également, chez cet auteur, d'avoir conservé son style alors qu'il s'adresse À un public de plus jeunes lecteurs. Certains passages de La nuit sacrée, roman (Seuil , 1987) sont extrêmement proches de cet album. Bien sûr, la longueur du texte diffère. Malgré tout, Rachid dépasse largement les 250 mots et peut être considéré comme long, voire très long. N'oublions pas, enfin, que l'adulte, aussi, est interpellé par les propos, l'écriture et l'auteur, et que c'est, « sous influence », que son choix sera finalement arrêté ! En conclusion, nous pouvons dire que ce texte répond aux critères de choix redéfinis par le groupe de recherche « Lecture et voix directe », À savoir : - du côté de sa fonctionnalité, il accompagne l'expérience affective (il s'agit, pour le héros, d'affronter, seul, un moment fort de sa vie, face À un environnement inconnu, déstabilisant sans être forcément hostile) mais aussi l'expérience cognitive (texte long, À lire entre les lignes) et intellectuelle (présence d'un point de vue auquel on peut se confronter, permettant, ainsi, de prendre de la distance et de penser son rapport au monde). - du côté de la textualité, il permet, par exemple, d'entrer dans la matérialité d'un texte (format et illustrations) mais aussi d'aborder le lexique (vocabulaire riche) et pourquoi pas les structures textuelles (traitement de l'explicite et de l'implicite). - du côté de l'intertextualité, il est évidemment intégrable dans une mise en réseau. C'est en recherchant, initialement, plusieurs textes répondant À des variations sur un même thème que nous avons sélectionné cet ouvrage. Pour compléter ce travail, nous avons puisé dans la « littérature savante » : Onitsha, Poisson d'or de Le Clézio », Les Ritals de Cavanna, Le champ de personne de Picouly ». La lecture quotidienne de courts extraits de ces romans nous a permis de montrer que ces préoccupations appartenaient encore au monde des adultes. À |
Mireille Teppa, Christiane Berruto.
|