La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°60 décembre 1997 ___________________ "Les jeunes lectures durent toujours..." Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse La littérature jeunesse existe : ils l'ont rencontrée. Le 17 septembre dernier (1997), l'AFL a organisé À la bibliothèque Abbaye-les-Bains À Grenoble, une rencontre informelle entre un libraire, des bibliothécaires, des formateurs, des instituteurs, tous témoins et/ou acteurs de l'explosion de la production de littérature-jeunesse de ces 30 dernières années et de ce qui s'est joué autour de ce phénomène : effets économiques, courants idéologiques, rapports de force entre les éditeurs, relations entre les écoles et cette littérature, entre l'institution scolaire et les bibliothèques publiques, etc... Même sans être tombé dans la littérature-jeunesse quand il était petit, tout un chacun sait qu'il existe des «livres pour enfants», en a lu quelques-uns, s'en fait une certaine représentation. Tout le monde n'en vient pas pour autant, comme les participants À cette table ronde, À considérer cette production comme de la littérature. Quels itinéraires ont amené ceux qui sont autour de cette table À donner un statut littéraire À la production éditoriale en direction de la jeunesse (ou du moins À une partie de cette production) ? Des parcours particuliers, vraiment ? Michel Eymard, directeur du Centre de classes-lecture de La Villeneuve de Grenoble. Je suis venu par hasard À la littérature-jeunesse : Je travaillais dans une école munie d'une BCD où se menait une coopération avec les équipements du quartier, dont une médiathèque. L'équipe s'interrogeant sur la politique d'achats de livres, elle a mis en place des comités de lecture chargés de faire des propositions À partir de lots de livres prêtés par la médiathèque. Jusque-lA, j'étais exclusivement concerné par la gestion de la BCD. C'est la rencontre avec Sylviane Teillard, bibliothécaire, qui a déclenché la révélation, sans formation particulière. Dominique Tissot, Bibliothécaire de la bibliothèque Abbaye-les-Bains À Grenoble : J'étais parent d'élève À l'école La Fontaine et disponible. Mon projet se limitait À "raconter des histoires aux enfants". Un projet d'installation de BCD était dans l'air : je me suis «incrustée ». À cette occasion, j'ai rencontré des documentalistes et des professionnelles, et j'ai compris que les livres pour enfants, ce n'était pas n'importe quoi, qu'il y avait des métiers du livre, des politiques éditoriales, etc. Six mois plus tard, je déménageai dans la région PACA, désertique au niveau de la lecture publique. J'ai souhaité partager la petite expérience acquise À Grenoble auprès de Katy Feinstein et c'est À mon retour À Grenoble que j'ai changé de voie professionnelle en m'engageant dans une formation de bibliothécaire. Mon exigence s'est beaucoup accrue depuis le temps où je souhaitais "raconter des histoires aux enfants", et si je le fais toujours, j'attache énormément d'importance aux conseils aux parents. Françoise Di Candia, institutrice, école de la Rampe, Villeneuve de Grenoble : J'étais institutrice dans une école où il y avait pas mal de livres auxquels je n'accédais pas faute de points de repère, quand j'ai saisi l'opportunité d'une formation offerte par le CRILJ qui m'a révélé un univers que j'ignorais complètement. Un travail d'équipe a suivi cette formation. Nous voulions engager un travail en direction des enfants, bien- sûr, mais aussi en direction des parents. Nous avons organisé notre première vente de livres, et pendant un an, nous avons pris notre bâton de pèlerin : introduits par des parents dans des comités d'entreprises, nous nous sommes déplacés À plusieurs reprises les mercredis, pleins du désir de "montrer tout ça". Katy Feinstein, Bibliothécaire : Je suis devenue bibliothécaire par hasard , je cherchais du travail. La directrice de la bibliothèque où je travaillais parlait avec enthousiasme des livres pour enfants. Ses propos, associés aux bonnes odeurs de cuisine qui montaient de son appartement, et au plaisir nostalgique des souvenirs de lectures enfantines retrouvés, ne sont pas pour rien dans mon propre intérêt pour cette littérature. C'est alors que j'ai découvert les livres d'Harlin Quist, les éditions du Sourire qui Mord, que j'ai rencontré Christian Bruel, si convaincant et que je suis partie en croisade. J'ai l'impression de mener auprès des enfants et de leurs parents un travail qui vaut quelque chose : les adultes lecteurs qui fréquentent les bibliothèques ont déjA fait leur choix, l'impact du travail de bibliothécaires en secteur adulte est évidemment moins important. Je fais parfois figure de vieille routarde mais je continue À me battre pour que les gens comprennent que les enfants ont droit À une vraie littérature. Sadok Bouzaïene, libraire À la Villeneuve de Grenoble : C'est À l'entrée de ma fille À l'école maternelle, dans le 20ème arrondissement de Paris, que j'ai rencontré une institutrice passionnée de littérature jeunesse. Je travaillais À l'étranger, je revenais tous les 3 mois chargé de livres pour enfants des pays où j'avais séjourné. Je les traduisais aux enfants de Belleville, eux aussi, originaires de différents pays. La première vente de livres organisée À l'école m'a donné l'occasion de travailler avec des éditeurs ce qui "me laissa moins dépourvu, quand le chômage fut venu". Je suis arrivé À cette Villeneuve où s'expérimentait une certaine alternative dans les rapports sociaux, avec l'idée d'y installer un commerce. J'ai choisi une librairie jeunesse. Je la maintiens jusqu'ici contre vents et marées. S'approprier un livre en l'achetant, l'emmener chez soi, le garder, c'est un geste auquel devrait avoir droit tout enfant quelles que soient son origine et sa condition sociale. Ce ne sont pas les librairies des centre-ville qui peuvent offrir cette possibilité au plus grand nombre d'enfants. Les petites librairies de quartier (même si elles doivent pour survivre être en même temps débit de tabac) sont seules À pouvoir établir des relations avec les familles et promouvoir auprès du plus grand nombre la littérature jeunesse. Robert Roussillon, bibliothécaire À Seyssinet : Je me suis rendu pour la première fois À 15 ans dans une bibliothèque par le plus grand des hasards, suite À la recommandation d'un professeur du collège qui nous incitait À lire plus. Quand j'ai eu deux fois quinze ans, je me suis aperçu que j'avais lu n'importe quoi. Pourtant l'importance de la littérature jeunesse me paraît justement liée À l'âge de son public : elle s'adresse À des personnes vivant des moments décisifs de leur existence. Les jeunes ont tous quelque chose À défendre et notamment À l'égard de leurs parents. La littérature jeunesse peut ouvrir des pistes. Ceux qui croient que les livres pour enfants ne sont que des passe-temps sans importance risquent de les priver d'un recours utile dans un itinéraire personnel. Hélène Gondrand, formatrice À l'IUFM : J'ai beaucoup lu étant petite : des roses, des vertes, des pas mûres et des albums du Père Castor qu'il m'arrive de retrouver au hasard des rééditions. Un jour, un professeur a demandé aux élèves de la classe de choisir un livre et de le présenter aux autres (je me rappelle avoir choisi Grain d'aile de Paul Eluard). J'ai le souvenir que ce fut pour moi comme pour d'autres, un moment de partage important. La notion de littérature-jeunesse me paraît suspecte. Se demander si un texte qu'on soumet À des enfants ou À des jeunes est ou n'est pas de la littérature, me paraît une question plus fondamentale. Je lis donc de la littérature-jeunesse comme je lirais autre chose. En tant que formatrice, je l'utilise fréquemment. Sylviane Teillard, bibliothécaire : La lecture a toujours été pour moi une activité valorisée mais entachée de paternalisme : dans la petite ville où j'habitais, c'est l'épouse du notaire qui prêtait les livres. Tout un symbole... Après une période passée À la gestion d'un service culturel municipal où j'avais été particulièrement chargée du suivi des travaux de la bibliothèque, le moment de l'inauguration fut pour moi un tournant décisif : c'était lA que je devais travailler. j'ai demandé et obtenu un travail de bibliothécaire. À mon arrivée À Grenoble, seule une place de bibliothécaire en secteur jeunesse était disponible. Je l'ai occupée deux mois en me gardant bien d'ouvrir un seul livre et en attendant qu'une place se libère dans le secteur adulte. Une fidèle utilisatrice de la bibliothèque est en partie À l'origine de ma conversion. Elle parlait des livres d'une façon si convaincante que je me suis inscrite au CAFB jeunesse, ce qui a été l'occasion de lectures et de rencontres passionnantes avec des personnes aussi majeures que Geneviève Patte, Isabelle Jean, Claude-Anne Parmeggiani. C'est dans le secteur-jeunesse que j'ai toujours eu l'impression d'être le plus utile. Les enfants m'ont toujours révélé la qualité des livres. L'impression qu'un livre laisse sur eux me paraît le meilleur indicateur d'une réussite éditoriale. La vie d'un enfant lecteur, c'est court. C'est pourquoi on n'a pas le droit de promouvoir n'importe quoi. Si on n'a pas lu Balzac À 20 ans, on peut encore le lire À 30 ans et il ne sera pas trop tard À 50 ou À 80. Pendant 4 ou 5 ans, il faut tout mettre en oeuvre pour que les enfants disposent du meilleur de la production. "Partage", "révélation", "rencontre" " croisade", sans parler du prosélytisme qui animait chacun des participants... la prégnance des termes empruntés À la religion saute aux oreilles. Qui pourrait nier que l'heure était alors À la «pastorale», selon l'heureuse expression de J-C Passeron ? Pour rester dans la métaphore religieuse, disons qu'une conversion ne s'opère pas absolument par hasard et qu'une rencontre est rarement déterminante À elle seule. Pourtant, autour de la table, nombreux sont ceux qui tiennent À exprimer leur dette envers ceux qui les ont initiés À la littérature (jeunesse ou non) avant qu'eux-mêmes ne jouent ce rôle auprès des autres. Le rôle des «passeurs» « Parent, ami, professeur, libraire, bibliothécaire, certaines personnes favorisent les révélations » observe Hélène Gondrand. « Tout comme certains textes semblent propices À les provoquer » précise Robert Roussillon. « C'est quelque chose de très gratifiant que de recevoir la recommandation d'un livre de la part de quelqu'un qui a pensé À vous en le lisant, renchérit SylvianeTeillard. D'un autre côté, quoi de plus décevant, pour un lecteur peu assuré que de se casser les dents sur un livre après avoir été mis en appétit suite À une prestation passionnée? J'ai appris À mes dépens qu'un enthousiasme débordant peut dévaloriser À leurs propres yeux ceux qui ne le partagent pas. En même temps que les instituteurs (sous les amicales pressions des bibliothécaires) commençaient À s'emparer de la littérature-jeunesse, j'ai ressenti le besoin d'assortir mes présentations de livres de précautions techniques (élucider la métaphore du serpent qui se mord la queue dans le premier chapitre du Noeud de vipère, d'Hervé Bazin, par exemple...). La publication dans les Actes de Lecture d'un article d'Yvanne Chenouf qui mettait en garde contre les effets pervers de la séduction, a renforcé ma prudence et mes précautions. » Le contexte des années 70 La diffusion de certaines idées, certaines mutations sociales et idéologiques, certains bouleversements dans le domaine de l'édition ont précédé et sans doute réalisé les conditions favorables À l'éclosion d'une nouvelle littérature. « Dans les années 70, nombreux sont les parents, les bibliothécaires ou les enseignants animés d'un désir de changements politiques et sociaux, se souvient Katy Feinstein. Ils estiment que la littérature-jeunesse peut fournir aux enfants une autonomie qui, À défaut d'être suffisante pour changer le monde, peut transformer leur rapport au monde et leur apporter une plus grande liberté. Je me rappelle même une conférence au CRDP où des propos de cet ordre tenus par Ruy Vidal provoquaient un brouhaha dans la salle. » Sylviane Teillard : « C'est également l'époque où l'attention portée À la psychologie de l'enfant se généralise. Le regard de la société sur l'enfance évolue. La diffusion de certains textes de philosophie et de psychologie auprès des étudiants mais aussi le succès médiatique d'une Françoise Dolto (qui militait d'ailleurs pour le droit des enfants À disposer de leurs lectures) ont participé À cette évolution. » Hélène Gondrand «Les nouvelles attentes de l'école ont créé une condition favorable aux bouleversements qui ont affecté l'édition pour la jeunesse. La diffusion des idées de Bourdieu avec le succès de son livre Les héritiers, en 68, a touché de nombreux enseignants. L'école doute d'elle-même, elle a l'impression de se fourvoyer en diffusant la «culture». » « Ces attentes nouvelles correspondent au déclin du «pédagogue-écrivain pour la jeunesse» rappelle Sadok Bouzaïene. La relation induite par les livres entre les écrivains et leurs lecteurs devient plus forte, plus intime, moins entachée d'intentions pédagogiques. » Sans ces évolutions des mentalités, les insolences d'un Maurice Sendak, les bienfaisantes iconoclasties d'un Tomi Ungerer, les provocations d'un Harlin Quist auraient-elles trouvé un écho ou plus concrètement un éditeur ? Nouveaux thèmes, nouveaux sujets, nouveaux écrivains... « C'est l'époque fastueuse où des auteurs comme Harlin Quist peuvent mettre À mal l'image des enseignants et des adultes en général, se souvient Sylviane Teillard. L'époque aussi, où les enfants de certains quartiers refusent la lecture de livres dont nous faisons la promotion parce que les valeurs qu'ils véhiculent se révèlent trop éloignées des celles de leurs familles. Je me rappelle comment Aurore, la petite fille du bâtiment Z de Maria Gripe, où le père de l'héroïne reste À la maison tandis que sa mère travaille, a été boycotté par des enfants qui devaient ressentir cette situation comme contraire aux valeurs de leurs familles. C'est ce qui m'a fait réaliser que par les livres, on pouvait vraiment aborder des problèmes de société brûlants. La société dans laquelle on vivait était enfin représentée avec un peu de variété. Ca nous changeait À la fois des stéréotypes des Alice et autres Club des 5, tout en décillant notre regard sur la littérature-jeunesse : sa fonction de miroir de la société nous apparaissait plus nettement. Certains livres ont beaucoup fait discuter. » nouveaux rapports entre l'école et les bibliothèques publiques... « Les instituteurs et les professeurs étaient avant tout travaillés par la thématique des livres qu'ils souhaitaient promouvoir, fait observer Katy Feinstein. Ils ne s'intéressaient d'ailleurs guère aux albums. C'était l'âge d'or de la collection Travelling qui abordait des sujets dans le vent comme la sexualité des jeunes, le chômage, la drogue. Je me rappelle certaines discussions épiques avec des professeurs auxquels je faisais remarquer l'indigence littéraire de certains de ces livres, et qui me répondaient qu'aux moins, ceux-lA, les jeunes les lisaient (ce qui était vrai). » Michel Eymard : « Je me reconnais tout À fait dans ses propos. J'ai été longtemps, avant tout sensible À ce que racontaient les livres et aux idées qu'il véhiculaient. » « Les relations entre les bibliothécaires et les enseignants n'étaient pas des plus consensuelles, insiste Yvanne Chenouf. Les enseignants ne se contentaient plus de diffuser le patrimoine littéraire, ils le prenaient en main, ça n'allait pas sans poser de sérieux problèmes. Je me rappelle de belles bagarres au sujet de la qualité des livres. L'engouement des enseignants pour la littérature «pour et par» les enfants suscitait la méfiance des bibliothécaires soucieux de qualité littéraire. De leur côté auteurs et éditeurs considéraient avec réticence les enseignants qui réclamaient que des thèmes d'actualité soient abordés dans les textes pour la jeunesse, les soupçonnant de promouvoir une littérature de commande plus À même, selon eux, d'enfermer les lecteurs dans leurs problèmes que de les rendre aptes À y faire face. » accompagnent des changements dans le monde de l'édition... « Le livre pour enfants À visées éducatives ou morales, écrit par des pédagogues, avait fait son temps. Les différentes conceptions éditoriales deviennent plus explicites (ambition pédagogique, choix des thèmes, présupposés esthétiques, mais aussi choix du format ...), peuvent s'opposer plus clairement mais aussi plus violemment. » Sadok Bouzaïene. jusqu'À la naissance d'une nouvelle littérature. Montrer des choses qu'on n'a jamais montrées, parler de choses dont on n'a jamais parlé, cela ne suffit pas À créer une nouvelle littérature. Les albums qui restent aujourd'hui des références (publiés le plus souvent À l'École des Loisirs comme les albums de Maurice Sendak, de Tomi Ungerer, des succès tels que Petit Bleu et petit Jaune, qui ne se sont jamais démentis, sont peut-être des oeuvres de graphistes avant d'être des œuvres d'auteurs. Même quand il s'agit de textes très écrits (comme Flon-Flon et Musette par exemple), les textes sont généralement courts et l'artiste se considère le plus souvent comme un graphiste amené À l'écriture par son travail d'illustrateur. À quel événement, À quel livre, À quel auteur faire remonter la naissance de ce nouveau genre «la littérature-jeunesse»? La littérature-Jeunesse existe, Michel Eymard l'a rencontrée. « J'ai commencé À m'intéresser À la question de la langue avec La fête des mères de D. Daeninckx. J'ai lu le livre À cause de l'intérêt que je portais À sa thématique (le chômage, la dérive d'un homme, la destructuration d'une famille). J'ai en même temps été touché par son écriture : Daeninckx n'explicite rien, suggère, le mot chômage n'est jamais imprimé. J'ai certainement lu d'autres livres sur ce sujet, je les ai oubliés. Si je n'ai pas oublié celui-lA, c'est À cause de la qualité de son écriture. » « Avant La fête des mères, corrige Yvanne Chenouf, des livres comme Rue de la chance ou comme Drôle de samedi soir avaient interpellé instituteurs et bibliothécaires. L'organisation du récit, provoquait chez le lecteur une inquiétude qui témoignait d'une évidente intention d'auteur. Cet intérêt porté au «fait de langue» était très nouveau. Pour moi, le premier qui ait parlé de ces phénomènes de langue, c'est Yves Pinguilly : « il faut se baigner dans la langue», disait-il dans les années 70 et je ne comprenais même pas de quoi il voulait parler. Yves Pinguilly est quelqu'un qui écrit des romans et non pas des suites d'actions. Il défend quelque chose au niveau de la langue auprès des enfants. » Il est bien évident qu'après l'explosion qu'a connue la production de la littérature-jeunesse dans les années 70, les rapports des enseignants et des bibliothécaires avec cette production se sont transformés. Si une littérature naissante a pu devoir au hasard si souvent évoqué plus haut, la rencontre avec son public, on est en droit d'espérer que 30 ans d'histoire éditoriale et 20 années d'existence des BCD ont produit quelques effets. Nouveaux(elles) bibliothécaires « Nous pensions que les étudiants de l'IUT qui prépare aux métiers du livre seraient plus familiarisés avec la littérature-jeunesse qu'ils ne le sont en réalité, s'étonne Sylviane Teillard. En revanche, beaucoup de jeunes des villes où les BCD sont bien implantées demandent À travailler dans une BCD en tant que CES. Ils savent que ce réseau existe, ils ont souvent fréquenté une BCD pendant leur scolarité, ils en gardent de bons souvenirs. Les bibliothécaires sont recrutés sur la base d'un concours de culture générale et reçoivent une formation essentiellement technique. La demande est paradoxale : d'une part, on nous dit qu'il faut arrêter avec les spécialisations labellisantes, d'autre part la spécificité des compétences s'accroît. On nous voudrait À la fois spécialistes et polyvalents. La réalité À peine caricaturée, c'est la carrière de jeune-bibliothécaire-jeune-maman qui commence en bibliothèque-jeunesse, qui continue en bibliothèque-adulte quand les enfants grandissent et qui s'achève en beauté en bibliothèque adulte, bâton de maréchal À l'appui, aux abords de la pré-retraite. » Nouveaux enseignants « Quand Bernard Devanne organise des stages nationaux pour les étudiants de l'IUFM, ses stages sont pleins, note Hélène Gondrand. Dans la région, sous l'impulsion de Nicole Chardonnel, depuis le CDI de l'IUFM de Chambéry, les différents centres de la région se sont développés. Pourtant, la réduction de la durée des études au sein des IUFM pose un vrai problème : inutile de parler de littérature-jeunesse aux étudiants de 1ère année, qui bachotent. Reste un an pour prendre connaissance d'une production foisonnante et s'y repérer. L'attente des enseignants est souvent décevante; leur intérêt pour la question des relations entre les différentes institutions (bibliothèque et école) me paraît un peu suspect et il se trouvera toujours, dans toute conférence sur l'utilité de la littérature À l'école, une main pour se lever et une bouche pour déclarer « oui, mais avec tout ça, comment on apprend À lire ? » Les réseaux des CRDP, dont ARGOS, font un travail tout À fait intéressant au niveau des écoles. Les professeurs d'école et les professeurs de lettres ne sont d'ailleurs pas les seuls À se sentir concernés : les rééducateurs et psychologues prennent conscience de ce que la littérature peut apporter comme ressource À un jeune en quête d'identité personnelle. Ces réseaux fonctionnent assez bien pour la formation continue. Nouvelles relations entre commerçants et enseignants « Tous les enseignants ne sont pas clairs dans leurs relations avec les libraires, regrette Robert Roussillon. Ils achètent souvent chez le libraire qui pratique la remise la plus intéressante. Doit-on penser qu'ils se font une opinion en lisant des revues critiques et qu'ils sont informés par des bibliothécaires si avisés que les conseils d'un libraire compétent leur sont superflus ? Toujours est-il qu'ils achètent leurs livres À l'encan ! » C'est tout autre chose de recevoir, comme aujourd'hui, un patrimoine en héritage que de découvrir au jour le jour des nouvelles collections et des nouveaux auteurs dans une production foisonnante. Où en est l'édition-jeunesse aujourd'hui ? Sylviane Teillard : « Je suis intervenue cet été dans un stage auprès de gens qui découvraient la littérature-jeunesse et je me suis surprise À emporter dans mes bagages quantité de grands classiques. Pas seulement parce que les pères fondateurs sont devenus des références À partir desquelles les autres ont pu trouver leur place mais aussi parce que la sélection annuelle ne me semblait pas très convaincante. » et Katy Feinstein « Dans une production sans engagements, sans odeur et sans saveur, il ne reste plus de place pour les auteurs et les éditeurs qui veulent des livres différents. Chaque éditeur essaie de ratisser large et ne prend aucun risque. Personne ne se soucie d'aide À la création. Vraiment, il faut se battre pour autre chose ! » Robert Roussillon «Les éditeurs «achètent» des auteurs qui sont amenés À produire de plus en plus. Ils sont responsables de cette situation. » « Quand je reçois un carton de livres, explique Sadok Bouzaïene, si un ou deux livres sortent du lot, ce sont le plus souvent des reprises de petites maisons d'édition mangées par des grosses (des nouveautés de chez Gallimard reprises au vieux catalogue de Messidor La Farandole, pour ne citer qu'un cas). Il m'arrive de recevoir des commandes 2 ou 3 mois après la sortie d'un livre. Je passe commande au distributeur et je ne reçois rien dans les délais attendus. J'ai compris, depuis, que le tirage de la première édition était calculé au plus juste; avant de lancer une 2ème édition, l'éditeur attend que le distributeur ait un nombre de commandes qui la justifie. On ne sortira la 2ème édition que si 200 À 300 livres sont déjA vendus. C'est comme ça que les flux tendus se pratiquent dans l'édition. Maintenant, c'est moi qui stocke : je garde quelques exemplaires des livres que je considère comme valables parce que je ne suis pas sûr de les trouver le jour où on me les réclamera. » Le tableau n'est pas brillant, pourtant, si la situation est grave, elle n'est pas désespérée. Quelques initiatives éditoriales audacieuses peuvent passer pour autre chose que des sursauts d'agonie et l'attente des bibliothécaires et des enseignants par rapport À la littérature jeunesse semble de plus en plus ambitieuse et précise. « Le bruit a couru qu'Alain Serre allait relancer le fond de Messidor-La Farandole, constate Robert Roussillon, et puis... Gallimard a mangé La Farandole, a joué la sécurité en ne rééditant que les succès. Aujourd'hui, des titres tout À fait valables, (certains étaient même devenus des classiques) sont indisponibles pour le commun des lecteurs. Une autre maison d'édition Rue du Monde veut faire vivre une production moins aseptisée que la moyenne. Elle paraît malheureusement avoir quelques difficultés de communication. Leur projet est plein de promesses mais un peu long À aboutir. Restent les éditions du Rouergue, leurs productions originales et ambitieuses quand elles ne virent pas au procédé. » « Aujourd'hui il existe des livres qui tout en étant «écrits» correspondent À des thématiques «sensibles», signale Sylviane Teillard. Je pense À la collection Page blanche chez Gallimard, À la collection Fiction au Seuil, À certaines collections des éditions Syros pour ne citer qu'elles, mais ces livres ont du mal À toucher leur lectorat. J'en profite pour saluer le travail de certains critiques qui se sont battus pour promouvoir des livres d'accès un peu déroutant et qui ont été entendus dans les réseaux de bibliothèques enfants. » « Aujourd'hui, l'attente des enseignants par rapport À la littérature jeunesse est double, conclut Yvanne Chenouf. D'une part, ils sont nombreux À savoir qu'elle constitue une ressource pour des enfants qui vivent des situations difficiles. Ils la considérent comme une ressource face À la solitude comme une ouverture sur d'autres choix que ceux qu'ils sont en train de vivre lA et aujourd'hui. Dans son livre C'est bon pour les bébés Marie Bonnafé montre qu'on n'est plus tout À fait seul dès l'instant où on s'identifie. D'autre part l'idée que la maîtrise de la langue s'acquiert par la fréquentation et l'étude de la littérature-jeunesse a fait son chemin depuis 1974, date de la création des premières BCD. Ces 2 idées - la première promue par Geneviève Patte quand elle voulait diffuser certains textes issus de la littérature-Jeunesse états-unienne, la deuxième défendue par Jean Foucambert quand il réclamait que de vrais textes remplacent les manuels scolaires - paraissaient alors s'opposer l'une À l'autre. Aujourd'hui, bien des gens sont convaincus que la littérature-jeunesse permet de travailler À la fois les fonctions cognitives, référentielles et identitaires du langage. » À |
Emmanuelle Buffin-Moreau
Claudie Bouvier-Hunel |