La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°60 décembre 1997 ___________________ "Les jeunes lectures durent toujours..." Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse Les enfants respirent le même air que nous. En lisant les livres pour enfants le lecteur devenu adulte retrouve des écritures, des thèmes, des personnages issus tout droit de l'écriture romanesque. Ainsi, le lecteur-enfant est confronté À des situations qui anticipent sur des écritures et des textes qu'il risque de rencontrer dans sa vie de lecteur. Qui d'autre que lui rétablira le lien entre ces univers si éloignés dans le temps et pourtant si proches dans l'écriture : les albums, les récits pour adolescents et les romans ? De la littérature À la littérature-jeunesse, il y a bel et bien des passages, des traces À suivre qui aident À comprendre comment certains auteurs reconstituent par l'écriture des univers d'enfants par un procédé assez fréquent : l'enfermement dans des mondes, dans des comportements, dans des personnages ou dans des points de vue. Dans Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert montre À quel point l'émergence du genre romanesque est liée À ce que Freud a appelé le "roman familial" : la reconstitution par le psychisme d'un scénario familial qui justifie les profondes impressions de ne pas être l'enfant de ses parents. Selon elle, la création romanesque participe À sa façon, du même besoin de répondre À une insatisfaction viscérale : la réalité telle qu'elle est ne suffit pas au romancier qui doit produire un discours, son propre univers afin de modifier l'état des choses. Dans les romans et dans la littérature jeunesse apparaissent en effet souvent des espaces de liberté paradoxalement clos (une chambre, un jardin, une plage) où va pouvoir s'épanouir une vérité intérieure très intime, impossible À exprimer dans le monde "extérieur" foncièrement insatisfaisant. Fermeture et aussi parfois immobilisme comme un espoir d'apaisement, de repos : À force de maîtriser tous les éléments de la réalité que l'on a soi-même créé, peut naître l'illusion qu'il pourrait devenir un lieu de bonheur absolu. Ce thème des mondes fermés, parfois immobiles permet de faire un parallélisme entre écriture romanesque et littérature-jeunesse : les deux genres se croisent sur le terrain de l'angoisse mais se séparent par des dénouements apparemment opposés. Alors que les romanciers poussent très loin des obsessions et des angoisses dont ils sondent le plus profondément possible les fonds, la littérature-jeunesse garde tout le temps une sorte de devoir moral d'optimisme. Alors que Kafka transfère dans ses récits ses désirs de solitude et ses fantasmes d'isolement, Anthony Browne fait naître des visions angoissantes du petit Joseph Kah une préoccupation toute légitime qui permet d'évoquer avec beaucoup de subtilité l'arrivée d'un nouveau né dans la famille. Alors que Thomas Bernhard se met en scène en enfant victime de Salzbourg, « ville natale (qui) est en réalité une maladie mortelle sous le joug de laquelle ses habitants tombent À la naissance ou vers laquelle ils sont entraînés », Maurice Sendack utilise la frayeur de ses personnages-enfants pour leur permettre de les traverser et de les surpasser. L'album pour enfant, le roman pour adolescent ont l'un comme l'autre la vocation de faire entrevoir des issues qui permettent le dégel de situations problématiques, dans le même mouvement narratif que les contes qui mettent en scène le passage "d'un état À un autre". Ce souci pédagogique est évident, ses intentions sont incontestables. Les héros enfants et adolescents ont longtemps été réservés aux livres pour enfants et la jeunesse - Fénelon, Grimm, Perrault, Swift, Twain, Stevenson, Lewis Caroll... puis Dickens qui créa un territoire de lecture commun et simultané À différentes générations. La littérature générale semble quant À elle avoir attendu longtemps pour prendre des enfants comme véritables héros. Depuis 40 ans, certains auteurs comme Günter Grass, Georges Perec, Italo Calvino, Paul Fournel, J.M.G. Le Clézio ont, de façon très proche, accordé une attention intense aux mondes des enfants en reconstituant leurs univers par l'écriture. La lecture de ce type de romans fait prendre conscience combien les retours À l'enfance, souvent liés au traitement d'une angoisse ou d'un fantasme reposent souvent sur ce principe de l'enfermement qui, dans l'histoire du roman est devenu une valeur fondatrice. Des créateurs ermites Trop souvent réduit À une pathologie, l'enfermement physique est au contraire un leitmotiv artistique capital chez beaucoup d'auteurs et de créateurs qui en ont fait un thème lourd de signification qui finit même par constituer un état d'esprit, une atmosphère, un type d'humanité qu'il est impossible d'ignorer si l'on veut saisir les styles d'écriture eux-mêmes. Rappelant van Gogh, ses fantasmes de calme et d'isolement - « Je me compterai bien heureux moi, de travailler pour une pension juste suffisante et ma tranquillité dans mon atelier, toute ma vie » - Edvard Munch, le peintre du célèbre "Cri", qui se retira dans ses maisons de 1908 jusqu'À sa mort en 1944, Kafka et Proust expriment avec intensité cette aspiration À se retirer du monde pour se concentrer sur leur travail. Kafka écrit À sa fiancée : « J'ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m'installer avec une lampe et ce qu'il faut pour écrire au coeur d'une vaste cave isolée. On m'apporterait mes repas et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus isolée de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais À ma table et je me remettrais aussitôt À travailler. Que n'écrirais-je pas alors ! De quelle profondeur ne saurais-je pas le tirer ! (...) Qu'en dis-tu chérie ? Ne te dérobe pas À l'habitant de la cave. » Dans son "Journal", le 15 août 1913, quelle dose d'ironie accorde-t-il À cette déclaration aux allures misanthropiques : « Je m'isolerai de tous jusqu'À en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai À personne. » Proust, lui aussi concentré jusqu'À l'obsession sur la création littéraire se décrit dans La prisonnière sous les traits de Bergotte : « (Il) ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c'était tout enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont il se couvre au moment de s'exposer À un grand froid ou de monter en chemin de fer. » Le narrateur de Sodome et Gomorrhe fait cette déclaration solennelle : « Moi, l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos et ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres. » Ces enfermements-lA sont À la fois une fuite et une recherche éperdue de protection. Ne nous y trompons pas : le désespoir de ces ermites n'est pas total. La lecture de leurs romans - et il en va de même pour les lettres de van Gogh - témoignent de luttes qui laissent entrevoir l'espoir d'un dénouement. Il y a encore du mouvement, de l'agitation, de l'évolution dans leur fantasme de retraite. Les personnages de Kafka sont en recherche, ils mènent un combat. En quête de bonheur, ceux de Proust évoluent dans un passé relativement idéalisé par le souvenir. D'autres romanciers vont bien plus loin dans l'expression d'une angoisse sans retour qui peut même atteindre l'immobilité complète. Gel de l'activité humaine Au bout de ce tunnel par lequel on tente d'apercevoir l'extérieur, apparaît une autre façon de recréer l'angoisse : l'immobilité. Dans cette aspiration, quelques personnages emblématiques s'imposent dans l'histoire littéraire. Bartleby le scribe d'Herman Melville, court récit de 80 pages, met en scène un mystérieux et extraordinaire copieur, À la « silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ». Récemment embauché, il refuse au bout de quelques jours de faire toute autre activité que la copie. « (...) pour l'instant je préférerais m'abstenir de tout changement, quel qu'il soit. » répète-t-il inlassablement À son employeur qui devra aller jusqu'À déménager pour fuir ce personnage obsédant qui finit par s'installer jour et nuit dans son bureau, avant de mourir dans un hospice, À force de ne plus s'alimenter. Dans À.O. Barnabooth (1913) Valéry Larbaud crée dans un style différent un personnage de "riche amateur", double de l'auteur, qui passe sa vie À arpenter les grandes villes de la planète, d'hôtel Carlton en paquebot, À observer le monde en consignant dans son journal intime ses remarques désabusées sur les hommes. Georges Perec utilisera ces deux personnages, ainsi qu'une moitié de leur 2 noms pour créer son fameux Bartlebooth de La vie mode d'emploi (1978). « Bartlebooth (...) décida un jour que sa vie toute entière serait organisée autour d'un projet unique dont la nécessité arbitraire n'aurait d'autre fin qu'elle-même. (...) un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d'un bout À l'autre et qui en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui qui s'y consacrerait. » Georges Perec fait culminer ce type de personnage et de récit romanesque en faisant parcourir À son personnage un des plus beaux et des plus réguliers parcours circulaires. Après les désespoirs passionnés des personnages de Dostoïevski, les capitulations psychiques de ceux de Kafka et les angoisses théorisées des romanciers existentialistes, Perec fait une synthèse historiquement pertinente : lecteurs héritiers d'un siècle d'angoisse exprimée sur tous les tons, il s'agit désormais de reconstruire avec méthode une sérénité qui ne laissera pas la place À l'aléatoire. Maîtresse en la matière, Virginia Woolf réussit avec une grande maîtrise À neutraliser les mouvements intérieurs de ses personnages qui, semblant avoir subi de tels chocs en sont contraints au gel. Un seul pas et c'est la fin. C'est dans ses nouvelles que cet art est le plus saisissant. L'observation d'un papillon de nuit vivant de façon pathétique ses dernières minutes, emprisonné derrière une vitre fait naître un contraste terrible entre ses mouvements dérisoires et le calme du paysage : « Elle (la phalène) volait avec vigueur sur un angle de son carreau et, après une seconde de pause, repartait sur l'autre. Que pouvait-elle faire d'autre sinon voler sur le troisième angle et du troisième au quatrième ? Elle ne pouvait faire davantage malgré la dimension des collines, l'étendue du ciel, la fumée lointaine des maisons et, de temps À autre, la voix romantique d'un vapeur au large. » (La mort de la phalène, 1942) Que cherche la narratrice de La marque sur le mur (1917) si ce n'est À fuir toute forme de brutalité et de violence extérieure : « Je veux penser en paix, calmement ; spacieusement ; sans être interrompue, sans avoir À quitter mon siège, glisser facilement d'une chose À l'autre sans la moindre sensation d'hostilité, d'obstacle. Je veux m'enfoncer de plus en plus profondément, abandonner la surface, avec ses faits brutaux et distincts. Afin de m'affermir, laissez-moi m'emparer de la première idée qui passe. » Et la vieille Mrs Grey exprime une souffrance étrange, dominée par un impression de vide et d'immobilité : « Assise au coin du feu sur une chaise en bois, Mrs Grey regardait ; mais quoi ? Rien apparemment. Quand arrivaient des visiteurs, la direction de son regard ne changeait pas. Ses yeux avaient cessé d'accommoder ; ils n'en avaient peut-être plus le pouvoir. C'étaient des yeux las, bleus et dépourvus de lunettes. Ils voyaient bien mais sans regarder. Elle n'avait jamais fait usage de ses yeux pour les choses minutieuses ou difficiles ; ses yeux n'avaient jamais regardé que des visages, de la vaisselle, et des champs. » (La vieille Mrs Grey, 1942) Des narrateurs enfermés Par des techniques d'écriture nouvelles, en partie mises À jour par Flaubert, apparaît au tournant du siècle une écriture romanesque qui parvient À enfermer le narrateur en lui-même ou À l'extérieur des personnages. Le monologue intérieur, utilisé pour la première fois en 1887 par Emile Dujardin et repris par James Joyce dans Ulysse, permet des plongées profondes dans des intimités individuelles. Comme pour exprimer un regard bien plus inquiet sur la réalité, l'écriture de Joyce contraint le lecteur À abandonner le regard externe des narrateurs classiques qui présentent avec une relative objectivité des paysages, des groupes humains, des existences trop paisibles, "des gens heureux sans histoire" dont ils prétendent maîtriser de façon omnisciente les vies, les actes et les paroles. Avec Joyce, les plongées dans les personnages nous font découvrir une réalité intime limitée aux frontières d'une conscience individuelle : « nous sommes transportés au sein de la pensée des personnages : nous voyons ces pensées se former, nous les suivons, nous assistons À l'arrivée des pensées À la conscience et c'est par ce que pense le personnage que nous apprenons ce qu'il est, ce qu'il fait, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui. »(Valéry Larbaud, Préface À Gens de Dublin). Le lecteur d'Ulysse de Joyce est hébété, malmené. Où l'emmène-t-on ? Que lui dit-on ? Que se passe-t-il ? Il a l'intuition inquiète que la réalité du monde est trop complexe pour pouvoir être dite toute entière. La roman américain va apporter un prolongement décisif À ce type d'écriture en élargissant au point de vue du narrateur l'impression oppressante d'immobilité et d'enfermement. D'une part la technique du béhaviorisme - de « behaviour », comportement - impose un refus de l'introspection et de l'analyse psychologique. Il s'agit À la fois d'insister sur le contexte extérieur qui conditionne les comportements et la vie humaine et de refuser d'envisager des évolutions psychologiques de personnages qui restent souvent figés, immobilisé par une douleur, un noeud relationnel, une situation inextricable. Dans un milieu évoluent des personnages que le narrateur ne semble pas mieux connaître que nous. Dans Les palmiers sauvages de Faulkner, quelques pages avant la fin, pour nommer les personnages principaux il est toujours question du "docteur et d'un dénommé Harry", comme si toute familiarité était impossible entre personnage, narrateur et lecteur. On reste extérieur À une action qui évolue sous ses yeux, dans une succession pas forcément chronologique (dans Le bruit et la fureur Faulkner nous mène pendant 4 chapitres du 7 avril 1928, au 2 juin 1920 puis au 6 avril 1928 et enfin au 8 avril 1928), dans l'alternance d'histoires qui n'ont pas forcément de rapports entre elles (dans Les Palmiers sauvages se succèdent alternativement deux histoires entre lesquelles aucun lien objectif n'existe, si ce n'est dans une possible interprétation métaphorique). Dans Manhattan Transfer, Dos Passos procède À des collages d'événements survenus au même moment. Entre des personnages que l'on suit quelques minutes dans les rues de New-York et qu'on ne reverra plus, des extraits de faits divers empruntés À un journal et des descriptions en tout genre, le récit est éclaté, fragmenté comme un mosaïque qui tente de figer simultanément tous les éléments qui constituent la réalité d'un instant - bien des années plus tard dans La Vie mode d'emploi, Perec photographiera en plus de 600 pages des centaines de destins « le vingt-trois juin mille neuf cent soixante quinze et il n'est pas loin de huit heures du soir. » Dans ce contexte, c'est d'autre part le monologue intérieur qui limite l'introspection À une reproduction souvent assez brute de la pensée profonde et fulgurante des personnages, comme si les intrusions psychologiques devaient être faites elles aussi de façon très mécanique. De la même façon qu'on peut photographier de l'extérieur des faits et gestes, Faulkner utilise le monologue intérieur pour photographier les impulsions de la pensée, sans filtre pour en interpréter le contenu parfois obscurci par la névrose, l'inhibition voire le manque de cohérence, les italiques signalant dans le texte les fulgurances pas encore agencées syntaxiquement : « (...) il me fallait me lever et m'éloigner À tâtons comme quand j'étais petit mains peuvent voir en touchant dans l'esprit modeler l'invisible porte Porte et puis le vide mains peuvent voir Mon nez pouvait voir l'essence, le gilet sur la table, la porte. » L'inhibition de la narration peut être aussi accentuée par le changement de point de vue dont le lecteur n'est pas forcément prévenu. La première partie du Bruit et la fureur aborde des thèmes de façon embryonnaire par le prisme flou d'un "cerveau d'idiot". Faulkner avait songé au début À « imaginer les pensées d'un groupe d'enfants, le jour de l'enterrement de leur grand-mère dont on leur a caché la mort, leur curiosité devant l'agitation de la maison, leurs efforts pour percer le mystère, les suppositions qui leur viennent À l'esprit. Ensuite, pour corser cette étude, (il a) conçu l'idée d'un être qui serait plus qu'un enfant, un être qui, pour résoudre le problème, n'aurait même pas À son service un cerveau normalement constitué, autrement dit un idiot. » En France, au moment de la guerre, un style d'écriture que l'on a baptisé "nouveau roman" va s'engouffrer dans ces brèches-lA et apporter au roman français les fruits de ces expérimentations narratives tout en gardant un ancrage déterminé chez Proust et Flaubert. Etrangement, beaucoup de personnages enfants vont y faire leur apparition. Et lorsqu'au cours des années 60 se fait le retour de la narration, des personnages aux histoires particulières et des destins personnels, la littérature est définitivement marquée par tous ces passages. Il n'est alors plus surprenant de trouver ici ou lA des enfants enfermés dans des mondes ou des points de vue limités. Les traces dans la littérature-jeunesse Le statut de l'enfant tel qu'il s'est construit dans les livres pour la jeunesse est certes explicable, comme l'écrit Jean Perrot, par le « renforcement du rôle de l'enfant dans une société où ce dernier assume implicitement la fonction de "conseiller pour la consommation" ». Et il ajoute : « Elle renvoie aussi À la reconnaissance de la subjectivité et des comportements très affirmés repérés par les spécialistes de l'enfance, pédagogues et psychologues. Elle correspond enfin À plusieurs pratiques culturelles (...) celle du théâtre utilisé par les précepteurs ou par les Jésuites pour modeler le parler enfantin (...) la correspondance et le journal intime, la rédaction de l'école primaire (...) et le monologue psychanalytique constituent de nouvelles formes d'introspection. » (Jean Perrot, Du jeu, des enfants et des livres, Éditions du cercle de la librairie). On ne peut toutefois limiter ce phénomène À des explications extra-littéraires : c'est aussi en grande partie dans les textes romanesques que les auteurs pour enfants ont trouvé des outils d'écriture et des postures de narrateurs qui permettent la recréation de paroles et de mondes d'enfants. Gel et passage Rapprochons le principe du gel psycho-narratif du roman et le type même d'écriture qui prend pour objet le passage et l'initiation. Marthe Robert caractérise le conte en évoquant « la nécessité pour l'individu de passer d'un état À un autre, d'un âge À un autre, et de se former À travers des métamorphoses douloureuses, qui ne prennent fin qu'avec son accession À une vraie maturité. »" (Marthe Robert, Préface aux Contes de Grimm, folio Gallimard 1976) Quelle cohabitation établir entre cet antique principe de l'évolution du conte et l'immobilisation de toute progression des personnages de Virginia Woolf, William Faulkner ou Franz Kafka ? Le roman semble avoir transmis un virus À la littérature-jeunesse, un virus qui empêche le passage, un virus qui rend tout mouvement impossible. Par des titres aux affirmations définitives comme Ne m'appelez-plus jamais "mon petit lapin" (Grégoire Solotareff, École des Loisirs, 1987), On s'aimera toujours (Michel Piquemal et Johanna Kang, Syros, 1994) ou même Ne te mouille pas les pieds Marcelle ! (John Burningham, Père Castor Flammarion, 1977), on a parfois le sentiment très net d'avoir plus À faire À la tragédie qu'au conte : les destins semblent bien souvent clos À l'avance, les jeux semblent faits et l'histoire commence lA où le conte finissait, au moment où la douleur est définitive. On s'aimera toujours fait très vite comprendre la détermination du petit garçon : « Depuis que je suis arrivé À la mer, je n'ai pas envie de jouer. » On le sent implicitement comme dans une nouvelle de Virginia Woolf : seule une douleur profondément ancrée peut expliquer cette terrible résolution de ne pas vouloir jouer quand on a 8 ans. « J'ai envie d'être triste et ça ne se partage pas. Avec une pelle, j'essaie de combler un grand trou laissé par un arbre arraché. Je ne suis pas prêt d'avoir fini. Et ça me plaît de répéter toujours les mêmes gestes. » Ce retrait et cette concentration face À une douleur aux profondeurs intimes n'est pas sans rappeler les écrits de van Gogh, Kafka ou Proust dans leur pathétique et si poignante recherche de force, de calme et de vérité dans la réclusion. Ces activités protectrices qui ferment des horizons trop angoissants (« combler un grand trou (...) Et ça me plaît de répéter toujours les mêmes gestes. ») renvoie aussi au fameux Bartleby de Melville, À Marcel Duchamp et sa pratique intensive et quotidienne du jeu d'échec, À la passion de Georges Perec pour les jeux complexes, prenants comme le jeu de go, le puzzle, la conception de mots croisés ou la recherche de contraintes d'écritures de plus en plus subtiles, élaborées mais invisibles. Beaucoup d'autres personnages s'obstinent ainsi en s'en tenant À des décisions arbitraires. Dans La guerre des chocolats Jerry Renault, en refusant de vendre les chocolats pour le collège va mettre en marche un terrible engrenage qui va le conduire À sa fin. Le style d'écriture adopté par Robert Cormier emprunte À la fois au monologue intérieur et au jeu subtil des points de vue qui transmettent au texte l'énergie et la violence des adolescents. À sa façon, le Zézé de Mon bel oranger de José Mauro de Vasconselos impose aussi une détermination intérieure qui lui permet de trouver refuge dans des univers parallèles très secrets où il peut parler avec un "petit pied d'oranges douces" de sa vie profonde. Ce principe du retrait, de l'évasion s'exprime aussi par l'humour et la fantaisie. La petite fille de Ne te mouille pas les pieds Marcelle ! pourrait croiser sur la plage le petit garçon de Michel Piquemal. Malgré les apparences, leurs univers ne sont pas si éloignés. Arrivant À la plage, que peut Marcelle face À la frilosité débonnaire de ses parents sinon ouvrir les yeux vers un autre monde et un horizon plein de couleurs, où une barque bleue l'invite À partir vers des aventures de pirates, vers une forme d'idéalisme À la mesure de ses aspirations d'enfant. À chaque remarque parentale (« Ne va pas salir tes belles chaussures neuves. Méfie-toi en lançant ces cailloux. Tu pourrais blesser quelqu'un. ») correspond un nouvel épisode tumultueux de Marcelle contre les pirates auxquels elle vole un plan de trésor qu'elle finira par découvrir sur une île déserte. D'un côté l'immobilité des plus tranquilles de deux adultes installés sur leur transat-avec-thermos-et-journal. De l'autre une véritable aventure digne de Stevenson. Comme dans l'hilarante bande-dessinée anglaise Calvin et Hobbes, Marcelle métamorphose son quotidien le plus banal en destin des plus intrépides. Mais ce quotidien ne subit aucune transformation réelle : Marcelle revient dans la réalité si calme et monotone au moment de partir de la plage. Le mouvement, l'initiation ne sont qu'intérieurs et complètement personnels. Un fantastique aux sources plus intimistes et moins déconnecté de la réalité permet de donner des indications délicates et précieuse sur la réalité psychique de l'enfance. Dans Quand Papa est parti de Maurice Sendack, Ida se voit confier la garde de Bébé. Face À une telle mission, c'est l'angoisse de la petite fille provoquée par le départ fondateur du papa qui est exploitée. La démesure entre la tâche et son statut est traduite par des péripéties aux allures catastrophiques : des lutins sans visage, déjA présents dès les premières illustrations, enlèvent Bébé. Ida se lance dans une poursuite désespérée pour réparer sa négligence. L'angoisse onirique de Maurice Sendack renoue peut-être plus que d'autres avec le mode narratif du conte : il s'agit bel et bien d'un cheminement intérieur, ouvertement fantasmé mais complètement À la hauteur de la fantaisie angoissée des rêves. LA encore, le cheminement du personnage semble circulaire : même si elle sort renforcée de ce voyage, Ida revient dans les dernières pages, dans la situation où elle se trouvait au début. Dans Tout change, Anthony Browne exploite aussi la réalité de l'intimité psychique pour décrire ce qu'un enfant peut ressentir À l'arrivée d'une petite sœur. Puisque l'équilibre de sa vision du monde est brisé, c'est la réalité elle-même qui va se transformer, se métamorphoser petit À petit, détail après détail : le lavabo devient un être humain avec un nez, une bouche, un pied ; le fauteuil et le canapé deviennent un orang-outang et un crocodile... Aucune intervention extérieure n'est capable de modifier ce regard inquiet. L'album fonctionne d'un bout À l'autre sur une forme de monologue intérieur où le texte mais aussi l'image renvoient exclusivement au regard fantasmagorique du petit Joseph Kah. La présence en filigrane de Kafka est renforcée par celle de van Gogh qui a prêté À Joseph le décor de sa chambre de St Rémy, lieu hautement protecteur et rassurant - c'est d'ailleurs aussi le cas de Vincent, l'ami du héros dans Matthieu de Grégoire Solotareff. Ce type de fantastique quotidien est bien évidemment le thème permanent de Chris van Allsburg pour qui le quotidien le plus banal fait naître des faits anormaux que l'on pourrait aussi facilement relier À des fantasmes ou des angoisses enfantines. Pourtant il s'agit un peu d'autre chose. Van Allsburg fait planer un doux mystère sur les oiseaux qui s'envolent des motifs de la tapisserie, sur les plantes vertes qui sortent des livres quand on s'endort en lisant, sur ce petit chien À l'oeil noir omniprésent. Les bases de son fantastique sont mystérieuses et il ne s'agit aucunement de les dévoiler. Ses histoires fonctionnent parce qu'elles gardent en elles-mêmes la propre explication de leurs petits dérèglements poétiques. C'est peut-être chez van Allburg que le principe circulaire de la tragédie est le plus systématiquement exploité : la dernière page amène bien souvent le lecteur À comprendre que la vie continue, qu'il faut s'accommoder de toutes ces étrangetés qui sont finalement le lot du quotidien le plus banal. "Se servir des outils de l'enfance" À condition de se poser le problème en terme d'écriture, il est difficile d'envisager une reconstruction de mondes d'enfants aussi réussie et réaliste que lorsqu'elle est faite au moyen de ces mondes fermés qui acquièrent leur logique propre. Chancelade le petit garçon de Terra Amata de J.M.G. Le Clézio, Oscar dans Le tambour de Günter Grass, Côme le Baron perché d'Italo Calvino, les 19 gamines de Paul Fournel dans Les petites filles respirent le même air que nous ont un degré de réalité supérieur À la moyenne des personnages romanesques parce qu'ils sont tous enfermés dans des déterminations dont ils ne sortiront jamais. En faisant de personnages des êtres structurés par des décisions arbitraires, les romanciers leur donnent une force anormalement déterminée qui les fait osciller entre le désespoir - l'Allemagne nazie d'Oscar, le rapport À la mort de Chancelade, la cohabitation entre les petites filles et le monde des adultes, le refus de la société de Côme - et les aspirations À la vie propres À la condition d'enfant. Très représentatifs de procédés d'écriture omniprésents dans la littérature-jeunesse, ces 4 auteurs font partager au lecteur des univers d'enfants tout leur en donnant À sentir une angoisse inquiète. En veillant À ne jamais céder au désespoir, les écrits pour enfants expriment quant À eux des miettes d'anxiété en insistant surtout sur les éléments extérieures qui créent les conditions de l'angoisses : la mort, le départ d'un proche, la découverte d'une nouvelle vie, l'arrivée d'un bébé... À condition de continuer À poser la question en terme d'écriture il est difficile d'envisager un lecteur devenu adulte qui n'aborderait les écrits pour enfants qu'avec son aplomb intellectuel de grande personne. L'ethnocentrisme qui sévit aussi dans les conflits de générations peut amener bien souvent un cerveau adulte À se demander "comment peut-on être enfant" comme d'autres se sont demandé "comment peut-on être Persan". Réfléchissant À son travail d'auteur pour enfants, Elzbiéta met en garde À ce propos : « (...) il faut veiller aux dérapages de notre enfant intérieur. Il veut avoir réponse À tout. Il admet difficilement ses lacunes. Il lui arrive de prétendre savoir ce qu'il ne sait pas et de vouloir l'enseigner. » Elle signale alors la différence qui existe entre les écritures qui simulent par l'imagination des mondes d'enfants et ceux qui les pénètrent de l'intérieur : « Je pense qu'il y a une différence À faire entre se mettre imaginairement À la place de l'enfant et, au contraire s'adresser À lui en se servant, sans tricher, des outils dont lui-même se sert pour se donner une prise sur la réalité. » (Elzbiéta, L'enfance de l'art, Éd. du Rouergue). Toute la force de cette thématique des mondes fermés est lA, dans la recréation par l'écriture, d'univers empruntés À l'intimité secrète des enfants. Sans commune mesure avec la violente vigueur des contes primitifs - les scènes anthropophagiques de la version orale du petit chaperon rouge ! - ou la fantaisie sulfureuse de Lewis Caroll, la délicatesse des histoires écrites aujourd'hui pour les enfants gagne a être confrontée À d'autres visions de cet âge de la vie. Il est par exemple étonnant de remarquer À quel point le cinéma a accordé très tôt une attention réelle et parfois très dure aux angoisses enfantine : la misère du kid de Chaplin, la révolte sauvage des pensionnaires de Zéro de conduite de Jean Vigo, le suicide du petit garçon d'Allemagne année zéro de Roberto Rosellini, l'amour repoussé d'Antoine Doinel des 400 coups de François Truffaut jusqu'À la dureté sociale de L'enfance nue de Maurice Pialat, la tendre et difficile confrontation avec les adultes d'Alice dans les villes de Wim Wenders ou de Gloria de John Casavettes et aussi l'enfance telle qu'elle est comprise et montrée de l'intérieur dans Fanny et Alexandre d'Igmar Bergman, dans les films de Jacques Doillon ou ceux d'Abbas Kiarosmaki. En se disant que ce sont tous ces implicites entremêlés qui font naître le sens d'histoires aux abords si simples, le lecteur devenu adulte n'en finit pas de reconstituer la continuité de ces jeunes lectures qui durent toujours. À |
Hervé Moëlo
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