La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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note de lecture

L'art de la lecture
José Morais
Éd. Odile Jacob, 1997


Une amie me passe ce livre de José Morais, en me signalant que quelques U.I.F.M. en font l'ouvrage de référence sur la lecture. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait de la traduction d'un traité américain : en effet, des titres cités tels ceux de Franck Smith (Comment les enfants apprennent à lire) ou Jerry A. Fodor (La modularité de l'esprit) ne sont référencés que dans leurs titres anglo-saxons. Ainsi les premières recherches sur les apprentissages de la lecture sur micro-ordinateur sont associés aux noms de chercheurs américains ; en ignorant les expériences et les publications en langue française de Rachel Cohen… A croire que l'auteur, pourtant enseignant à l'université libre de Bruxelles, ignore presque tout de ce qui se fait et se publie en francophonie. Ou préfère ainsi ne pas citer des études qui contrediraient ses thèses ?

Venons-en au contenu de l'ouvrage. C'est ouvertement, et même agressivement une apologie des méthodes phonétiques intégrales d'apprentissage de la lecture Agressivement : je citais plus haut Franck Smith qui est démoli suite à « l'incohérence de l'argumentation. » (1) Parfois c'est – autre forme douteuse de contestation - l'ambiguïté, qui apparaît à propos de méthodes de lecture rapide, qui seraient basées sur une accélération des mouvements oculaires des lecteurs (sans référence cette fois-ci). Or, toutes les méthodes que je connais – dont la plus connue, et qui porte mon nom – sont précisément basées sur les constances des temps de fixations visuelles en lecture. Mais le lecteur de J. Morais pourrait penser le contraire à leur propos.

Restons dans le domaine des vitesses de lecture. L'auteur cite des chiffres chez des lecteurs qu'il qualifie d'habiles, qui correspondent à des vitesses de 3 000 mots-heure sur des textes de fiction légère. Or plusieurs enquêtes françaises relèvent une vitesse de 12 000 mots par heure, chez le lecteur français moyen (2). Quel écart ! et pourquoi ? Curieusement, l'auteur ne répond pas à cette dernière question, se concentrant sur l'apprentissage en C.P. dont on sait qu'en moyenne, les élèves lisent 5 000 mots à l'heure. Mais c'est à ce stade qu'il cite les résultats de tests prouvant la supériorité des méthodes phonétiques sur les méthodes qu'il qualifie ironiquement de «romantiques» ; en fait les méthodes analytiques ou naturelles qui privilégient dès le départ le sens dans l'écrit. Ce qui appelle trois remarques :

En premier lieu, la nature des épreuves des tests. Ce qui nous oblige à poser la question : qu'est-ce que lire ? Pour moi, pour presque tout le monde : lire c'est dégager le sens d'un texte écrit, et le mémoriser. Si la quasi totalité des tests cités par l'auteur et ses amis mesurent en majorité des facteurs phonatoires – ce qui est le cas -, ils ne mesurent pas la lecture, mais un processus de déchiffrement oral. Et leurs résultats classeront évidemment en tête les élèves ayant suivi un enseignement essentiellement phonétique. Qui par exemple, auront subi les entraînements à la «lecture» de ces pseudo-mots : ces assemblages artificiels de lettres, parfois difficilement prononçables ; mais à la base des tests précités. Déformerais-je la pensée de J. Morais ? Penchons-nous sur l'index alphabétique (ce merveilleux révélateur de l'inconscient des auteurs) de son ouvrage. L'un des mots parmi les plus fréquemment cités, est précisément ce fameux pseudo-mot, référencé pas moins de 36 fois.
On me rétorquera que le jeune lecteur devant de nouveaux mots écrits, aurait besoin de les déchiffrer phonétiquement pour les reconnaître et les enregistrer en sa mémoire.
L'expérience prouve – en particulier chez les lecteurs précoces qui découvrent en second temps, spontanément et naturellement la combinatoire – que sans ce conditionnement phonatoire initial, les élèves s'en tireront très bien devant des mots nouveaux. Et de plus, rien n'empêche d'accompagner un enseignement à base sémantique d'exercices de combinatoire (3) mais à condition de ne pas inverser les priorités. Il faut quand même remarquer que le lecteur devenu adulte n'aura à lire pratiquement que des mots qu'il connaît déjà ; et qu'il lira visiblement, sans passer par l'intermédiaire de leur prononciation. Sauf si – et le cas est fréquent – conditionné par un apprentissage exclusivement phonatoire, il articulera toujours silencieusement les mots – on dit qu'il subvocalisera (4) – ce qui réduira considérablement sa vitesse.
Sans ignorer les cas – plus rares – de ces illettrés lisant correctement à haute voix des textes, et dont on s'aperçoit qu'ils n'ont rien compris (5). Mais inversement, on ne rencontre pas à ma connaissance, d'adultes victimes de ces méthodes d'apprentissage «romantiques», qui se révéleraient incapables de lire et de mémoriser des mots nouveaux.
Résumons-nous : doit-on apprendre à lire en classe de C.P. pour réussir des tests privilégiant artificiellement certains facteurs phonatoires, absents en lecture normale ? Ou apprendre, pour commencer d'acquérir le comportement de vrai lecteur ?

En second lieu, le contexte et la phrase. Je consulte à nouveau l'index à la recherche du mot phrase. Hélas sans succès : il est absent, et je ne trouve dans les Ph que Phone, Phonème, Phonétique, Phonologie et Phonotactique ; il est vrai largement référencés respectivement 5, 79, 16, 65, une fois, soit 166 fois au total. Or, si l'on convient – je me répète – que le premier but d'un lecteur est de dégager de sens de la suite de signes d'un message écrit, quel est généralement l'unité linguistique porteuse de ce sens. On me répondra le mot. Mais ce mot, est-ce cette unité linguistique bornée en écrit par deux blancs ou un ou deux signes de ponctuation ? Ou se rapporte-t-il à une phrase dans Je lui en toucherai un mot ? à une courte lettre dans Avez-vous reçu mon mot ? Et si je retourne au nom précédent de mon texte : «sens», l'éventail des signifiés est bien plus étendu. Dans le seul contexte étudié ici ce pourrait être aussi bien la direction du regard en lecture (de gauche à droite ou de droite à gauche en régression) que la signification du texte. Et c'est seulement dans le contexte de la phrase que se révèle la seconde signification (6). Ai-je biaisé mon argumentation par le choix de mes exemples ? Il faut savoir que dans notre langue (et ce n'est pas la seule) les mots les plus courants – qui sont aussi les plus courts – sont les plus polysémiques. Il suffit pour s'en rendre compte de comparer les longueurs des articles des mots usuels et des mots rares dans n'importe quel dictionnaire. Mais dans ce cas, la perception (phonatoire ou même seulement visuelle) du mot, en suffit plus pour en dégager son sens. Celui-ci est fonction d'un contexte, et notamment de celui apporté par la phrase, qui finalement apparaît alors fréquemment comme l'unité de signification. Et alors le processus de lecture n'apparaît plus comme une simple suite de perceptions phonatoires ou mêmes visuelles associées à leurs significations, mais comme un mécanisme beaucoup plus complexe, faisant intervenir une mémoire dite de travail et ne dégagent une signification que globale et finale de la phrase (ou d'un segment linguistique important). Et comme apparaît étriquée et dérisoire la conception phonatoire et réductrice du livre de J. Morais.

En troisième lieu : l'anticipation. Le terme «anticipation» est absent de l'index, l'auteur lui préférant le mot «devinement», à connotation plus négative : anticiper mettant en jeu des processus plus subtils et plus complexes que deviner. Pour minimiser l'importance de cette anticipation en lecture J. Morais relève qu'un mauvais lecteur utilise plus cette technique qu'un bon lecteur. Mais les processus sont différents : le mauvais lecteur cherche désespérément et un peu au hasard à « boucher un trou » au cours de sa lecture. Le bon lecteur avide dans sa quête d'un sens de la phrase en cours de lecture, exploite les indices syntaxiques et sémantiques de la partie déjà lue pour en déduire même approximativement la suite ; ce qui accélérera la reconnaissance des mots à venir (7). Et des expériences montrent qu'effectivement des phrases, dont les structures se prêtent à une meilleure anticipation, sont mieux mémorisées que des phrases, par exemple à structure énumérative (laquelle ne permet pas d'anticipation). Mais nous retrouvons encore ici ce facteur de complexité – ignoré semble-t-il de l'auteur - : caractéristique de toute vraie lecture, et déjà présent chez le jeune élève (8). Et que des exercices à caractère ludique peuvent exploiter dès le C.P. Avant et au lieu de l'empreinte parfois irréversible d'un conditionnement à une lecture passive réduite à des suites de déchiffrements d'unités phonétiques. Et que des tests conçus en conséquence, prétendent assimiler à la vraie lecture.



notes
(1) Cette fatuité qui s'exprime dans la critique des thèses adverses se retrouve chez un autre adepte de la « phonologie ». Alain Bentolila, assimilait ses adversaires scientifiques à des « farfelus » (A.L. n°60). Mais quelle explication en donnerait un psychanalyste ?
(2) Enquêtes de l'A.F.L. et statistique des cours de lecture rapide.
(3) Combinatoire non seulement avec les lettres et les phonèmes, mais aussi les segments élémentaires significatifs (ou monèmes).
(4) Mot absent de l'index, et semble-t-il, ignoré de J. M..
(5) Ainsi le cas relaté dans l'article L'art d'être grand-père du n° 2 de la Gazette pédagogique de Lurs.
(6) Pardon pour les répétitions des mêmes mots, mais je les préfère à des périphrases alambiquées.
(7) Mais contrairement à ce que suggère J.M.. Il ne s'agirait pas grâce au contexte de reconnaître un mot que l'on n'est pas capable de reconnaître isolément. Le contexte, simplement, facilite sa lecture.
(8) Lire notamment de F. Richaudeau sur ce sujet :
- Les entretiens Nathan, Actes 1, Paris, Nathan. 1991, pp.255-262.
- Sur la lecture. Paris, Albin Michel, 1992, pp. 67-69.
François Richaudeau