La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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note de lecture

Lire à haute voix au cycle 3
Bruno Pled, Pierre Roudy, Claude Hameau
Nathan pédagogie, 1997


Ce sujet d'étude est passionnant. Les auteurs le traitent de façon très positive : l'acte de lire à haute voix y est très bien décrit et les conseils pour sa mise ne œuvre pédagogique sont nombreux et pertinents. Quel dommage que des considérations théoriques plus que discutables viennent entacher l'ensemble !

Dès l'introduction, la L.H.V. est, à juste raison, distinguée du « déchiffrement ânonnant » dont elle « est tout le contraire » (page 3). La description qui en est faite fait bien apparaître les trois opérations principales qui la caractérisent : 1) la lecture silencieuse d'un morceau de texte : « je lis alors très rapidement des yeux la première phrase » (page 14). 2) la diction du morceau lu : « puis... je dis ce que mes yeux ont encore en mémoire, comme si je commençais un discours » (page 14). 3) la rétroaction avec l'auditoire : « pas d'auditoire, pas de lecteur à haute voix (...) tout en lisant, il les surveillait afin de moduler son rythme selon leurs réactions » (page 6). Cette description est ainsi résumée (page 17) : « Je capte donc des yeux un segment de phrase. Je commence à l'énoncer. La fin de ce que j'ai à dire se déroule presque automatiquement sans mobiliser ma vigilance. Pendant que ma bouche parle ainsi mécaniquement, je peux envoyer mes yeux commencer à lire le segment suivant. C'est ce chevauchement entre ce que je lis et ce que je dis qui me permet de ne pas m'arrêter à chaque ponction oculaire. » Les considérations qui suivent sur les silences, la ponctuation, complètent heureusement cette description.

La mise ne œuvre pédagogique est également intéressante. Relevons d'abord l'objectif : « faire découvrir aux enfants qu'il est possible de dissocier ce qu'on lit de ce qu'on dit ». On trouve ensuite le conseil de lutter contre la tendance des enfants à aller trop vite pour dire le texte. « Sitôt qu'ils prennent de l'avance oculaire, s'instaure une course poursuite entre ce que voient les yeux et ce que dit leur bouche ». Enfin, dans la mise en situation, l'importance du rôle de l'auditoire est soulignée. Mais pourquoi ne pas montrer que la situation la p^lus fonctionnelle est celle où l'auditoire, non seulement n'a pas le texte sous lers yeux, mais encore ne le connaît pas et a besoin et envie de le connaître (situation réalisée dans le cas du nouvel épisode dans une lecture-feuilleton). Cela dit, on ne peut que souscrire à la plupart des propositions concernant la description de la L.H.V. et à sa mise ne œuvre.

On peut pourtant se poser la question suivante : pourquoi faire le procès de la «lecture idéo-visuelle» et écrire à ce propos un certain nombre de choses surprenantes ?
On lit avec plaisir (page 19) qu'« un bon lecteur à haute voix est aussi un bon lecteur silencieux ». pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la description en posant encore plus clairement que la L.H.V. (quand elle n'est pas le déchiffrement) est d'abord une lecture silencieuse, visuelle et rapide ? La clé de l'opposition entre d'une part la lecture orale qui n'est que déchiffrement et d'autre part la L.H.V. efficace et fonctionnelle, se trouve dans la position relative de l'oralisation et de la compréhension. Dans le premier cas (lecture orale = déchiffrement) l'oralisation précède et permet la compréhension ; dans le second cas, c'est la compréhension qui précède et permet une bonne oralisation.
Et la vitesse de cette lecture silencieuse (idéovisuelle) est un facteur de l'efficacité de l'ensemble. dans leur description (qui va dans ce sens) les auteurs ne disent pas le contraire mais ils ne mettent pas en relief cet aspect «idéovisuel» de la L.H.V. dans sa première opération : celle qui précède la DICTION (lente) du morceau du texte lu (vite) et compris. Ils soulignent avec raison que la bouche doit aller lentement et savoir placer les silences ; mais ils oublient de dire qu'à l'inverse l'oeil doit être le plus rapide possible.

Dès lors, on comprend mal les passages consacrés à une critique de cette lecture idéovisuelle : « Il y a vingt ans, un autre lecteur nous était donné en exemple. C'était un lecteur silencieux et performant, dévorant à grande vitesse des quantités de textes et les assimilant d'autant mieux qu'il les lisait plus vite. Son secret ? Il pratiquait une lecture «idéovisuelle» allant directement au sens à partir de la perception visuelle des mots et des phrases sans le détour de la subvocalisation. » (page 18). Ce lecteur serait donc atteint de voracité et de boulimie (« dévorant... des quantités de textes ») et on lui aurait interdit la L.H.V. (« renvoyer à plus tard ») : « De la relégation à la disparition, il n'y a qu'un pas. Il fut vite franchi au niveau de l'application. » La conclusion devient alors limpide : « Nous payons aujourd'hui le prix de cette attitude. Même si la situation n'est pas aussi noire que certains se plaisent à la dépeindre, il faut reconnaître que bien des critiques qui nous sont adressées, en particulier par nos collègues du premier cycle, sont fondées. » C.Q.F.D. : si le niveau en lecture des élèves entrant au collège est insuffisant, c'est donc la mode de la lecture idéovisuelle qui en est responsable ! Voilà comment, en quelques phrases, on peut remettre en question tout le mouvement de rénovation de la pédagogie de la lecture de ce dernier quart de siècle.

Cette critique de la lecture idéovisuelle est complétée par des affirmations encore plus surprenantes. Ainsi, page 20, on peut lire : « En fait, seule la L.H.V. garantit la lecture exacte. Elle seule donne une idée précise du niveau d'un enfant et de la nature des difficultés qu'il rencontre. » Vanter les mérites de la L.H.V. et en préconiser une pratique pertinente, on ne peut qu'être d'accord ! Mais la rendre exclusive, c'est nier l'existence et l'intérêt des autres situations de lecture. Le reproche d'exclusivité adressé par les auteurs (page 19) aux partisans de la lecture visuelle peut leur être retourné : pourquoi la L.H.V. serait-elle la seule exacte ? Enfin, pour conclure, ce qui surprend dans ce livre c'est l'incohérence entre d'une part la description de la L.H.V. qui inclut une opération de lecture silencieuse (et idéovisuelle) et d'autre part une condamnation de cette lecture idéovisuelle dans un procès mal instruit : en fait, quels sont les auteurs ou les textes visés ?
Edmond Beaume