La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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Une expérience de discussion
en classe-lecture, en collège



À l'origine de ce texte, il y a un sentiment d'insatisfaction, de déception même, partagé par plusieurs des adultes engagés dans la classe lecture (sur site) qui s'est déroulée au collège Camille Claudel à Montigny lès Cormeilles du 2 au 19 décembre 1996. Elle a concerné les élèves de 4ème technologique et leurs professeurs - j'étais le professeur de français - auxquels s'étaient joints pour trois semaines Robert Caron, formateur du Centre Lecture à Nanterre, et deux stagiaires en formation. Ce sentiment, qui nuançait le bilan généralement positif de la classe lecture dans son ensemble (entraînement à la lecture, travaux d'ateliers, réalisation du projet) avait pour origine l'attitude des élèves pendant la discussion qui suivait la lecture du journal quotidien de la classe lecture, attitude qui se caractérisait par une faible participation à la discussion. Les interrogations et les doutes étaient nombreux chez les adultes, particulièrement chez ceux, les plus nombreux, qui ne connaissaient pas ou peu le fonctionnement d'une classe lecture. Et c'est sur la tonalité de l'échec, pour ce qui est de la lecture du journal et de la discussion, que se formulaient les interrogations.

Il apparaît cependant que s'en tenir à la faible participation des élèves à la discussion et présenter l'attitude des élèves seule comme posant problème était à l'évidence envisager le problème de façon partielle et privilégier un point de vue. La relecture des textes des articles et l'étude du rôle des uns et des autres dans le dispositif montre que c'est la complexité qui, à l'opposé de la simplification première, est caractéristique de la situation. Tous les aspects sont à considérer, l'attitude des élèves, le rôle des adultes et les particularités du dispositif mis en place, pour tenter de répondre à ces questions : qu'est-ce qui est à l'origine de cette situation ? quel sens lui donner ?

Le dispositif

Le collège Camille Claudel est relativement banal. C'est un collège intercommunal à ramassage scolaire qui comptait au moment de la classe lecture un peu moins de 900 élèves provenant de six écoles primaires dont deux situées dans des quartiers difficiles. Le corps enseignant y est stable. La classe de 4ème Ti est, elle, une classe particulière par son mode de composition, les élèves sont volontaires et leur candidature doit être approuvée par l'équipe enseignante ; de l'avis de la plupart des enseignants de la classe, le choix, qui avait privilégié en 96-97 les élèves du collège, avait été judicieux. La classe se caractérise par un nombre réduit d'élèves (22) et par un programme particulier : un horaire de technologie renforcé, l'absence de seconde langue et d'éducation musicale.
Pour ce qui est de l'origine socioculturelle de ces élèves, on comptait 42,86% de parents ouvriers (soit près de deux fois plus que les 24,53% pour l'ensemble du collège), 19,05% d'employés (18,66%), 23,81% de professions intermédiaires (28,64%), pas de professions libérales ni de cadres supérieurs (12,09%), 9,52% d'artisans et de commerçants (7,39%), 4,76% de sans emploi (6,46%) ; pas de parents retraités (0,82%). Parmi les élèves de la classe, 54,5% avaient un an de retard dans leur scolarité (47,2% pour l'ensemble des élèves du collège), 27,3% avaient deux ans de retard (soit près de cinq fois plus que les 5% pour l'ensemble des élèves du collège). Les élèves de cette classe de 4ème Ti se distinguaient donc statistiquement des autres élèves du collège par leur origine socioculturelle, marquée par la sur-représentation des familles ouvrières et l'absence de professions libérales et de cadres supérieurs, et leur plus fort taux de retard scolaire (d'un an, et surtout de deux ans).

Pour le temps de la classe lecture, l'horaire de la classe était modifié ; les activités quotidiennes étaient les suivantes : lecture du journal et discussion, entraînement à la lecture sur le logiciel ELSA et théorisation, ateliers lecture, travail sur le projet, écriture d'articles, bilan. Pendant les trois semaines, il n'y a eu ni leçons, ni devoirs, ni notes.
Les enseignants participaient au travail de la classe lecture au prorata du nombre d'heures qu'ils effectuaient habituellement dans la classe de 4ème Ti, ils pouvaient regrouper ces heures et participer au travail durant leur demi-journée habituelle de liberté.

Le projet de cette classe lecture était de réaliser le site Internet du collège. Pour cela les élèves, avec leurs enseignants, ont dû s'informer sur ce qui existait, analyser, critiquer, comparer, réfléchir à ce que devait être le site du collège, aux informations à y placer, aux services qu'il devait rendre, à sa forme, au ton à adopter, etc. pour concevoir la maquette du site et commencer à la réaliser. Ce qui a été fait.

Le journal écrit et lu en Classe lecture, À propos des 4Ti, était la version quotidienne du journal de la classe, journal d'opinion, écrit par ses lecteurs « pour explorer des réalités communes, théoriser des pratiques, confronter des interprétations du monde et agir sur des représentations, en les soumettant, par l'écriture, à la recherche d'une cohérence » (Jean Foucambert). Lu en cours de français, exceptionnellement en présence d'un autre professeur de la classe, il en était à son cinquième numéro fin novembre.
Alors que la rédaction d'articles n'est pas obligatoire en classe lecture, les élèves ont chaque jour rédigé des articles, articles d'opinion donc, pour le journal du lendemain (une moyenne de 19 articles par jour pour 22 élèves, ce qui, compte tenu des absences, équivaut à un article par jour par élève présent). Les adultes - si l'on excepte Robert Caron qui, animant à plein temps la Classe lecture, assurait la rédaction en chef du journal, et les stagiaires, qui écrivaient chaque jour - ont pour leur part beaucoup moins produit puisqu'on compte en tout et pour tout 9 articles d'enseignants.

Chaque journée commençait par la lecture du journal. « C'est le moment où l'on découvre la traduction (la trahison ?) d'une réalité commune sous la plume d'un seul auteur. Commentaires, réactions, approbations, demandes d'explications doivent fuser et s'échanger entre la subjectivité de l'écriture et la pluralité des lectures. » (Yvanne Chenouf). C'est ce que constatent généralement tous ceux qui ont animé des classes lecture : le journal est très vite attendu, lu dans un silence habité, et la discussion, après quelques séances de rodage, consiste bien en commentaires, réactions, approbations ou demandes d'explications, elle est parfois vive et il n'est pas rare que les échanges aient lieu directement d'enfant à enfant, de stagiaire à stagiaire, ce qui nourrit en retour l'écriture de nouveaux articles.
Dans la classe lecture qui nous occupe, la lecture du journal par les élèves a été en général attentive après les premières réactions de lecture qui font qu'on s'adresse à son voisin ou à sa voisine pour lui faire part de remarques qui ne peuvent pas attendre.
Le journal était lu et, autant qu'on puisse s'en assurer, lu en entier. Ce sont les discussions après la lecture qui ont posé problème. Elles ne se sont que très rarement développées en débats collectifs. Après la lecture du journal, le silence se faisait généralement et il fallait souvent qu'un adulte invite les élèves à faire part de leurs remarques, de leurs réactions pour que quelques-uns se risquent à le faire. Souvent de façon très formelle, d'ailleurs : les premières remarques ont souvent signalé les erreurs d'orthographe ou les coquilles et les erreurs sur les prénoms des auteurs d'articles. Des échanges ont cependant eu lieu chaque jour, ce sont les adultes animant la discussion qui sollicitaient les prises de positions des élèves et qui tenaient les discours les plus longs. Le débat d'idées qui ne pouvait pas se développer le matin avait lieu par l'écriture des articles : chaque jour les thèmes apparus pendant la discussion étaient proposés à l'écriture et des articles sur ces thèmes étaient produits.

Ce sont donc les adultes qui avaient souvent la parole, et d'abord Robert Caron qui animait les discussions chaque jour (j'en ai animé une un jour avec le même résultat pour ce qui était de la participation des élèves), je prenais la parole assez souvent quand j'assistais à la discussion ; la plupart des autres enseignants (à l'exception du professeur de mathématique) prenaient peu la parole. Les prises de paroles se faisaient sur divers modes :
- Robert Caron et moi nous appuyions sur tel ou tel article pour provoquer la réflexion sur les comportements des élèves en classe lecture et en classe habituelle, leur rapport au travail en classe, à l'apprentissage, au savoir, à l'avenir...
- le professeur de mathématique voulait savoir, voulait comprendre, et s'adressait en général aux élèves dans leur ensemble,
- les autres professeurs intervenaient pour commenter ce qu'il voyaient ou entendaient (certaines interventions ayant un caractère plutôt moralisateur).
Les stagiaires restaient le plus souvent silencieux, sauf en fin de classe lecture pour l'un d'eux. Le troisième lundi, devant l'absence de discussion, le silence des élèves, les adultes ont décidé de quitter la salle pendant le reste du temps prévu pour la discussion.

du côté des adultes
Ce sont les textes des articles écrits quotidiennement sur le contenu des discussions, ainsi que les notes des stagiaires, qui permettent de revenir sur cette situation. La lecture des articles, avec le recul, permet d'apprécier l'intérêt des textes et de prendre conscience de l'évolution des thèmes au cours des trois semaines. Elle permet de prendre conscience du fait que l'attitude des élèves ne peut pas être envisagée séparément de celle des adultes, ces derniers ne peuvent pas être considérés comme de simples observateurs ou comme des acteurs neutres ayant tendance à s'exclure de la situation pour la décrire. Elle permet surtout de prendre la mesure de la complexité d'une situation et de sa dynamique.

Une des caractéristiques de cette situation était la présence en nombre des adultes au moment de la lecture du journal et lors de la discussion qui la suivait. Outre l'animateur et les deux stagiaires, toujours présents, participaient à la discussion les professeurs de la classe en charge habituellement des élèves à l'emploi du temps, s'y ajoutaient parfois tel ou tel autre enseignant de la classe : à la différence de ce qui se passe au collège habituellement, un adulte n'était jamais le seul adulte présent de la classe. Cette présence nombreuse n'a pas pu être sans influence sur la participation des uns et des autres à la discussion. Des articles, d'adultes et d'élèves, ont signalé la difficulté à s'exprimer en public que peut créer la présence d'inconnus. Les prises de parole de plusieurs adultes échangeant des points de vue ou des arguments qui s'opposent ou se renforcent pouvaient entraîner l'attitude passive d'élèves devenus spectateurs d'un spectacle inédit dans une classe.

Si l'on se réfère à la théorie classique du pouvoir (1) selon laquelle on peut distinguer dans les bases du pouvoir les pouvoirs de coercition, le pouvoir de récompense, le pouvoir d'identification, de référence, le pouvoir de la compétence et le pouvoir légitime, ce qui définissait la situation de fait des adultes dans cette classe lecture - outre le pouvoir du nombre et celui de la parole - c'est qu'ils monopolisaient les bases du pouvoir.
Complexité et ambiguïté, ce sont ces mots qui peuvent caractériser leur situation dans cette classe lecture, dans l'imposition de leur fonction aux élèves, pour ce qui est des questions de pouvoir ; ce sont donc ces mêmes mots qui s'appliquent à la situation, renversée, des élèves. Les professeurs de la classe (présents mais plus ou moins souvent et de façon plus ou moins active, plus ou moins conforme à leur statut) disposaient du pouvoir légitime qui tient à leur statut (qui leur confère les pouvoirs de sanctionner ou de récompenser même s'il a été affirmé qu'ils ne les utiliseraient pas). L'animateur disposait du pouvoir de la compétence, il avait été présenté comme expert et se trouvait légitimé par les enseignants habituels de la classe qui acceptaient sa présence permanente auprès des élèves. Seuls les stagiaires occupaient une place à part : leur âge intermédiaire entre celui des élèves et celui des autres adultes et leur statut les plaçaient à la fois du côté des élèves - ils étaient là pour apprendre - et de l'animateur qui était leur référence, et dont on peut penser qu'ils pouvaient hériter à ce titre d'une part de pouvoir. Du point de vue du pouvoir donc, la situation à laquelle se trouvaient confrontés les élèves était relativement complexe et peut sans doute être une cause de leur silence relatif dans les discussions : prendre la parole était s'exposer à tel ou tel type de pouvoir chez tel ou tel adulte.
Le comportement des stagiaires (très peu de prises de paroles durant les discussions après lecture du journal, mais écriture régulière d'articles) n'est pas sans rappeler celui des élèves et l'on peut penser que l'ambiguïté de leur situation est à l'origine de ce comportement, comme la complexité des situations de pouvoir est à l'origine du comportement des élèves.

C'est un fonctionnement démocratique (selon la typologie d'Eugène Enriquez) qui rend possible le déroulement profitable d'une classe lecture, et c'est à ce fonctionnement que tendent généralement, les interventions des adultes qui mettent (ou tentent de mettre) leur expertise au service du groupe. Mais, ce faisant, c'est un pouvoir de référence, pouvoir d'identification qu'ils mettent en oeuvre. La plupart d'entre eux s'étaient donné pour règle de ne pas employer d'arguments d'autorité, mais de proposer et d'accepter la discussion, voire le conflit : sans se placer en modèles, c'est en exemple à suivre, ou pas, certes, qu'ils se plaçaient en fait.
C'est sans doute dans le cadre de cette contradiction qu'il faut replacer certains textes de Robert Caron, des stagiaires ou des professeurs de la classe : ils se différencient par leur plus ou moins grande force, leur plus ou moins grande violence (assumée et provocatrice chez Robert Caron qui sait que la vigueur de l'interpellation a des effets de maturation), mais leur objectif est commun. Ils visent tous à entraîner ou à provoquer la réflexion chez les élèves et à terme un changement d'attitude de leur part. Les amener à considérer l'adulte concret, réel, engagé avec eux dans la durée limitée de la classe lecture, et non pas le professeur qu'ils ont intériorisé dans leur imaginaire collectif d'élèves de collège.
Moins clair (même si l'attitude se démarque de celle du professeur dans la classe, à l'inverse toujours présent physiquement) est l'objectif des adultes lors de l'épisode du lundi 16 où ils quittent la salle de discussion devant le silence, l'absence d'échanges après la lecture du journal. S'agit-il de provoquer une réaction ? Mais laquelle alors ? S'agit-il d'une réaction à l'attitude des élèves ? Mais quelle signification donner à cette réaction ? S'agit-il de réaffirmer un pouvoir attaqué par l'attitude des élèves ? Mais alors quel pouvoir ?

En fait, dans les objectifs des adultes on peut constater, en plus des différences de degré, des différences de nature : certains visent à susciter la réflexion, la prise de conscience d'enjeux importants pour les élèves dans la classe lecture et au-delà, d'autres visent à favoriser l'expression des élèves, d'autres encore visent à la régulation de cette expression. Ces objectifs peuvent sembler complémentaires, mais ils sont en fait contradictoires, parce que portés par des personnes différentes (avec, de fait, une répartition des rôles), parce qu'animés par des finalités différentes. La passivité des élèves dans la discussion est sans doute une forme de réponse à ces contradictions qu'ils ne peuvent pas ne pas ressentir.
Ce qui est en cause en classe lecture, c'est en fait le partage du pouvoir, c'est le sens de la volonté de mettre en place un statut à parité entre enfants et adultes et entre adultes. « A du Pouvoir, écrit Jean Foucambert dans Questions de lecture (2), l'enfant qui, à travers les actions qu'il conduit et les prises qu'il prend dans son environnement, construit et fait évoluer un système théorique qui rend de mieux en mieux compte de la nécessité. Est dans l'impuissance, celui qui épuise l'explication de chaque événement par la conjoncture et n'abstrait pas, derrière les circonstances successives, ce qui met en relation. Or, cette possibilité de théoriser exige, pour se développer, certaines conditions. En premier lieu, la manière dont le milieu lui même exerce son propre Pouvoir, l'impression qu'il donne à l'enfant, sinon de maîtriser, tout au moins de comprendre le cours des choses ou, à l'inverse, d'être dans l'impuissance face à elles, qu'elles soient sociales ou personnelles. [...] Le pouvoir, c'est ce qui se comprend "de plus" à chaque fois qu'on tente de déplacer les limites des pouvoirs. »
Il ne s'agit pas, au contraire, de l'abandon des responsabilités de l'adulte vis à vis de l'enfant. La difficulté de l'entreprise vient sans doute de ce que - et les contradictions repérées chez les adultes dans cette classe lecture s'expliquent sans doute ainsi - tous n'ont pas conscience de la double responsabilité des éducateurs qu'Hannah Arendt souligne dans La crise de la culture (3). Selon elle, « l'enfant, objet de l'éducation, se présente à l'éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. [...] Si l'enfant n'était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante non encore achevée, l'éducation ne serait qu'une des fonctions de la vie et n'aurait pas d'autre but que d'assurer la subsistance et d'apprendre à se débrouiller dans la vie. » Une classe lecture n'a de raison d'être que s'il s'agit de préparer les enfants « à la tâche de renouveler un monde commun ».

du côté des élèves

Le silence relatif des élèves lors de la discussion après la lecture du journal peut aussi s'expliquer par les rapports que les élèves entretiennent avec l'oral et avec l'écrit. Leur comportement (des écrits nombreux, une discussion difficile ou absente : une opposition nette entre l'attitude à l'écrit, acte individuel, et l'attitude à l'oral, acte collectif) pourrait s'expliquer ainsi soit par une représentation particulière et une pratique particulière ou une absence de pratique de la discussion ouverte, argumentée et/ou contradictoire, soit parce qu'une représentation particulière et une pratique particulière de l'écrit font qu'il domine l'oral et le rend inutile.

La pratique de discussion après la lecture du journal n'est pas une pratique courante en classe. Dans un article de la revue Le français aujourd'hui (4), intitulé « Postulat de cohérence et exigence didactique », Élisabeth Nonnon présente ainsi les pratiques de communication habituelles en classe : « La communication pédagogique est toujours très fortement finalisée, même dans les situations, minoritaires, où cette finalisation n'est pas directe (la nécessaire constitution du lien social dans la classe, par exemple) : il faut que l'échange verbal débouche sur quelque chose, qu'il soit condition ou lieu d'un progrès et d'un apprentissage (que le discours soit l'objet de cet apprentissage ou son moyen). » On comprend la difficulté d'élèves très marqués par les formes et les normes scolaires - centrés sur l'objet et non sur le processus - de se trouver dans une situation dont la finalisation n'apparaît pas, les apprentissages ne sont pas clairement situés, les progrès attendus diffus. Et certains élèves ne conçoivent ces échanges oraux que comme des échanges conflictuels, assimilent discussion et « engueulades », le mot est de l'un d'eux.
On retrouve dans cette opposition entre la pratique de la discussion en classe lecture et les formes de communication habituelles en classe la distinction qu'établit Jürgen Habermas entre deux types d'activités qu'il distingue dans les processus communicationnels : l'activité rationnelle orientée vers le succès et l'activité rationnelle orientée vers l'intercompréhension. On peut assimiler l'éducation classique au type d'activité rationnelle qu'Habermas appelle rationalité stratégique, qui relève de l'activité rationnelle orientée vers le succès et qui cherche, en agissant sur les enfants dans ce cas, à atteindre un but utile par des moyens adaptés. Dans l'activité rationnelle d'intercompréhension, réalisant une communication véritable, au contraire, l'autre n'est pas l'objet d'une action, mais un sujet avec lequel il s'agit de rechercher l'intercompréhension : « dès qu'on accepte de parler, nous avons à présupposer mutuellement que nous sommes responsables ». (5)
Les habitudes de la communication scolaire, orientée de dominant à dominé, semblent faire obstacle à l'instauration d'une communication qui présuppose qu'autrui est une personne et ne le traite pas en objet, dans laquelle se réalisent l'«intercompréhension» et le «consensus», au sens d'Habermas, c'est-à-dire la discussion authentique, qui permet le débat véritable et ne suppose pas l'accord de tous. Mais le refus généralement constaté d'une communication scolaire classique (que traduisent le désintérêt généralement constaté des élèves pour le travail scolaire et l'absence de respect de ces mêmes élèves pour les enseignants qui maintiennent ce type de rapports) n'entraîne pas mécaniquement l'accession à une nouvelle forme de communication.

Les pratiques de traitement de l'écrit en classe peuvent aussi expliquer certains aspects du comportement des élèves. Une enquête menée dans l'académie de Rennes en septembre 1993 et juin 1994 auprès d'élèves de collège et de lycée et rapportée par Annie Rouxel (6) donne un éclairage sur les représentations de la lecture chez les élèves. L'enquête concerne la lecture scolaire d'oeuvres littéraires, mais est intéressante pour ce qui nous occupe, si l'on fait l'hypothèse que ces représentations sont nourries des pratiques scolaires dominantes. D'après les réponses à une question portant sur les savoirs jugés importants pour comprendre un texte, « deux savoirs sont jugés essentiels et dominent l'ensemble des réponses : la connaissance d'un vocabulaire étendu et celle de l'auteur et du contexte ». Des élèves ont été invités à l'aide d'un Q.C.M. à préciser ce qu'ils « attend[ent] de l'activité de lecture en classe » en classant de 1 à 4 les réponses selon l'importance qu'ils leur accordaient : « a. Comprendre un texte, b. Apprendre à mieux lire soi-même, c. Découvrir sa personnalité. d. Mieux comprendre le monde et les hommes. » Les réponses classées 1 se répartissent ainsi : a. 57,92%, b. 10,38%, c. 3,27%, d. 28,41%. L'auteur de l'enquête signale que les « résultats disent clairement que pour l'immense majorité des élèves interrogés [...] les finalités liées à la formation personnelle et à la quête identitaire du sujet ne sont pas perçues » et précise, au sujet de la réponse d. qu'« il est probable que sous cette formulation soit envisagé le contenu référentiel du texte ».
On peut comprendre pourquoi la lecture des articles du journal n'entraîne aucune réaction de certains lecteurs si l'on fait l'hypothèse qu'ils appliquent le modèle scolaire dominant : le vocabulaire ne faisant généralement pas problème (l'auteur et le lecteur partagent le même lexique), l'auteur étant connu du lecteur et le contexte leur étant commun la discussion ne se justifie pas, elle se justifie d'autant moins si ce que l'on attend d'une activité de lecture en classe est d'abord de mieux comprendre un texte (7) et non pas de « découvrir sa personnalité » ni de « mieux comprendre le monde et les hommes », ni , encore moins, de le changer.
C'est pourtant dans la discussion après la lecture du journal que peut s'exercer et se construire le statut du lecteur tel que le définit Jean Foucambert dans ces lignes extraites de L'enfant, le maître et la lecture (8), sur les caractéristiques de l'acte de lecture : « Il faut [chez le lecteur] l'intuition que l'explication des événements ne s'épuise pas dans leurs circonstances, qu'il y a quelque chose à gagner à aller voir au-delà des choses ce qui les fait être ce qu'elles sont afin d'avoir prises sur elles, de les vivre plus intensément ou de les transformer. L'exercice de la raison graphique est l'affirmation d'un pouvoir qu'on s'autorise à prendre et dont on court le risque, un geste qui témoigne qu'il y a sans doute quelque chose à faire et encore un peu de sens à trouver, le refus de l'opacité du monde et de soi-même, l'espoir d'un davantage ou d'un autrement. [...] Apprendre à lire est, pour le jeune enfant, loin d'être une affaire technique, mais l'entrée dans une nouvelle manière d'être, la conquête d'un mode de pensée plus abstrait, plus distancié, plus théorique. Cet exercice suppose l'affirmation et la reconnaissance d'un statut différent, qui ne résulte pas de l'acquisition de ce savoir nouveau, mais qui en rend possible la construction. Statut de celui à qui est reconnu un pouvoir de trouver par soi-même prise sur le monde et d'établir avec lui des rapports subversifs, tant il est probable que, si les choses étaient ce qu'elles nous apparaissent, il n'y aurait guère besoin de l'écrit. »

Dans L'Institution imaginaire de la société (9), Cornélius Castoriadis définit l'institution comme un processus dialectique opposant institué et instituant, comme produit de la lutte de l'instituant et de l'institué. René Lourau dans L'instituant contre l'institué (10), précise que « par instituant, on entendra à la fois la contestation, la capacité d'innovation et en général la pratique politique comme signifiant de la pratique sociale. Dans l'institué, on mettra non seulement l'ordre établi, les valeurs, les modes de représentations et d'organisation considérés comme normaux, mais aussi les procédures habituelles de prévisions (économique, sociale, politique) ».
Si l'on adopte une définition de l'institution comme instauration de nouveaux rapports, de nouvelles significations, telle que celle énoncée par Cornélius Castoriadis et reprise par René Lourau, on peut analyser le journal et sa lecture, notamment à travers le thème de l'intérêt de la participation à la discussion, comme instituant.
Il apparaît clairement à la lecture des articles que, contrairement à l'opinion que l'on pouvait avoir durant la Classe lecture ou immédiatement après, l'un des objectifs du journal et de la discussion qui en suit la lecture, de provoquer un travail de déplacement des représentations des élèves, a été atteint au moins en partie : les élèves sont bien entrés dans un processus nouveau de réflexion sur leur vécu de la Classe-lecture.
Les articles ayant pour sujet la participation à la discussion sont au nombre de 41, 30 articles d'élèves (environ 15% des 209 articles des élèves), 12 articles d'adultes (environ 20% des 55 articles des adultes). La distribution de ces articles sur les trois semaines de Classe lecture est la suivante :
mardi 3 : 5 articles d'élèves, 3 articles d'adultes,
jeudi 5 : 4 articles d'élèves, 4 articles d'adultes,
vendredi 6 : 2 articles d'élèves, pas d'article d'adultes,
lundi 9 : 3 articles d'élèves, 1 article d'adulte,
mardi 10 : 2 articles d'élèves, 1 article d'adulte,
jeudi 12 : 6 articles d'élèves, 1 article d'adulte,
vendredi 13 : 3 articles d'élèves, pas d'article d'adultes,
lundi 16 : pas d'articles sur la participation à la discussion
mardi 17 : 6 articles d'élèves, 2 articles d'adultes,
jeudi 19 : 1 article d'élève, 1 article d'adultes,
vendredi 20 : pas d'article d'élèves, 1 article d'adulte.

Le thème de la participation à la discussion est bien un thème récurrent, il est présent dans tous les numéros du journal sauf un : celui du jour où, devant ce qu'ils ont considéré comme un refus de la discussion, les adultes ont décidé de quitter la salle de discussion. Il est cependant difficile de tirer une conclusion de cette coïncidence. L'intérêt pour ce thème, plus marqué au début de la Classe lecture, est présent jusqu'à la fin chez les adultes (même si les articles ne sont pas quotidiens). Chez les élèves, l'intérêt pour le thème, important en début de classe lecture, semble décroître jusqu'au mardi 10 et connaît deux regains d'intérêt le jeudi 12 et le mardi 17 suivis chacun d'eux d'une baisse très nette (pas d'articles) après deux journaux, le dernier journal, consacré principalement à un bilan, ne comportant pas d'article sur ce thème.

La lecture des articles permet de constater une nette évolution de leur contenu. On peut distinguer deux périodes, la première allant du début de la classe lecture au mardi 10, la seconde du jeudi 12 à la fin de la classe lecture. Les deux périodes distinguées ne sont pas étanches : dès le lundi 9 et le mardi 10 on trouve des articles tendant à généraliser : l'un comparant les comportements, les prises de parole dans les cours habituels, l'autre cherchant à définir le terme d'« intello » et on trouve après le jeudi 12 encore quelques articles exprimant des réactions à la forme de la discussion. Mais la nature de la majorité des articles est différente. Jusqu'au mardi 10, les articles se regroupent ainsi, selon les sous-thèmes abordés :

- les raisons avancées pour expliquer la faible participation des élèves à la discussion : la timidité devant des inconnus (mardi 3), le manque de sommeil (mardi 3), « rien à dire » (lundi 9) ;

- les réactions à la discussion : la prise de parole des adultes provoque l'ennui (jeudi 5, jeudi 12, vendredi 13), la discussion est inutile (jeudi 5), les élèves qui prennent la parole sont des « fayots » (jeudi 5), des « intellos » (vendredi 6), les adultes parlent trop (vendredi 6) ;

- une comparaison entre les prises de parole qui ont lieu en classe habituellement et en Classe lecture (lundi 9) : un élève établit une distinction entre le travail sur un objet, celui du cours de mathématique, et le travail sur des processus, celui du cours de français et surtout de la Classe lecture ;

- un essai de définition de l'« intello » (mardi 10) : un élève donne des critères de définition.

Dans ce premier temps, la majorité des articles sont des articles de constat, de justification ou de réaction, mais dès le lundi 9 et le mardi 10, on note deux articles qui sont des articles de réflexion à partir de cette situation, ils manifestent une prise de distance par rapport à la situation vécue. L'un par une comparaison avec une situation extérieure à la classe, signale l'un des aspects fondamentaux de la classe lecture : il s'agit par la discussion de travailler sur les processus à l'oeuvre et de réfléchir à son implication dans ces processus, ce qui constitue une rupture profonde avec la culture scolaire dominante centrée sur l'objet, la matière du programme. L'autre article, exprimant une critique de l'étiquetage qui a cours au collège, est le signe d'une prise d'autonomie par rapport à la situation de discussion.
Les articles du jeudi 12 marquent une nette rupture avec la majorité des articles précédents, ils n'ont plus majoritairement pour sujet la situation de discussion mais une réflexion sur cette situation et le sous-thème dominant de plusieurs d'entre eux est celui de la liberté de parole ; on trouve ce jour-là encore deux articles sur des réactions d'ennui, mais aussi une série d'articles portant des jugements très positifs sur la classe lecture dans son ensemble. La date du jeudi 12 apparaît donc comme importante à un double titre. Si l'on excepte les six articles du mardi 17 qui traitent de la discussion mais en l'absence des adultes qui, la veille avaient quitté la salle de discussion - il est à noter qu'aucun de ces textes n'aborde les raisons du départ des adultes, ils sont centrés sur le contenu et la forme de la discussion entre élèves - par la suite on compte seulement quatre articles sur la discussion : trois le lendemain et un autre le jeudi 19 où un élève explique qu'il ne peut participer à une discussion qu'en répondant aux questions qu'on lui pose ; un des articles du vendredi 13 fait le constat de l'ennui d'un élève pendant la discussion mais les autres ont une tonalité différente : l'un interroge les élèves sur leur silence, et l'autre justifie le temps de parole des adultes par le silence des élèves. Il y a bien évolution du rapport à la prise de parole et à la discussion mais cette évolution ne se traduit cependant pas dans un changement d'attitude, de plus elle n'est pas clairement perçue ni par les élèves ni par les adultes.

René Kaës dans Réalité psychique et souffrance dans les institutions (11) apporte à la définition de l'institution comme formation sociale un complément faisant de l'institution aussi une formation psychique : il décrit des « formations psychiques intermédiaires », « qui n'appartiennent en propre ni au sujet singulier, ni au groupement, mais à leur relation ». La souffrance psychique est selon lui inhérente à la vie institutionnelle, en repérer les manifestations peut donc aider à l'analyse. Leur observation peut aider à donner du sens aux phénomènes à l'oeuvre en classe lecture comme cette double difficulté : à changer de point de vue sur la discussion et à prendre conscience de ce changement de point de vue.
Ainsi, ce que révèle l'institutionnalisation de la lecture du journal et de la discussion qui la suit, c'est l'organisation inconsciente de la classe, des élèves entre eux dans un « groupement [Kaës distingue le groupe du groupement institutionnel] comme communauté d'accomplissement du désir et de la défense » qui se manifeste notamment dans les attitudes opposées et contradictoires des élèves à l'écrit et à l'oral mais aussi dans la dénonciation des «fayots» et autres «intellos» provoquée par l'un des élèves - pourtant bègue - osant entrer, seul parmi les autres, dans une discussion avec les adultes. Le fait que d'autres, les plus nombreux, entrent difficilement dans une discussion ayant pour sujet des opinions d'élèves, ce qui permettrait sans doute, à terme, « un avènement de la communauté » est à interpréter non pas comme un refus mais comme la difficulté pour eux de renoncer à une situation de sécurité individuelle, mettre en oeuvre un « renoncement pulsionnel » est se faire violence, se mettre en danger. René Kaës signale par ailleurs l'existence d'un « pacte » inconscient qui, dans toute institution, est destiné à maintenir la continuité des « espaces psychiques communs » et dont une institution ne peut « priver ses sujets ». Dans la situation de discussion, à la difficulté de renoncement à une certaine sécurité s'ajoute la difficulté de la création de nouveaux espaces psychiques communs. Dans cette construction, les élèves comme les adultes sont impliqués. Pour les uns comme pour les autres les situations vécues sont parfois difficilement supportables et le risque existe de mettre en danger la survie de l'institution. C'est le cas avec le silence des uns mais aussi avec, un jour, la réaction des autres et leur départ de la salle de discussion. Mais il est difficile dans une situation instituante, de distinguer ce qui relève de la vie et ce qui relève de l'existence, pour reprendre les mots de René Kaës, autrement dit de distinguer l'institué et l'instituant.

C'est donc un ensemble de phénomènes aux liaisons complexes qui peuvent expliquer la faible participation des élèves à la discussion qui suivait la lecture du journal dans cette classe lecture. Pour les décrire plus complètement il serait nécessaire d'une part de compléter cette étude par une analyse de l'institution collège qui domine le travail réalisé en classe lecture et les rapports entre la classe lecture et de la classe habituelle, et d'autre part de ne pas isoler artificiellement ce moment de la discussion du dispositif que constitue l'ensemble cohérent des pratiques d'une classe lecture.
Un double constat s'impose cependant. Il est parfois difficile d'instaurer de nouveaux modes d'interaction, de communication, même dans le cadre d'un dispositif, certes très concentré dans le temps, de la richesse de celui d'une classe lecture, aussi bien pour les enseignants pris dans des attitudes et des finalités diverses et contradictoires que pour les élèves prisonniers des habitudes de la communication scolaire. Et parce que les changements dans l'institution sont douloureux, il peut être difficile, quand ils ont lieu, pour les enseignants d'en percevoir la réalité et l'on court alors le risque de s'arrêter aux comportements de surface, et de négliger les modifications, réelles mais profondes, des activités intellectuelles des élèves.

La classe lecture apparaît comme l'analyseur d'une situation extrême, une classe de 4ème Ti représentant sans doute ce qu'on peut considérer comme le produit typique d'une conception de l'enseignement que le collège doit enfin abandonner. A l'inverse de certaines réflexions sur la communication ou l'interaction en classe, ce que montre cette expérience c'est la nécessité non pas tant de donner leur place à la communication - elle est « au programme » - et à l'interaction dans les cours du collège que de mettre en place dans les classes des situations de discussion, d'échanges dans lesquelles les enjeux ne soient pas de pure forme, dans lesquelles interaction et réflexion aillent de pair pour permettre aux élèves d'entrer dans des processus de construction de relations nouvelles entre eux et avec les adultes, des processus de (re)construction de leur identité personnelle et sociale et de construction de savoirs.

Les classes lecture en sont un moyen et en leur sein le rôle du journal en circuit court et de la discussion qui suit la lecture des articles apparaît fondamental. C'est dans le journal, par l'écriture des textes et leur réécriture, et par la discussion à propos de ces textes que les phénomènes repérés ici peuvent être explicités pour être dépassés.

notes
(1) Celle des psychologues sociaux French et Ravel, dans Lévy A. Psychologie sociale. Textes fondamentaux. Paris, Dunod, 1978.
(2) Paris, AFL Retz, 1989
(3) Paris, Folio Essais n°113
(4) Normes et pratiques de l'oral, n°101, mars 1993
(5) Jürgen Habermas, Etre résolument moderne, in Autrement. A quoi pensent les philosophes, n°102
(6) Annie Rouxel, Enseigner la lecture littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1996
(7) Si l'hypothèse se vérifie, cela semble confirmer l'intérêt des pratiques de réécriture d'articles dans lesquelles le degré d'écriture est élevé.
(8) Paris, Nathan, 1994
(9) Paris, Seuil, 1975
(10) Paris, Anthropos, 1969
(11) in René Kaës et coll. L'institution et les institutions, Paris, Dunod, 1988
Michel Peyroux