La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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J'étais élève au temps des BCD expérimentales.


Ah, ça, pour me souvenir, je me souviens bien de ce temps-là ! Ce sont mes plus beaux souvenirs d'école, d'ailleurs, parce qu'après, on peut dire que ça s'est gâté... Dommage ; moi, je m'y sentais bien, à l'école Colette. D'abord, on appelait nos maîtres par leur prénom et on les tutoyait ; après tout, eux aussi en faisait autant ! comme ça, il n'y avait pas de rapport de supériorité, de soumission, bref, pas de distance entre nous. C'est important, quand on est petit et qu'on vient, tout neuf, les oreilles et les yeux grand ouverts, apprendre le monde et le reste... Respecter l'autre, ce n'est pas seulement en disant « vous » ou « Monsieur », c'est avant tout un état d'esprit qui s'apprend tout petit. Et nous, les petits, on nous respectait. Ce n'est pas toujours le cas avec les enfants... On se sentait écouté, considéré et c'était rassurant.

Ah, oui, j'en ai appris des choses avec Yvonne, l'instit, et pas des moindres, puisque c'est elle qui m'a appris à lire. Ça vous change la vie, de savoir lire ! Puis Yvonne a un jour quitté sa classe pour nous offrir ce qu'elle avait peut-être de meilleur en elle : toute son expérience, sa patience, sa gentillesse et son amour de la pédagogie au service de nos petits cerveaux avides de connaissance. Et pour exercer son art, une bibliothèque. Sa bibliothèque ? Notre bibliothèque. Un endroit calme, lumineux, confortable, accueillant, souriant, gai, où on a le droit d'aller quand on veut, comme on veut, parce qu'à l'école Colette, c'est important la lecture. Ce n'est pas juste un truc qu'on apprend pour pouvoir lire des énoncés de problèmes et faire des dictées. Non. Ça compte vraiment, et à nous, les plus petits de la grande école, on le faisait bien comprendre, et surtout, on nous l'apprenait. Alors, la bibliothèque, c'était le bonheur ! Partout, par terre, éparpillés sur la moquette, il y avait des coussins carrés et des gros boudins en forme de serpentins... on pouvait même s'y allonger, tranquille avec son livre, comme à la maison... il y avait plein de livres, et aussi des B.D, parce que la lecture, ce devait être avant tout un plaisir, le plaisir d'apprendre et que ce n'était pas seulement lire des livres « sérieux ». J'en ai appris des choses sur les États Unis en lisant Lucky Luke ! et ces connaissances, parfois anachroniques par rapport au programme scolaire, laissaient ma mère sans voix, elle qui trouvait que les B.D n'étaient pas instructives !

Dans notre bibliothèque, on trouvait des réponses à toutes nos questions : pour chaque travail que l'on faisait en classe, nous y allions pour nous documenter; même pour le théâtre : que ce soit au niveau de l'historique, de la création des costumes ou bien de la recherche de personnages. Nous avions un accès totalement libre à la bibliothèque chaque fois que nous avions besoin de renseignements : la démarche de recherche était alors simplifiée, facilitée, et l'intérêt pour la connaissance n'en était que plus grand. En fait, la bibliothèque n'était pas un endroit indépendant, isolé dans l'école : elle en faisait entièrement partie, et même, elle était directement reliée et indispensable aux autres activités. En tout cas, je me dépêchais de vite finir mes fiches de maths pour aller à la bibliothèque !

Ça sentait bon, à la bibliothèque, ça sentait le mystère que chaque livre renfermait derrière sa couverture... quelle histoire, quelle aventure se cachait derrière ces cartons multicolores alignés sur les étagères ? Il suffisait de demander à Yvonne, quand on ne savait pas quoi lire. Yvonne, elle avait toujours des bonnes idées, et aussi et surtout, elle nous connaissait bien. Elle savait les goûts de chacun. Et puis Yvonne, elle avait des opinions, elle, la féministe, et ses livres étaient parfois « orientés » ! Comme les livres d'Agnès Rosensthiel expliquant la sexualité aux petits. Jamais je n'ai retrouvé, par la suite, ni des livres ni des enseignants pour répondre à mes questions sur ce sujet tabou. Pourtant, plus tard, dans ma vie de mère, je me suis bien servie des mots de ces livres-là pour répondre aux questions légitimes de mon fils concernant sa naissance. À d'autres enfants aussi, d'ailleurs, auxquels leur mère n'avait pas su quoi répondre... Et mes souvenirs précis de ces écrits m'ont bien rendu service. Mais les plus grands bonheurs, je crois que c'était lorsqu'Yvonne nous racontait des histoires. Alors là, tout le monde s'asseyait autour d'elle, s'allongeait même, certains prenaient le pouce dans la bouche, et un silence religieux se faisait. Parce qu'Yvonne, quand elle racontait, c'était grandiose, mieux qu'au théâtre. Elle les vivait avec nous, les histoires. Tout y était : la présentation, le décor, les bruitages, les mimiques... Ensuite, nous débattions en groupe du thème abordé lors de la lecture, et c'était bon d'être tous ensemble, de soutenir ses opinions, de tolérer aussi celles des autres et de s'enrichir au contact d'autres imaginaires que le sien... Ah, les débats avec les garçons après la présentation de Barbargent ou des Bonobos à lunettes ! Alors, quand c'était fini, nous, on n'avait qu'une envie : c'était de prendre le livre qu'elle nous conseillerait et de le dévorer pour pouvoir en emprunter un autre, car Yvonne avait le pouvoir mystérieux, pour les petits ignares que nous étions, de donner le goût et l'envie de lire, d'apprendre. Elle connaissait chaque coin et recoin de la bibliothèque, chaque livre, chaque document dont nous avions besoin dans nos recherches. C'était magique... et la magie de la bibliothèque, c'était Yvonne qui la créait...

Lorsque j'ai quitté l'école Colette pour un collège tout ce qu'il y a de plus classique, plus rien n'a jamais été pareil. Pourtant, là aussi il y avait une bibliothèque, avec une bibliothécaire, mais ce n'était plus la même démarche, ni pour elle, ni pour moi, et je l'ai bien senti dès le début. C'était comme si on n'y était pas chez nous. Il fallait demander. Il fallait attendre. Il fallait déjà savoir ce qu'on voulait. Il n'y avait plus le plaisir de fouiller, de feuilleter, de sentir, de caresser, de humer, bref de choisir. Alors, je n'ai plus jamais eu le même goût d'apprendre, en tout cas à l'école. Tout était devenu trop conventionnel, pas assez personnalisé. J'étais noyée dans la masse des autres élèves. Je crois qu'aux yeux des enseignants (en tout cas, ceux que j'ai rencontrés lors de ma scolarité et heureusement il y a eu quelques exceptions !), nous n'étions « que » des enfants ; c'est cette notion de respect apprise à l'école Colette que je n'ai plus jamais retrouvée dans les autres établissements que j'ai fréquentés par la suite. Plus de liberté. Il fallait déjà entrer dans un moule, celui qu'une certaine société avait choisi pour nous. Alors, j'ai arrêté mes études après deux années de fac. Pourtant, là aussi il fallait beaucoup fréquenter les bibliothèques, mais ce n'était plus des BCD expérimentales...

Je n'ai jamais cessé de lire, parce que j'ai eu la chance d'être bien entourée et bien conseillée, mais surtout parce que j'ai eu cette grande chance d'entrer, un jour, à l'école Colette, où j'ai appris l'importance de la lecture, de la culture et de la connaissance en général, dans un monde où rien n'a plus de valeur que l'argent, où la vie et les sentiments des êtres sont malmenés, ignorés. Je travaille dans un milieu ouvrier, où bien des gens ne lisent pas, certains pas même leur prénom, et je mesure mieux, aujourd'hui, dans mes fréquentations professionnelles et même amicales, combien cette ignorance est handicapante et les laisse sans défense. Nombreux malgré tout sont mes amis qui lisent ; mais ils n'ont pas eu l'expérience d'une école facilitant l'accès au savoir et apprenant à vivre ensemble, à s'affirmer, à ne pas être toujours de l'avis du dernier qui a parlé. Je ressens parfois un immense décalage entre eux et moi, entre mon approche du monde et la leur, dans nos rapports avec autrui et même entre nous. Aujourd'hui, je pense avoir un regard critique sur le monde et ne pas me laisser influencer par les discours dominants parce qu'un jour, j'ai rencontré ces instits fabuleux qui m'ont transmis leur conviction que chacun peut être libre en étant instruit, que chacun peut avoir des opinions et les exprimer. À tous ces gens-là, et je suis sûre que beaucoup se reconnaîtront, un grand merci. Qu'ils continuent à oeuvrer en ce sens, et qu'ils fassent en sorte de former les jeunes générations afin que soit assurée la relève, parce que rien ne me ferait plus plaisir que mon fils (4 ans) puisse profiter, lui aussi, de ces beaux enseignements que j'ai reçus à l'école expérimentale. Je n'ai rien oublié de ce temps-là... C'était il y a juste vingt ans... C'était hier...

Emmanuelle Mourey