La revue de l'AFL
Les Actes de Lecture n°61 mars 1998 ___________________ novembre 1997 3èmes Assises nationales de la Lecture D’UN COLLOQUE À UN SEMINAIRE ou Les mots, davantage que le temps, ont-ils le pouvoir de faire lever les semences ? Il y a, dans chaque tenue des Assises Nationales de la Lecture, une volonté d’articuler les mots et les actes, de liens ou de ponts, d’entrecouper les faits et les gestes, de reculs, d’écritures, d’analyses. Rituellement, la question se pose de savoir dans quel ordre faire advenir colloque et séminaire, séminaire et colloque, laquelle des deux formes doit pré-exister, pré-valoir, pré-venir, laquelle doit ré-unir, ré-introduire, ré-affirmer. En 1995, le séminaire précédait le colloque, en 1997, il le suivait. Le choix semble donc fait de placer l’ensemble des participants dans un état d’ébullition intellectuelle, d’agiter les esprits, par deux jours de débats théoriques, espérant voir se déposer autrement les regards sur les expériences, par la suite, ex-posées. Un colloque pour agiter les neurones, inquiéter les certitudes, exciter les passions, les colères, un colloque comme un filtre qui fonctionnerait à l’envers : ni pour absorber, intercepter ou retenir mais faire sortir, libérer, délivrer les forces que les évidences, la prudence ou la routine ont tendance à censurer, inhiber, interdire. Dans les salles de séminaires, comment ces pré-supposés ont-ils fonctionné, y a-t-il eu porosité entre les lieux de débats et les lieux d’exposition, les théories du temps absolu ont-elles contaminé, les pratiques de l’instant ? Tout d’abord se dire De part et d’autre, du côté des acteurs qui présentaient leurs initiatives comme du côté de ceux qui étaient venus en discuter, ce qui prédomine c’est le besoin de ré-énumérer les étapes des manifestations, d’en re-déplier les événements, heureux ou malheureux, de re-trouver, dans la chronologie, dans l’unité de temps, l’unité de lieu, l’unité d’action, les règles d’une cohérence. Les animateurs des ateliers ont tenu à raconter leur entreprise, à situer, les unes par rapport aux autres, les idées et les personnes, entre introduction et conclusion et les secrétaires de séances ont repris, pour une grande part, dans leur compte-rendu, le récit pourtant déjà écrit dans Les Actes de Lecture précédents. Les animateurs ont présenté une action, l’ont offerte, en la rendant présente au sens de faire apparaître mais aussi d’actualiser ; les rédacteurs ont rendu compte de la même action, ont accusé réception, en tenant les comptes des propos échangés mais aussi, en se rendant compte et en rendant hommage aux efforts engagés, aux acquis enregistrés en dépit des obstacles dressés. L’époque, frileuse en innovations encourage ses mutins à se garantir de mots, à tenir parole. La fascination de l’action reconstituée Et, rapidement, l’action, en s’exposant, fascine. Les mots qui reviennent suggèrent la force de travail, la force d’ambition, le caractère exceptionnel, remarquable des situations, leur originalité, et les adjectifs font impression, forcent l’admiration, créent la surprise, façonnant “magnifiquement” les substances impalpables des objectifs et les matières imparfaites des réalisations dans la même production : ne parle-t-on pas, ici, de “belle ouvrage” ? Et ce qui charme les auditeurs, ce qui séduit les acteurs, ce qui provoque et maintient l’intérêt, de part et d’autre, c’est que les individus retrouvent, dans un autre déploiement d’alliances, dans d’autres agencements des espaces et du temps, ces “premières fois” qui initient une autre dignité, de nouvelles exigences, respect et reconnaissance : on parle d’être digne d’intérêt et de confiance, d’être à la hauteur de formations de haut niveau, de piloter en comité ou en groupe et de garder le cap vers une ligne d’horizon qui transforme les regards qui s’y posent en visions du monde. On se retrouve tous dans ces perspectives de bel avenir parce qu’on y travaille tous. Les limites de l’action Et pourtant, les chances d’étendre l’action se bornent vite, les frontières se resserrent, comme des étaux, autour des initiatives sociales. On évoque la solitude et ses héros coutumiers, on retrouve côte à côte, unies, comme la cause et la conséquence, l’exclusivité et l’exclusion, les cadres sont qualifiés d’étroitesse, les institutions souffrent de clivages et les individus semblent reclus dans leurs insuffisances, enfermés dans leurs représentations, pris au piège, prisonniers. Aussitôt, se ré-appliquent à l’analyse les notions topologiques et chronologiques d’espaces immenses et de temps infini, et les champs, les terrains sociaux appellent les instants à planter leur histoire : on prête aux acteurs l’intention de sortir la lecture du domaine réservé des affaires scolaires, de départir les actions de leur caractère ponctuel. Alors se trament des plans qui croiseraient autrement les sollicitations à lire et à écrire, dans une dynamique extensive et intensive : inclure les actions singulières dans une politique municipale, régionale, les inscrire dans l’espace ; multiplier les événements, les pérenniser, les réitérer, les inscrire dans le temps. Tout cela, pour permettre les circulations des personnes et des idées dans un nouveau territoire : la médiation. La protection de l’action Et pourtant, malgré ces intentions affichées, souterrains et inattendus, les mots du repli s’intercalent, s’interposent dans le déploiement espéré : lutte et protection, défense et résistance. C’est vrai qu’en existant, l’action condense sur son fonctionnement, rejets et convoitises. La complexité des nouveaux liens sociaux est source de désaccords, de tensions, de conflits, de ruptures même. Car, derrière les actions aussi satisfaisantes soient-elles (le mot satisfecit est plusieurs fois employé), vivent, sous forme d’enjeux identitaires, d’enjeux financiers, d’enjeux idéologiques, les relations entre des groupes sociaux qui, s’ils vivent, sur le même territoire et dans le même calendrier, ne se partagent également ni l’espace ni le temps : dominés et dominants, s’ils co-habitent dans la même commune ne se retrouvent pas impunément dans la même action parce que « c’est tous les jours, dans la ville où l’on vit, que les enjeux personnels, familiaux, citoyens, corporatifs, professionnels, ludiques... de la lecture se manifestent » écrit Gérard Castellani. Grande est alors la tentation de “récupérer” les tentatives humaines qui peuvent réussir à inverser la donne politique ; c’est ainsi que si l’unité associative n’entend représenter aucune des “parties” engagées (ni l’institution Education Nationale, ni les municipalités, ni aucun des organismes partenaires, comme le précise Annie Janicot) elle veille aussi à ne pas se laisser se dérober son initiative, à ne pas laisser ses partenaires se dérober. La notion de label apparaît en flou comme un poison auto-destructeur, dans une action qui se veut élargie, comme une garantie aussi d’existence. C’est qu’il est ici question de survie. Et puis les questions resurgissent... Alors, étrangement, l’action, unique parce que seule, isolée parce qu’exceptionnelle, fait embrayer les participants sur de nouvelles questions, à moins qu’elles ne soient sempiternelles : pourquoi les élus sont-ils si souvent “étrangers” aux dispositifs initiés par “l’école” ? Comment vouloir autre chose qu’un partenariat qui exerce un véritable contrôle démocratique ? L’exceptionnel peut-il aider le quotidien sans craindre de voir tout s’effondrer dès que change la situation ? Comment passer d’une action réussie à une politique globale ? ... entraînant, très vite, de nouvelles propositions Et, comme si le colloque n’avait pas existé (rappelons-nous : ce lieu d’agitation qui devait rendre les esprits réceptifs, critiques, fertiles en analyse...) brutalement ce qui vient s’insérer sur les questions, ce sont... de nouvelles actions : créer un journal sur Internet, infiltrer les “secteurs réservés”, les conseils municipaux d’enfants, par exemple, parce que : « les outils lecture-écriture/pouvoir sur la vie-ville sont alors impliqués... », préciser la notion de co-pilotage : « accepter pendant le temps de conception commune du projet d’être seulement associé à la réflexion et attribuer collectivement le co-pilotage à l’un des acteurs, non pas du fait de sa position institutionnelle mais par rapport à la pertinence de conduite du projet qui vient de se penser ensemble, par rapport aux compétences et aux champs d’intervention requis. » C’est comme si, face à l’agir, nous ne pouvions que ré-agir, oubliant les théories brillantes du colloque ou plutôt les mettant de côté ou alors en attente qu’elles produisent leurs effets, inconsciemment mais sûrement, presque à notre insu. Apparemment étanches, la théorie du colloque et la pratique du séminaire semblent conduire au retour des descriptions, à la reconnaissance de ce qui fait exception, au regret des limites en même temps qu’au repli sur ce qui semble aussi solide que précieux, comme les pierres du même nom : l’action. Dans une autre étendue, dans l’entre-deux, dans une autre durée, un entre-temps, un espace et un temps existent qui restent à re-définir, à pré-figurer, à ex-traire, à faire ad-venir : la théorisation, moins l’observation de l’action que l’action d’observer. |
Yvanne CHENOUF
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