Les Actes de Lecture n°61 

IL FAUDRAIT UN AUTRE REGARD

   Pourquoi les thèses de l'AFL sont-elles si difficiles à accepter ? Pourquoi beaucoup de collègues ou partenaires restent-ils perplexes malgré leur bonne volonté tandis que d'autres refusent de nous entendre, se montrant parfois franchement agressifs ? J'ai toujours été frappé - et atterré - par la violence avec laquelle pouvait être rejeté notre discours sur l'écrit. Qu'y a-t-il de sous-jacent dont l'importance est vitale ?

     Il faut sans doute aller voir dans ce qui structure notre esprit, organise notre pensée, rend cohérente notre existence : ces concepts fondamentaux que l'on nomme paradigmes, " principes occultes qui gouvernent notre vision des choses et du monde sans que nous en ayons conscience " (Edgar Morin) mais sans lesquels nous nous sentirions perdus dans un univers chaotique. Fonctionnant de façon implicite, ils sont les repères invisibles de notre identité. 

Or, que proposons-nous ? De simples aménagements pédagogiques ? Quelques modifications des pratiques ? S'il ne s'agissait que de cela, il n'y aurait pas de quoi fouetter un chat et personne ne désirerait nous fouetter. Mais nous prétendons renverser l'ordre des choses ! Halte là ! Ou l'on rejette notre regard hérétique (ô combien dangereux pour la tranquillité des esprits). Ou l'on récupère nos "innovations" en les vidant de leur sens. Regardez ce qu'il advient des BCD lorsqu'elles restent soumises à la logique du système en place : des lieux clos qu'on ne visite qu'à jour et heure fixes pour seulement emprunter le livre autorisé. Cet acte "moderniste", officiellement encouragé, est présenté et perçu comme une volonté d'ouverture, sans qu'il y ait quelque danger qu'une telle greffe produise d'autres fruits que ceux permis par la logique même du système.

Car une pédagogie n'est pas simplement un ensemble de techniques associées. C'est un tout d'ordre idéologique. Et la combinatoire, déjà, procède du paradigme de la ligne droite : bien suivre la ligne sans jamais la dépasser, reproduire le modèle, écouter sans rien dire, se soumettre aux ordres, pas d'initiative, encore moins de fantaisie, progresser selon des étapes prédéterminées, les écarts sont condamnés, l'erreur - assimilée à la faute - sanctionnée... Quelle place y a-t-il, dans cette cohérence, pour un lieu ouvert aux activités variées et multiples des lecteurs ? L'incompatibilité est flagrante. Ce qui convient à la combinatoire et à ses suites, c'est la rigueur artificielle des manuels non la richesse foisonnante des livres. 

Ce paradigme simplificateur, on le retrouve dans le nième projet visant à réanimer l'éducation civique à l'école. Comme d'habitude, un " programme officiel " sera élaboré, alimentant des cours, suscitant des notes, des coefficients, des évaluations... Prisonnière de la même logique, l'école ne sait pas, ne peut pas, ne veut pas faire autre chose que des discours. Elle ignore qu'on ne connaît que ce qu'on vit, qu'on transforme et qui suscite réflexion et débat. 

Autre exemple : la communication à l'école s'opère selon l'axe vertical, c'est à dire du maître à l'élève et vice versa, le retour n'étant que l'écho attendu de la parole autorisée. Or, nous renversons les choses et donnons priorité à ce qui est généralement interdit : des relations horizontales, plurielles et contradictoires, d'élèves à élèves. Angoisse de ce prof à qui l'on parle du débat du matin, en classe lecture : " Et comment je fais, après, pour les discipliner ? " Il sentait bien qu'il était quelque part question de pouvoir et rappelle bien vite la logique sécurisante du système dominant. 

Le propre d'un paradigme, c'est d'orienter le regard que nous portons sur le monde. C'est de guider notre intelligence des choses. C'est d'établir de la cohérence. D'où l'attachement inconscient et profond de chacun à ce qui donne un sens à son existence. Et en corollaire, les incompréhensions, les angoisses, les refus, les rejets violents de ce qui apparaît hors de la logique établie. Songez au renversement que signifiait à l'époque la proposition : c'est la terre qui tourne autour du soleil et non l'inverse ! Une tout autre organisation du monde.

De façon assez semblable, nos analyses, nos propositions, nos pratiques, toute notre démarche procède d'un paradigme totalement différent, qui renverse littéralement une conception hiérarchique, disciplinée, ségrégative de la société. Un paradigme qui en appelle à la complexité et donne sens à un ensemble de comportements et de pratiques évidemment inconcevables de l'autre point de vue : pédagogie du projet, travail en équipe, relations horizontales, initiative des élèves, conquête de l'autonomie, apprentissage de l'autodidaxie, responsabilisation... ainsi que les stratégies actives du lecteur au lieu de la passivité du déchiffreur. C'est pourquoi il est si difficile - et probablement vain, je le crains - de vouloir convaincre par quelque rigoureuse démonstration : nous ne parlons pas le même langage. J'ai envie de dire (en faisant abstraction de l'idée religieuse) qu'on ne peut que convertir à une autre cohérence, car il s'agit d'une totalité. Pour cela plonger, par exemple, ceux qui nous interrogent dans ces réalisations globales que sont par excellence les classes lecture. Pour qu'ils prennent conscience d'une nouvelle cohérence.

Reste que la grande majorité n'est pas encore prête à plonger ! Rien d'étonnant à cela. Toute société, pour assurer la permanence de sa structure, utilise une panoplie de moyens très efficaces de verrouillage. Dès notre naissance, nos esprits sont façonnés au sein de la famille, du milieu social, de l'école, etc. Cet "imprinting" culturel nous dote d'un regard particulier sur le monde et sur nous-mêmes, regard qui apparaît comme le seul possible. Au point que toute transformation semble inimaginable : " Pour révolutionner les esprits, il faut révolutionner l'institution, mais si les esprits ne sont pas révolutionnés, les institutions ne peuvent pas être révolutionnées. C'est un cercle vicieux, très bien décrit par Marx : " Qui éduquera les éducateurs ? " écrit Edgar Morin. 

Ce dilemme de la poule et de l'œuf, qui balance sans fin la décision première entre deux propositions extrêmes et pourtant liées, est propre à décourager toute tentative de changement. D'ailleurs, les résistances sont solides : pour les uns, angoisse devant l'inconnu et peur de perdre sa raison d'être ; pour d'autres attachement à l'état présent et absence d'interrogation. Il ne reste qu'une poignée d'hérétiques, au sens premier du terme, qui choisissent de douter des choses établies, refusent la totale conformité au dogme, osent désobéir à la pesante orthodoxie et remettent en cause l'ordre prétendu "naturel" du monde. C'est parmi eux que va naître et se développer l'idée déviante, dans ce milieu qui la protège de l'hostilité des gardiens du temple. Peu à peu, elle séduira quelques esprits tourmentés, insatisfaits de la normalité régnante, et finira par s'exprimer au grand jour. En osant affronter l'intransigeante orthodoxie, elle déclenchera un tollé assassin. Il lui faudra alors subir tour à tour les insultes, le mépris, l'indifférence feinte, la récupération et le détournement, la trahison parfois. Cependant d'incessants changements agitent la société : connaissances, savoir-faire, techniques, aspirations des hommes évoluent. L'écart se creuse entre les besoins devenus pressants et les vieilles réponses de plus en plus inadaptées. Le monde craque. Et l'idée déviante trouve un écho sans cesse élargi. Elle finira par s'imposer. Mais ce ne sera pas avant des années, voire des décennies souvent.

En attendant c'est cette position inconfortable des grains de sable perturbateurs qui nous échoit. Jusqu'à ce qu'un tout autre regard s'impose majoritairement. 

Pierre Badiou