La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°62  juin 1998

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note de lecture

La scolarisation de la France : critique de l'état des lieux
Jean-Pierre Terrail (sous la dir. de)
Paris : La Dispute, 1997

Les auteurs procèdent dans cet ouvrage A l'examen des grands aspects de la scolarisation de la France dans ce qu'elle a de "spectaculaire". Ils le font parce que "chargée de tous les espoirs, l'école s'installe au cœur du mouvement social". En effet, constatant que l'école fait irruption A tous les niveaux de la vie sociale, la formation apparaît, dans le discours dominant, comme la solution A tous les problèmes économiques et sociaux. L'angle retenu est celui des destinées scolaires.

Dans une première partie, est étudié l'impact, dans la dernière décennie, de la "massification" des effectifs scolaires secondaires et supérieurs, produit des inégalités inhérentes A l'origine sociale (chap. 1), au sexe (chap. 2), A la nationalité (chap. 3), au recours A l'enseignement privé (chap. 4).

Dans la seconde partie, l'impact de la "montée de la préoccupation scolaire" sur la famille est placé au centre de la préoccupation. A travers la problématique du "comment réussir", les auteurs interrogent le caractère médiateur de l'investissement familial dans les transformations sociales induites par la prolongation des cursus (chap. 5). Cependant l'inadaptation fréquente des pratiques didactiques et pédagogiques aux exigences d'une formation de masse joue au détriment de l'appropriation des savoirs et de la réussite scolaire (chap. 6). A cet égard, les ZEP (chap. 7), comme les pratiques du "soutien scolaire" (chap. 8), ont peu modifié ces ressorts de l'échec scolaire.
La troisième partie, enfin, est consacrée aux relations formation/emploi dans ces aspects historiques et théoriques (chap. 9), selon l'appartenance de sexe (chap. 10) et l'appartenance nationale (chap. 11). Le dernier chapitre pointe, grâce A la comparaison européenne, la spécificité du système de formation A la française.

Au terme de l'ouvrage, les auteurs s'interrogent sur la légitimité de la décision d'élever le niveau moyen de scolarisation en un temps si bref. Et de conclure que "la hausse des formations n'a pas amélioré l'emploi", tout en admettant que la seule analyse des corrélations entre l'évolution des diplômes et celle des emplois a une dimension réductrice. Au total "on ne saurait imputer A l'institution scolaire ni la crise de l'emploi […], ni une quelconque baisse du niveau. Pourtant la tranmission effective des savoirs n'est pas A la hauteur de la prolongation des parcours et des espoirs qu'elle a suscités". Pour pallier ce qu'ils nomment une crise, il convient, pour les auteurs, d'accompagner "le passage de l'école de classe A l'école de masse" par "l'égalité des chances d'accès A l'excellence". Bien sûr l'action de l'État pour ce faire est déterminante, pour peu qu'il obtienne le secours de tous les acteurs de l'institution scolaire, enseignants en tête. Ainsi, le livre peut être lu comme une somme d'analyses réalisées par des scientifiques attachés A limiter leurs efforts A établir des constats. Bourré de chiffres puisés aux meilleures sources (l'Insee, la Dep du Ministère de l'éducation nationale…), accompagné d'une bibliographie certes sélective mais qui se veut également éclectique, l'ouvrage prend place dans la longue série des travaux qui se font écho sur ce même thème d'une école qui ne serait en crise que parce qu'elle ne profite pas également A tous. La partie conclusive est faite pour rassurer : on ne saurait imputer A l'école ni la crise de l'emploi ni une quelconque baisse de niveau.

Bien. Mais encore ? Le bilan – jugé décevant – des Zep porte tout le poids de la contradiction dans laquelle les auteurs s'enferment. Après avoir observé que "le score moyen des élèves de Zep est inférieur de 8 A 10 points A celui des élèves hors Zep" (dans le cadre de l'évaluation CE2-6°), ils récusent A la fois la logique de "la compensation socioculturelle" et celle du "bagage minimum". Comment ne pas être d'accord avec ce double refus ? Mais quand vient le moment d'esquisser des solutions, naît le désaccord. Tout le livre est sous-tendu, en effet, par une conviction (et il est difficile alors de parler de science) : certains éléves n'échouent que par incapacité A "donner A leur activité un sens cognitif qui transcende la nécessité de s'acquitter de tâches morcelées, de routines, ou d'exigences comportementales". En d'autres termes, l'échec viendrait de ce qu'ils ne savent pas A quoi sert ce qu'on leur demande de faire. De fait, on attendait une mise en question des raisons qu'ils ont d'agir. Evidemment, les auteurs pressentent que la voie de la "pédagogie de projet" pourrait constituer une alternative. C'est la raison pour laquelle ils consacrent un long développement en page 135 A expliquer pourquoi cette voie serait en impasse. "Les adeptes (le choix du mot habituellement utilisé pour parler de gens qui ont des pratqiues sectaires ne manque pas d'intérêt) de la pédagogie de projet visent A mettre en œuvre de "vraies" situations d'apprentissage, qui engagent les élèves A se confronter A la globalité et A la complexité du "réel" (la mise entre guillemets de ces deux mots mérite également d'être soulignée), il n'en demeure pas moins que le réel en lui-même n'apprend rien … (voilA qui est clair même si ce qui vient derrière se veut plus nuancé) … que c'est l'activité de pensée sur le réel, en rupture avec le donné et avec l'action immédiate, qui est productrice d'apprentissage et de progrès cognitif" (le mot revient fréquemment dans l'argumentation). Il n'y a évidemment pas désaccord sur la nécessité de l'action réflexive (c'est même, avec la socialisation, l'une des deux raisons qui légitiment le plus l'école), mais nos auteurs ayant constaté "que ces objectifs (de décontextualisation) sont rarement présents" en viennent A faire l'impasse sur "la mise en situation" au profit de l'activité de réflexion. Curieux raisonnement que celui par lequel on s'autorise A choisir entre deux obligations ! Le fond de la question est qu'ils s'accommodent aisément de ce qui est advenu A l'école et qui en a fait le lieu exclusif de la reproduction de savoirs élaborés hors d'elle, indépendemment des besoins de ceux pour qui elle est faite (enfants et parents). Depuis que l'école a cessé de produire les savoirs qu'elle transmet, elle a du même coup accentué l'effet de dérive entre ceux auxquels elle profite et tous les autres, maintenant qu'elle concerne tout le monde et pour longtemps. Le chapitre consacré A "la scolarisation hors l'école" est éclairant A cet égard. Pour décrire les deux formes de l'accompagnement scolaire (les cours particuliers et le soutien scolaire) les auteurs font constamment référence A l'école elle-même et n'interrogent jamais les principes qui sont A la base de son organisation (qui lui font, par exemple, privilégier l'exercice contre les deux autres voies de l'apprentissage que sont le jeu et l'action de transformation). L'intitulé même du chapitre "scolarisation … hors de l'école" aide A lever l'équivoque. Le propos est bien de rechercher le salut dans un renforcement des pratiques dominantes sans voir qu'elles sont constitutives du malaise. La démarche est bien celle d'une sur-scolarisation comme moyen de l'égalisation des chances. Pourtant, il existe une autre voie qui est constamment et résolument réfutée ici : elle consisterait A confier A l'école elle-même la responsabilité du changement. Délégation pour délégation, l'enjeu pour l'école et les forces qui l'environnent est de choisir entre la reproduction et la transformation. Ce livre ne nous aide pas A le faire tant il est centré sur une seule et même approche, déjA largement explorée.
Jean-Pierre Bénichou