La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°62 juin 1998 ___________________ Illetrisme et insertion Illettrisme. Le mot est en passe de provoquer des allergies chez ceux-lA mêmes dont la mission, par certains côtés au moins, touche A la lutte contre l'illettrisme. Exclusion, citoyenneté, encore des mots qui semblent avoir trop souvent et trop mal servi, des mots trop grands, nous dit-on, pour une réalité trop proche, trop quotidienne, trop incarnée dans des destins problématiques pour être violentée dans du discours spéculatif. Pourquoi donc avoir tenté une nouvelle fois de les réunir, de les interroger. D'autres journées sur l'illettrisme ont eu lieu peu de temps auparavant. Pourquoi une de plus ? D'abord pour qu'il y soit question de la langue. De son acquisition, de sa transformation. Parce que, A l'initiative du Comité Local d'Insertion des 1er et 2ème arrondissements de Marseille, il nous a paru urgent, dans le domaine de l'insertion sociale, d'ouvrir de nouvelles pistes, d'inventer un nouveau regard sur l'insertion et sur les formations A objectif d'insertion, regard qui aide les pratiques A sortir des pesanteurs médicalisantes ou scolarisantes qui les menacent, parfois par conviction, mais plus souvent encore par défaut d'approches, d'analyses, d'outils capables de conquérir leur crédibilité. Nous avons voulu donner la parole A ceux qui mènent des recherches dans le domaine de l'acquisition de la langue orale et écrite, A ceux qui construisent leurs analyses A partir de l'usage social de la langue, A partir de l'observation de son fonctionnement, A ceux qui pratiquent la langue et qui la racontent, sachant bien sûr que chacun construit la langue du statut qu'il se donne, mais sachant aussi que ce statut se construit lui-même immergé dans la vie sociale et non sur des îlots protégés du sens qui en seraient la préparation. En relisant aujourd'hui les interventions du 20 janvier, la première image qui me vient est celle d'une victoire sur l'universel. Sur la tentation de l'universel devrais-je dire, la tentation d'une définition unique de l'illettrisme et des illettrés, la tentation de stratégies exemplaires, modélisables. En refusant de catégoriser les personnes qui cumulent des difficultés A faire leur place et des difficultés d'utilisation de la langue - sans se cacher la difficulté de ces mêmes personnes au quotidien présent et au subjonctif social - les intervenants de cette journée nous ont appelés A un haut degré de responsabilité. C'est ainsi également que nous comprenons notre mission : non pas travailler sur des outils de repérage des illettrés, mais intégrer la conscience de l'illettrisme dans l'action d'insertion. A l'opposé de la potion magique la lente pression de l'analyse et de l'engagement solidaire. S'il n'y a pas d'un côté une définition de spécialiste, une trame experte de méthodologies et de procédures, il n'y a forcément pas non plus, de l'autre côté, des exécutants dont la seule responsabilité serait de bien appliquer les consignes… et de gérer « marginalement » les imprévus. Des experts, des exécutants et j'allais dire des exécutés qui n'ont qu'A bien entrer dans les cadres expertisés… nous reconnaissons lA un fonctionnement, oh ! combien, familier de notre société. Les experts qui ont répondu A notre invitation n'ont pas convoqué d'exécutants. Leur choix - faut-il dire politique malgré l'usure et les dérapages du mot (encore un) ?- m'a-t-il semblé, est celui d'une communication entre des individus de pleine responsabilité. La question n'étant pas de savoir s'il y a toujours eu des pauvres et s'il y en aura toujours, mais de savoir en direction de quelle éthique, de quelle exigence de société citoyenne nous investissons notre énergie. Certains pensent que plus mangent bien quelques-uns plus il reste de miettes pour tous et toute une pratique de traitement social des miettes s'est greffée sur cette idéologie. D'autres pensent que lorsqu'on invite quelqu'un A sa table, c'est pour lui offrir ce qu'on a de lieux. Mais ça veut dire quoi, « offrir ce qu'on a de mieux » lorsqu'on est formateur ou lorsqu'on est travailleur social, face A des personnes qui vous rencontrent, souvent dans l'urgence, plus souvent encore dans un discours convenu qui vous tient A distance ou qui se méfie ? Ça veut dire quoi d'être en situation de pleine responsabilité dans le dédale des dispositifs et des objectifs où chaque institution veut reconnaître sa marque et son initiative et que les marges de manœuvre ne prennent d'amplitude que sur des terrains minés ou désertiques ? (le contrat d'insertion en est un bon exemple). Comment faire la différence entre le moment où l'acteur de terrain se voit déléguer des choix dont il va porter, seul, une responsabilité dangereuse (la réaction au travail au noir par exemple) et le moment où en partenaire A part entière de l'institution, celle-ci lui délègue une vraie responsabilité. Or, ne traitons-nous pas les personnes en difficulté comme nous nous sentons, A tord ou A raison, traités nous-mêmes ? Trop souvent, cependant, cette question n'est posée que sur le plan moral. Trop souvent les marges de manœuvre fonctionnement comme fatalité, comme accident de parcours et Yvanne Chenouf a rappelé A quel point nous avions du mal A faire confiance aux personnes en difficulté pour qu'elles déterminent elles-mêmes leurs besoins. Quel choix, quelle marge de manœuvre leur laissons-nous ? Leur laissons-nous l'espace d'une responsabilité A exercer. Discutons-nous par exemple avec eux des enjeux, des contenus et des méthodes que nous leur proposons en formation ? Ou bien ne leur proposons-nous que des cases préconstruites devant lesquelles ils ne peuvent répondre que par oui ou par non ? Or la responsabilité n'est pas davantage innée que le regard qui fait le dessinateur ou l'oreille qui fait le musicien. Sans compter l'entraînement du cœur et des doigts, la responsabilité se construit, se travaille comme les mots d'un texte, A travers des actes et des prises de conscience multiples au premier plan desquelles je placerais la prise de conscience de nos représentations du citoyen, du savoir et du droit. Construire ensemble une responsabilité, il me semble que c'est A cela que nous ont conviés tous les intervenants : apprendre A nous déprotéger de la complexité humaine au nom d'une exigence d'égalité de droit et de culture, apprendre A reconnaître dans nos évidences et nos fatalités la part guidée par la culture dominante. Ce n'est jamais une mince affaire d'accueillir l'autre dans sa complexité, de ne pas se contenter comme le dit Bourdieu de la nourrir « d'histoires sans problèmes ou de problèmes qui n'ont pas d'histoire », ne pas l'enfermer dans l'image que nous avons de ce qu'il serait bien qu'il soit sans rien changer A notre environnement. (Les appels A la raison des chômeurs de la part des responsables politiques en sont une bonne illustration). Jacques Rancière donne un bon exemple de ces visions préconstruites dans lesquelles on enferme volontiers les personnes que l'on souhaite aider. A propos des poètes-ouvriers, il raconte comment leurs meilleurs amis, poètes ou écrivains eux-mêmes, avaient toujours envie de leur dicter ce que devrait-être leur poésie d'ouvrier : voici Georges Sand par exemple commandant A son protégé maçon-poète, qui écrivait jusque-lA en imitant des ballades de Victor Hugo, et pour le publier, un recueil plus sérieux qui s'appellerait « La chanson de chaque métier », un recueil de chansons populaires « A la fois enjouées, naïves et sérieuses, graves et simples, faciles A retenir et qui auraient un rythme auquel puissent s'adapter des airs connus, bien populaires ». Et Rancière montre, plus loin, comment les poètes-ouvriers échappent sans cesse au cadre simple et populaire où les écrivains reconnus, pour les faire valoir, voudraient les entraîner. L'ambition de ces poètes ouvriers n'étant pas d'écrire comme des ouvriers, mais « de s'emparer de l'ensemble des pouvoirs de la langue ». De la même manière, Bernard Lahire montre comment des instituteurs s'escriment A « faire s'exprimer des enfants sur leur vécu » pour les motiver, pour partir des situations vraies, et comment cela ne modifie en rien la situation scolaire de communication ni ne diminue la difficulté de ceux qui, pour être en classe, doivent changer de langue (et il ne s'agit pas ici du fait de parler une langue étrangère A la maison, mais du fait de parler un français qui n'est pas le même que celui de l'école) et il insiste sur le fait que « c'est le travail scolaire sur les éléments du vécu qui est déterminant ». Ce qui ne veut pas dire extraire une phrase du vécu de l'élève choisie pour son contenu phonétique ou syntaxique, mais permettre A l'élève de penser son vécu, de tâtonner pour trouver le langage qui va le légitimer dans son statut d'élève A part entière de cette classe (par opposition au statut d'élèves du fond de la classe dont de nombreux adultes que nous rencontrons dans nos actions gardent un souvenir écrasant). Ne sommes-nous pas souvent, nous-mêmes, dans cette écoute psychologique : « une fois que c'est dit, ça va mieux ! », pédagogique : « c'est bien de le dire mais je vais lui apprendre A le dire correctement », administrative, « je vais lui dire par où passer pour obtenir ce A quoi il a droit ! ». « N'est-ce pas pour ça que nous sommes payés ? » demandent certains. « Qu'y a-t-il d'autre ? » demandent certains autres. Ce qu'il y a d'autre, pour reprendre les mots de Pierre Hosselet c'est le savoir. Le savoir qui peut commencer A être présent lorsqu'on prend le temps d'être lA tout entier, non comme résolveur de problèmes, mais avec ses propres dimensions psychologiques, sociales, culturelles et avec sa compétence propre que l'on met au service de l'autre. Ce qu'il y a d'autre pour reprendre les mots d'Andrée Guiguet, c'est d'être lA avec une exigence égale A celle que nous avons envers n'importe qui, ou pour reprendre les paroles d'Yvanne Chenouf : « se mettre en mouvement, construire sa place, apprendre, tout cela, historiquement, reste lié A la production ». Bourdieu, A propos des personnes interviewées A la télévision et qui ne sont pas des professionnels de la parole, parle d'assistance A la parole « ce qui est la mission socratique dans toute sa splendeur ; il s'agit de se mettre au service de quelqu'un dont la parole est importante, dont on veut savoir ce qu'il a A dire, ce qu'il pense en l'aidant A en accoucher. » Entendre quelqu'un dont la parole est importante, c'est lui reconnaître sans condition le droit A une place entière dans notre société, le droit A un droit qui ne soit pas des miettes de droit, le droit A une culture qui ne soit pas des miettes de culture, le droit A une place qui ne soit pas un strapontin, le droit aussi A notre exigence entière, non pas parce que cet autre aurait A mériter sa place qu'il n'est d'égalité qu'entre une responsabilité engagée, la notre, et une responsabilité reconnue, celle de l'autre. Reste A ne pas réenfermer ce discours dans une somme de problèmes individuels qui ramène obligatoirement au scolarisant et au médicalisant, pour l'ouvrir au contraire sur sa dimension sociale et sur les mécanismes qui conduisent A l'exclusion. Comment, en effet, inventer une pratique, une traduction dans les actes de l'aide sociale ou administrative, une traduction pédagogique de ces dimensions indissociables que sont le statut, la production, la parole qui se travaille et une langue qui s'apprend dans l'activité et non en préalable ? Ne faut-il pas repartir des conditions d'apprentissage d'une langue étrangère (et nous avons envie de mettre étrangère entre guillemet car tout nouveau langage que l'on tente de conquérir est toujours une langue étrangère), et des processus que traversent ces apprentissages, c'est ce que nous précise Henriette Stoffel. Ne faut-il pas réinterroger la part exploratrice et constructrice de l'écriture elle-même et les possibles qu'elle ouvre A travers des ateliers d'écriture, c'est ce que nous présente Andrée Guiguet. Ne faut-il pas poser comme le fait Yvanne Chenouf la question de l'insertion en lien avec la conquête d'une haute langue ? Ne faut-il pas enfin, pour reprendre l'introduction de la journée de Jean Dufour qui fut A l'origine de cette journée en tant que Président du Comité Local d'Insertion des 1er et 2ème ar. de Marseille « retravailler la problématique du sens dans toute sa dimension sociale, dans une perspective, non de colmatage, mais de transformation du rapport A la langue ». |
Serge Koulberg
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