La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°62
juin 1998
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Les écoles expérimentales ont 20 ans.
Un pari hier, un enjeu aujourd'hui.
Leurs contributions A la promotion collective.
L'école et le travail :
l'improbable alliance
Au XIXème siècle, siècle des révolutions,
s'est joué le sort de l'école primaire. A la fin
de la période, le triomphe de l'école obligatoire ne
résulte pas seulement d'un affrontement entre l'État et
l'Église pour le contrôle de l'éducation du peuple,
elle est aussi le produit d'une autre lutte menée autour du lien
entre école et travail. En effet, tout le siècle est
traversé par la question de savoir si la socialisation des
enfants du peuple doit passer par l'école ou par le travail.
Tantôt l'éducation par l'école est perçue,
par la bourgeoisie au pouvoir, comme perverse (elle évoquerait
aux enfants la possibilité de changer de classe sociale) et
l'éducation par le travail est alors moralisatrice ;
tantôt la promiscuité des enfants du peuple avec les
ouvriers développerait de façon précoce leur
conscience de classe et serait donc corruptrice, voire dangereuse.
Furet et Ozouf ont montré, dans L'Alphabétisation en France de Calvin A Ferry,
l'impact de la demande d'école amplifiée tout au long du
XIXème au sein de la classe ouvrière en voie de
constitution. Bien que les pratiques sociales qui l'ont nourrie aient
donné beaucoup d'importance au rôle joué par le
travail comme outil de formation, et permis ainsi A
l'élite ouvrière de se constituer par le travail et les
luttes, l'efficacité des liens entre école et travail
dans l'éducation des enfants reste une constante interrogation.
En effet la question est de savoir si l'instruction permet de
résister A l'aliénation (effet de fascination) et
empêche que les enfants soient livrés au patronat (effet
de protection) ou si elle est moralisatrice parce qu'elle reprend
A son compte les valeurs de la bourgeoisie et multiplie le
nombre des transfuges. En témoigne le fait que les écoles
professionnelles forment majoritairement des contremaîtres et non
des ouvriers qualifiés.
Ces contradictions sont très présentes dans la
première moitié du siècle pour ce qui concerne
l'instruction primaire et dans la seconde sur l'éducation
professionnelle.
L'école mutuelle : occasion manquée ou malentendu ?
Due aux libéraux, réunis au sein de la
Société pour l'instruction élémentaire,
l'introduction de l'éducation mutuelle en 1816 répond
A un double souci d'efficacité :
- économiquement, la méthode est peu coûteuse,
c'est la seule apte A gérer efficacement la distorsion
quantitative entre le nombre de maîtres et d'élèves
;
- socialement, elle permet de fournir une main d'œuvre
qualifiée nécessaire A l'entrée dans
l'ère industrielle (la méthode a été
forgée en Angleterre par décalque du modèle de la
fabrique).
Mais surtout, et paradoxalement, il s'agissait pour les libéraux
promoteurs de l'enseignement mutuel, d'assurer la mainmise de
l'État sur l'appareil scolaire. En réalité
l'unique opposition, celle de l'Église, dévoile l'enjeu
qui se cache derrière les débats sur les méthodes
pédagogiques. La méthode mutuelle a la faveur des
libéraux anticléricaux précisément parce
qu'elle offre une alternative A la méthode
simultanée mise en place par les Frères des écoles
chrétiennes.
En 1820-1830 l'introduction progressive du machinisme et
l'industrialisation provoquent la division et la déqualification
du travail. Pour favoriser le progrès industriel, il convient
alors de former une classe ouvrière adaptée A
l'industrie moderne. La formation professionnelle ne se veut pas
technique mais idéologique. L'objectif est avant tout la mise au
pas des travailleurs : enfants comme adultes. C'est ce qui
préside A l'augmentation des cours du soir par exemple,
aux débuts des années 1830.
Entre l'État qui encourage l'école mutuelle jusqu'en 1840
et le mouvement ouvrier naissant il existe une convergence de vue
implicite sur le mutualisme scolaire : les uns parce qu'ils y voient la
possibilité d'éduquer un grand nombre d'enfants A
peu de frais, les autres parce qu'ils sont séduits par le
mutualisme social. Les associations ouvrières de production se
développent dans les années 1840 (justement lorsque
l'État abandonne le mutualisme A l'école) et
progressivement, émerge l'idée d'un pouvoir des
travailleurs sur leur travail et d'un point d'appui sur les acquis du
travail en termes de formation. Non seulement, le travail est A
l'honneur (le mouvement révolutionnaire de 1848 se structure
autour de la revendication du travail pour tous) mais du monde ouvrier
émerge une aristocratie constituée par les plus
qualifiés de ses membres. Ainsi la double passion qui anime,
selon la thèse de Duveau, les militants ouvriers, A
savoir la passion antireligieuse et la passion de s'instruire, trouve
son écho dans l'explosion du nombre des écoles mutuelles
qui a lieu au lendemain des Trois Glorieuses.
Par la peur qu'elles suscitent chez la bourgeoisie, les grandes
révoltes des années 1830 (notamment celle des canuts en
1831) accélèrent le développement du
contrôle de l'école primaire par l'État. En 1833,
Guizot dote l'État d'un dispositif centralisé de
direction et d'administration de l'instruction primaire. Peu A
peu, Paul Lorain, dans l'ombre du ministre de Louis-Philippe,
réussit le tour de force de mettre un terme A la guerre
pédagogique en réconciliant les anticléricaux avec
la méthode simultanée et signe le déclin de
l'enseignement mutuel. Dès que l'agitation sociale commence
A inquiéter sérieusement la bourgeoisie, les
adversaires d'hier s'allient pour maîtriser l'ennemi commun : la
classe ouvrière.
Résoudre la question sociale revient, pour la bourgeoisie,
A moraliser les ouvriers. Ainsi la loi de 1841 sur le travail
des enfants est exemplaire de cette volonté. Désormais,
jusqu'A 12 ans, les enfants ne pourront être
employés A la fabrique que s'ils suivent
parallèlement une école. La loi ne sera dans les faits
que très peu suivie. Il reste que l'idée est bien de
« contrebalancer l'influence pernicieuse que trop souvent la fréquentation des ateliers exerce sur l'enfance »
pour reprendre les termes du préambule de la loi du 11 janvier
1850 sur l'ouverture le soir des écoles d'apprentis. Et
même si (selon les termes d'Edwy Plenel) « la fabrique devient le lieu par excellence de socialisation des enfants de travailleurs »,
les promoteurs de la loi voient, dans l'obligation de fréquenter
l'école, le moyen d'agir sur l'enfant pour empêcher qu'il
soit contaminé par le monde du travail dans le champ
idéologique. On voit combien l'école est pensée
comme l'instrument d'un contrôle sur les opinions.
En face, la classe ouvrière se débat dans une double contradiction, mise en lumière par Duveau :
- l'instruction lui apparaît A la fois comme la
pièce maîtresse de l'arsenal révolutionnaire visant
A en finir avec le vieil édifice social mais il y voit un
remède pacifique aux conflits de classe ;
- elle est méfiante A l'égard de l'État,
mais considère qu'il est le seul A disposer des moyens
nécessaires pour faire pénétrer l'instruction
partout et pour tous.
La souveraineté de l'école
Dans les années 1860 une modification profonde s'est
opérée : la France assimile la révolution
industrielle. Le rapport du prolétaire A son travail s'en
trouve modifié. Toujours selon Duveau, la conséquence sur
la classe ouvrière est déterminante : « La conscience de classe l'emportant de plus en plus sur la conscience professionnelle, il [l'ouvrier] se
veut plutôt bon révolutionnaire que bon ouvrier : il
cherche ses armes plutôt dans une solide instruction
générale que dans une école professionnelle qui le
confine A l'atelier. Il veut, pour ses fils, de savants
maîtres d'école plutôt que des moniteurs et
l'école mutuelle lui paraît une chimère vieillie ».
L'école-atelier contribuerait alors, aux mains de la
bourgeoisie, A maintenir la division des classes sociales.
Au lendemain de la Commune, le débat prend fin : Ferry fait de l'école « un lieu clos soumis A l'autorité sans partage de l'État » (Plenel) et relègue l'éducation hors de la vie sociale.
Face A l'école, désormais appareil dominant
grâce auquel la société divisée se
reproduit, le mouvement ouvrier, récemment organisé,
semble n'avoir qu'une alternative : la détruire ou l'investir en
priorité.
En réponse A l'école officielle qu'il accuse de
conforter les inégalités, le mouvement ouvrier favorise
l'émergence de deux systèmes : les Bourses du travail
(fédérées en 1892) et des Universités
populaires (dont la première est inaugurée en 1899). Bien
que soutenues au départ par la bourgeoisie libérale, les
Universités populaires reçoivent le soutien unanime du
mouvement ouvrier en 1900. Dès 1902, cependant leur
déclin est consommé. L'inadéquation des
conférences éclectiques faites par les intellectuels,
éloignées des pratiques ouvrières et de leurs
préoccupations, est pour partie dans cet échec. Alors que
les Universités populaires visent A la conciliation des
classes, les Bourses du travail voient dans le savoir une arme aux
mains des travailleurs dans la lutte des classes. En 1900, les Bourses
du travail expriment leur volonté d'apporter leur propre
réponse A la question scolaire par la création
d'écoles syndicales. Mais en 1905, la naissance de
l'Émancipation de l'instituteur (ancêtre du syndicat
révolutionnaire) met paradoxalement un terme A cette
décision. En effet, on lui laisse désormais le soin de
contrebalancer l'enseignement bourgeois de l'école laïque.
La guerre de 1914-1918 marque le coup d'arrêt des Bourses du
travail. Désormais les tentatives pour donner au monde du
travail sa place dans l'éducation des jeunes et des adolescents
se déploient A l'intérieur du système
éducatif entre partenaires (l'État, les syndicats, voire
le patronat).
Au delA du consensus sur les vertus émancipatrices de
l'instruction, la lutte entre l'Église et l'État pour le
contrôle de l'appareil scolaire a masqué un autre enjeu.
En effet, deux conceptions de l'éducation des enfants du peuple
ont été envisagées au cours du XIXème
siècle autour de la question de savoir s'il fallait ou non
marquer un lien entre école et production. Au terme du
siècle, la République refuse le lien. Elle bâtit,
pour assurer sa pérennité et maîtriser le corps
social, une école fermée sur elle-même. De son
côté le mouvement ouvrier, dans sa majorité,
détourne ses espoirs de l'instruction au profit d'un outil qu'il
veut plus efficace : le syndicat. Dans la même logique, il confie
au syndicalisme enseignant le soin de réformer l'école
officielle. On peut conclure avec Bernard Charlot que « l'école
primaire de la IIIème République naîtra A
partir de ce consensus qui concilie l'entreprise bourgeoise de
moralisation et la revendication ouvrière de dignité. »
Plus paradoxal encore, pour reprendre les termes de Plenel, « c'est
parce que l'école républicaine s'élève
contre le travail des enfants, ce délitement de la famille
ouvrière, qu'elle réussit A imposer l'État
éducateur. » Pour le coup, on comprend pourquoi les
rares tentatives pour inscrire l'éducation des enfants du peuple
dans le réel de la production, qu'il s'agisse d'un Paul Robin ou
d'un Célestin Freinet, n'ont pu se réaliser qu'A
la marge du système.
Bibliographie
Charlot (Bernard) et Figeat (Madeleine), Histoire de la formation des ouvriers (1789-1984), Paris : Minerve, 1985, 619 p. (Voies de l'histoire).
Duveau (Georges), Les Idées des ouvriers en
matière d'éducation et d'instruction sous la Seconde
république et sous le Second empire, Paris : Domat, 1947, 352 p.
Lesage (Pierre), L'Enseignement mutuel de 1815 aux
débuts de la IIIème République : contribution
A l'étude de la pédagogie de la lecture et de
l'écriture dans les écoles mutuelles, Thèse de 3ème cycle, Paris : Université de Paris, Faculté de Lettres, 1972.
Mercier (Lucien), Les Universités populaires :
1899-1914 : éducation populaire et mouvement ouvrier au
début du siècle, Paris : Éd. ouvrières, 1986, 188 p. (Mouvement social).
Nique (Christian), Comment l'école devint une affaire d'État (1815-1840), Paris : Nathan, 1990, 288 p. (Repères pédagogiques).
Pica (Germinal), "La Fonction éducative des Bourses du travail dans le mouvement ouvrier (1895-1915)", Cahiers d'histoire de l'I.R.M., 1er trimestre 1984, pp. 4-26.
Plenel (Edwy), La République inachevée : l'État et l'école en France, Paris : Payot, 1985, 479 p.