La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°62
juin 1998
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Les écoles expérimentales ont 20 ans.
Un pari hier, un enjeu aujourd'hui.
Leurs contributions A la promotion collective.
Militants scientifiques ?
Une caractéristique importante de l'AFL, en tant que mouvement
d'éducation nouvelle, tient dans sa relation permanente avec la
recherche pédagogique. On retrouve au fil des recherches
conduites avec l'INRP depuis 1975 des constantes qui apportent un
éclairage A des questions générales.
Dans un rapport paru en 1979, nous évoquions le parti pris par
Louis Legrand, alors directeur de la recherche A l'INRP, que
l'Institut travaille avec des terrains expérimentaux en
accompagnant leurs démarches innovantes et non en prescrivant
aux enseignants de ces écoles ce qu'on attendait qu'ils
exécutent, un peu comme on aurait distribué entre des
parcelles de terrain des doses d'engrais, d'eau et d'ensoleillement. Il
nous a toujours semblé clair qu'un appareil scientifique
rigoureux devait organiquement s'associer A l'innovation pour
lui permettre, grâce aux déplacements qu'elle produit,
d'être A la fois le moteur principal de l'évolution
et un outil d'investigation et de compréhension de la
réalité. Cette approche, d'une certaine manière,
s'oppose A une recherche conçue comme un dispositif de
vérification par le terrain que les hypothèses d'un
chercheur sont valides. C'est l'expérimentation qui permet de
découvrir et de connaître, bien avant de vérifier
ou de prouver. Et les démarches par lesquelles on trouve sont
bien différentes de celles par lesquelles on prouve. Pour
autant, le traitement statistique des données recueillies doit
permettre de construire des preuves autour de ce qui a
été trouvé. Si bien que l'objet de l'innovation et
du dispositif qui l'accompagne (Legrand disait qui la contrôle)
est de découvrir ce qu'un système coagulé ne
laisse plus apparaître. Et c'est la transformation qui est
l'outil et non le résultat de la compréhension.
Cette démarche, celle de toute recherche, implique qu'on
transforme pour connaître. Or il est évident qu'on ne
transforme pas au hasard mais en fonction d'hypothèses
élaborées aussi A travers l'analyse des
réponses jusque-lA apportées par l'état de
la science. Il est donc évident qu'un chercheur est totalement
impliqué dans ce qu'il choisit de transformer afin de
comprendre. Par définition, il ne saurait être neutre.
Copernic est un « militant » de la rotation de la terre et
le paya 'chair', Pasteur est un militant de la microbiologie qui dut
affronter la bêtise de ses pairs, Marie Curie saisit les
radioéléments A bras le corps… Einstein,
neutre ? Et Claude Bernard ? Il n'y a pas plus engagé que ces
gens-lA ! Leur militantisme s'exerce sous le contrôle
qu'ils s'imposent d'une démarche scientifique dont les
modalités varient selon les disciplines mais qui ont en commun
le recours critique A une méthodologie, la transparence
des protocoles, la reproductibilité des phénomènes
et la construction de la preuve. Le chercheur est un militant qui
crée les conditions de son contrôle par la
communauté. Ainsi, pour un chercheur, le fait d'être
militant est une condition nécessaire ; elle n'est pas
suffisante.
Le paradoxe de ces vingt dernières années, c'est pourtant
le déni progressif de légitimité envers la
recherche pédagogique sous le prétexte, lorsque ses
résultats dérangent, qu'il y a de l'engagement lA
dedans. Or sa scientificité ne repose pas sur une impossible
absence d'engagement mais sur ses dispositifs de contrôle. En
quoi, les conclusions avancées prennent-elles appui sur des
faits établis ? Balayer cette question en prétendant que
la recherche pédagogique n'a pas de corpus relève d'une
ignorance suffisante mais en rien nécessaire. A qui cette
tentative d'exécution sommaire profite-t-elle ? Aux divers
échelons du pouvoir institutionnel qui n'ont pas besoin de
recherche pour savoir ce qu'il faut faire et qu'irrite toute
velléité de la base de se mettre A penser.
A quelques spécialistes de la psychologie, de la
linguistique ou de la sociologie qui feignent, pour des
problèmes de concurrence et de marché, de croire que les
pratiques pédagogiques peuvent aisément se déduire
des travaux dans leur discipline et qu'il n'y a en conséquence
aucun avantage A laisser exister une recherche en
pédagogie.
C'est aussi l'histoire de l'INRP, initialement conçu autour d'un
partenariat délibéré avec les mouvements
d'éducation nouvelle et des écoles expérimentales.
Les recherches sur les pratiques de formation, des élèves
et des enseignants, peuvent-elles se conduire en dehors de la variation
des pratiques de formation, des élèves et des
enseignants, que les innovations introduisent comme autant
d'hypothèses sur les variables d'un dispositif
expérimental. Ces études doivent se nourrir des apports
d'autres disciplines pour alimenter le dispositif de contrôle de
ces variations, mais ces relations interdisciplinaires ne saurait
conduire A les supprimer pour les remplacer par des conclusions
de travaux disciplinaires qui, par définition, n'ont pas les
pratiques de formation comme objet d'étude. Soyons même
plus précis : A observer le siècle qui
s'achève, il n'y a pas une pratique nouvelle en matière
d'éducation qui ait pris naissance dans un laboratoire de
psychologie, de linguistique ou de sociologie et c'est faire finalement
grand tort A ces disciplines que d'attendre d'elles ce genre
d'apports alors qu'elles ont un rôle d'autant plus important en
matière d'éducation qu'elles ne se substituent pas
A l'innovation et A la recherche pédagogiques. On
rêverait que les experts qui siègent dans les antichambres
ministérielles tirent quelque leçon de la modestie
d'Immanuel Wallerstein : « Nous,
les chercheurs, nous ne pouvons que théoriser ce que font les
gens. Et, la plupart du temps, les mouvements sociaux sont en avance
sur les scientifiques en matière de repérage des
vérités nouvelles. [...] Le rôle des chercheurs en
sciences humaines, c'est de théoriser les innovations, de les
insérer dans un contexte historique de longue durée, et
d'en tirer éventuellement quelques éclaircissements
susceptibles, en retour, d'être utiles aux mouvements sociaux. »
L'AFL est doublement au cœur de ce débat. Elle s'y trouve
une première fois, au même titre notamment que le GFEN ou
le mouvement Freinet, en tant que mouvement d'éducation nouvelle
intervenant dans l'école, en avance sur les scientifiques en matière de repérage des vérités nouvelles,
non parce que les scientifiques seraient médiocres mais parce
que le processus de production des savoirs nouveaux est
inséparable des pratiques effectives de transformation du
réel. Elle s'y trouve une seconde fois, A travers ses
liens avec l'INRP, par la position scientifique qu'elle choisit pour la
recherche pédagogique qui doit théoriser ce que font les gens, et avec eux, afin d'en tirer quelques éclaircissements susceptibles en retour d'être utiles.
Cette double position en fait naturellement une cible mais aussi un
repère et, dans ce cas, on mesure combien il est important que
l'écrit ne soit pas d'abord une notation de l'oral… Ce
congrès de l'AFL, au carrefour de son histoire militante et
scientifique, peut être l'occasion d'explorer davantage le
piège tendu par l'opposition entre légitimité
scientifique et légitimité militante et de
préciser, dans le domaine de l'éducation, ce qu'il peut
en être de ces militants scientifiques qu'appelle Bourdieu.