La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°62
juin 1998
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Les écoles expérimentales ont 20 ans.
Un pari hier, un enjeu aujourd'hui.
Leurs contributions A la promotion collective.
Ils étaient élèves dans les écoles expérimentales
entre 1974 et 1981.
Dites, qu'avons-nous fait de nos rêves ?
Il y a 25 ans, dans la ville de Grenoble, tout près de ses
banlieues, surgissait, d'un terrain d'aviation, une barre de tours
multicolores, crénelée, ondulée, concentrant plus
de 15 000 personnes ; une barre comme un pied-de-nez, comme un
défi A l'entassement anonyme des individus, leur
isolement, A leurs peurs, enfin comprises et prises en compte
par une politique d'insertion et d'accompagnement social.
1968, ici, accouchait d'une utopie. Et des enfants sont nés, puis ont grandi.
Des écoles expérimentales
Leur école s'appelait Maison des Enfants et gravitait autour de trois axes :
- elle ne voulait pas "reproduire" les inégalités
sociales mais permettre le développement de tous les enfants,
affectivement, intellectuellement, physiquement ;
- elle ne voulait pas transmettre les savoirs existants mais permettre
A tous les enfants de les acquérir en transformant leur
environnement ;
- elle voulait s'ouvrir A tous les moyens d'expression et de
communication et permettre A tous les enfants de vivre en
collectivité dans l'affirmation de leur individualité.
Aujourd'hui, on déplore la permissivité de cette
école, sa confusion entre monde scolaire et monde social : on
l'exhorte A se mettre au travail, A redéfinir des
frontières strictes A l'intérieur desquelles tous
les enfants doivent apprendre A être des
élèves. C'est un si vieux débat. Lassant.
Mais revenons A ces écoles expérimentales qui
existaient aussi A Aizenay, Auxerre, Villeneuve d'Asq....,
toutes parties prenantes d'un programme de recherches conduit par
l'INRP.
A Grenoble, elles étaient dix (5 groupes scolaires) A conduire un projet éducatif impliquant :
- l'organisation en cycles non fractionnables sur trois ans pendant lesquels l'enseignant suit ses élèves,
- la pédagogie de projet qui favorise l'engagement des enfants
dans des actions de transformation de leur milieu, A
l'intérieur de l'école comme A l'extérieur,
- l'hétérogénéité de classes
A trois niveaux (3/4/5 ans en cycle 1, Grande Section/CP/CE1 en
cycle 2, CE2/CM1/CM2 en cycle 3,
- la gestion coopérative du groupe par les enfants selon des
principes mis en place par des organismes comme les FRANCAS, le GFEN,
l'ICEM, l'OCCE, etc.,
- l'autodidactie, capacité "d'apprendre A apprendre", devenir autodidacte,
- l'équipe élargie, ouverture de l'équipe
d'enseignants A d'autres professionnels du quartier et aux
parents, le plus souvent regroupés en organisations (comme la
Confédération Syndicale des familles).
Des écoles ouvertes sur l'extérieur : les enfants peuvent
en sortir, le parc sert de cour de récréation, il n'est
limité par aucune barrière ; des adultes,
étrangers A l'institution, peuvent y
pénétrer pour échanger, travailler.
Des écoles ouvertes A l'intérieur : écoles
maternelles reliées aux écoles primaires, abandon des
cloisons entre les classes, espaces communs (bibliothèques,
ateliers...), baies vitrées assurant la transparence, ouverture
de chaque classe sur le parc. L'architecture intérieure favorise
d'autres comportements : point d'eau et plaque chauffante dans chaque
classe pour expérimenter, moquette pour se réunir, lire
A même le sol, matériel léger et amovible
pour changer d'organisation, petits coins, mezzanines pour s'isoler,
travailler en petits groupes : "ce
que visent les écoles ouvertes, c'est l'autonomie de l'enfant,
son engagement dans les activités scolaires proposées ou
imposées, le respect de chacun et la nécessaire
coopération des individus entre eux." (1)
Les statuts sont bousculés. Les enseignants ne sont plus les
seuls responsables de l'éducation, ils sont moins isolés
; le rôle des parents dépasse celui de simples usagers :
l'école cherche leur participation dans un projet qui va
au-delA du cas de leurs propres enfants. Les citoyens, qui n'ont
pas d'enfants scolarisés, ne sont pas exclus de la
réflexion et les enfants sont instruits tandis qu'ils
participent, avec les adultes, A la transformation de leur
milieu. De Frédéric Leboyer (2) A Gérard Mendel (3),
des voix s'élèvent affirmant que les enfants sont des
personnes et les dispositifs, ici et lA, s'organisent autour de
cette réalité.
25 ans après, avis de recherche
Une génération plus tard, nous avons voulu retrouver des
jeunes scolarisés plus de cinq ans dans ce quartier dont au
moins trois A l'école élémentaire.
Qu'étaient-ils devenus au creux de la crise ?
Quel regard portaient-ils sur leur école, leur quartier, leur formation ?
Pouvions-nous mesurer un effet-quartier, un effet école et tirer
des enseignements d'une expérimentation rarement conduite
A une telle échelle et sur une telle durée ?
Une recherche-action a été engagée, en 1992,
comprenant un comité de pilotage constitué de divers
professionnels et habitants ayant participé A cette
expérience et continuant, pour la plupart, A en
être acteurs.
Nous avons sélectionné deux groupes scolaires et
contacté environ 400 jeunes suffisamment âgés pour
avoir quitté le système secondaire et avoir
intégré soit l'enseignement supérieur, soit le
système professionnel, quel que soit leur statut :
salarié, sous contrat ou A la recherche d'emploi.
137 d'entre eux ont répondu A un questionnaire
envoyé par la poste ; long questionnaire, un peu dissuasif.
Le questionnaire comprenait 66 questions réparties en quatre parties :
- la souche (identification des jeunes) : 24 questions
- la vie professionnelle : 16 questions
- la vie citoyenne : 16 questions
- la vie personnelle : 10 questions
140 variables ont été construites en s'appuyant sur ce recueil.
A partir des réponses nous avons privilégié
six domaines afin de mettre A jour des cohérences,
observer des effets d'entraînement entre ces réponses :
- l'identité sociale et familiale
- la scolarité
- l'insertion professionnelle
- la citoyenneté
- la réussite personnelle
- l'opinion sur la Villeneuve.
Nous avons utilisé l'analyse de correspondances en prenant pour
variables actives celles du domaine étudié et profitant,
pour l'interprétation, de la possibilité de leur associer
le reste des 140 variables disponibles.
Des axes ont été dégagés A partir desquels 9 groupes
ont pu être définis. Le jeune le plus représentatif
de chaque groupe a participé A un long entretien au cours
duquel nous avons reparcouru l'ensemble du questionnaire. Nous ne
disposons pas de la place suffisante pour évoquer, ici, tous ces
entretiens. Aussi avons-nous choisi d'en résumer quatre qui nous
semblent apporter une réponse aux questions soulevées
dans les ZEP. Associée, de manière plus ou moins claire,
A la pédagogie de ces écoles
expérimentales, la pédagogie des ZEP n'est-elle pas
soupçonnée aujourd'hui d'entraver les acquisitions
scolaires des élèves en les réimpliquant dans une
expérience quotidienne concrète (le faire) au
détriment des savoirs savants (non finalisés), de
privilégier les activités d'expression au
détriment des apprentissages ? Les quatre jeunes A qui
nous donnons la parole ont tous "réussi" scolairement,
malgré ou grâce A leur origine
socio-professionnelle. Et pourtant, cette réussite n'est pas
sans poser de questions.
Notre premier groupe convoque ces fils
d'immigrés analphabètes qui, contre toute
prévision statistique et au terme d'un long parcours, ont obtenu
des diplômes de l'enseignement supérieur. Pour autant ils
restent critiques sur l'enseignement qu'ils ont reçu, attribuant
leur réussite aux vertus familiales liées A la
lutte pour "s'en sortir", aux valeurs de la France dont ils se
reconnaissent citoyens A part entière.
AMINE, 27 ANS, PREPARE UN DIPLOME D'ARCHITECTE.
C'est au centre ville qu'il choisit de nous donner rendez-vous, dans un
bar renommé. Très en verve, il garde une attitude franche
et prévenante dans la mesure où il a des
désaccords A exprimer sur l'expérience scolaire
sans nier les avantages du quartier.
Son parcours
Le premier redoublement a lieu en primaire : " J'étais
gosse... L'ensemble des élèves réunis dans la
classe et l'enseignant allait dire qui allait passer, qui allait
redoubler et... (rires) il avait annoncé ça : moi ainsi
que deux autres élèves, on ne passait pas et ça
avait été le premier choc. C'était dur A
entendre surtout devant tout le monde. J'en garde un souvenir
persistant. "
Après des années où tout allait " parfaitement bien ", survient le deuxième redoublement, en 1ère année de lycée technique : " LA,
ça a été le deuxième choc.
Différence de niveau tout simplement surtout dans les
matières scientifiques. Je me souviens d'un professeur de
physique. Dès qu'on venait de la Villeneuve, tout de suite, il
savait les résultats qu'on allait obtenir : "D'où vous
venez ?" "Collège de la Villeneuve." "Oh ! lA ! lA ! "
Le troisième redoublement est la conséquence de l'échec au Bac : " J'étais
un peu trop sûr de moi : Y'a le Bac, j'aurai le Bac, y'a pas de
problèmes... Tout le long de l'année, j'avais des
résultats satisfaisants. Et puis, le Bac, surprise ! Je l'ai pas
eu. "
Si Amine attribue A son insouciance ce dernier échec,
c'est au système scolaire expérimental qu'il attribue les
deux premiers : " La
formation, c'est pas ça. Il y a des lacunes. C'est de ne pas
être confronté A la réalité des
autres écoles. Elles sont supérieures A nous et
ça, c'est pas normal. Si on a déjA des
difficultés au départ (...) "
Les parcours des frères et sœurs
5 frères et 2 soeurs se répartissent ainsi sur l'échelle scolaire :
Deux frères n'ont pas été scolarisés dans
le quartier : l'un est employé de mairie, l'autre travaille en
Algérie. Un frère, qui venait de classe de
perfectionnement, a été réintégré
dans le cursus ordinaire en arrivant A la Villeneuve. Il n'a pas
résolu ses difficultés.
Deux autres frères possèdent l'un un DEUG de maths (il
est au chômage), l'autre un BTS micro-mécanique et
gère un magasin Quick A Chambéry.
Les deux fillles sont lycéennes et préparent l'une un Bac professionnel, l'autre un Bac en économie.
Sa famille
" Dans la famille, on n'a jamais baissé les bras. C'est
peut-être pour ça qu'on y est arrivé. La famille
c'est très important, c'est ce qui fait que l'individu
réussit. (...) Mes parents n'ont jamais fait d'efforts. Ne
serait-ce que pour apprendre A lire et A écrire.
(...) Mon père a été licencié au bout de
trente ans de travail. Il est toujours resté ouvrier, je trouve
ça regrettable. (...) C'est le cas de beaucoup de
maghrébins de la première génération
d'accepter les choses telles qu'elles sont. Je trouve ça un peu
dommage. "
Ses objectifs
" J'ai envie de gagner ma vie. Etre riche, c'est important parce
que moi, j'ai souffert de ça quand j'étais gosse. On
pouvait pas aller en vacances, on pouvait pas... Moi, je veux pas
revivre la situation que j'ai vécue. En fait, je voudrais
être financièrement A l'aise, quoi. Avoir aucun
souci d'argent. Ça, c'est un de mes objectifs. (...) On ne peut
pas admettre qu'un individu soit riche en France. En Amérique,
ça ne pose pas de problème, au contraire... Tapie, je
sais pas comment il a eu son argent... S'il l'a mérité,
s'il a travaillé pour ça. (...) C'est vrai que ce que je
dis est un peu simpliste. Mais ça a toujours été
comme ça. C'est vrai que Tapie il est un peu démagogue
comme Le Pen. Ça marche, quoi. "
Le quartier, côté pile ou face
« A la Villeneuve, c'est d'abord la drogue. Ça
a été dur A une époque. Y'a eu M., y'a eu
F. aussi. (...) Mourir dans une cave et être seul, c'est dur. Y'a
eu R. aussi sous mes yeux, lA. Il est parti comme ça sur
le bitume. Les autres, ils étaient trois et, visiblement, ils
étaient pas dans leur état normal. (...) Et puis le gars
a eu peur, il a pas hésité A sortir son couteau...
Quand on voit son copain allongé et qui perd tout son sang. J'ai
une image, c'est les yeux qu'il a eu (...) et puis son copain qui lui
dit : "ne t'en va pas, ne t'en va pas." Ça, ça restera
gravé dans ma mémoire. »
Le quartier, face ou pile
" L'ambiance n'y est plus au sens où moi je me souviens
quand j'étais gosse, c'est peut-être l'enfance mais bon,
on sortait. Y'avait un tissu associatif qui était important.
Y'avait des fêtes dans le quartier. Ça a disparu. La
mairie y est sûrement pour quelque chose, c'est clair. Avec
l'animation enfance on allait dans les lacs, on faisait plein de
choses, on faisait des cabanes, j'ai encore des souvenirs, quoi. "
Son engagement social et politique
Amine fait partie d'une association "Africa Présence" qui a pour
but la réalisation de projets mettant en valeur l'architecture
africaine : " L'architecture
africaine est en certaine déperdition... (...) Les gens n'en ont
plus rien A faire, ils se tournent vers l'Occident. (...) Si
rien n'est fait dans quelques années, la mémoire partira.
Je trouve ça très grave. C'est peut-être
inévitable dans le fond. C'est ça qui fait peur. (...) Je
ne vote pas... C'est au moment de la guerre du Golfe. J'avais
été choqué par ce qui se passait et j'ai
déchiré ma carte d'électeur... (...) Bon, je vais
sûrement revoter ce coup-ci. (...) Ben, il faut voter, quoi.
(...) Je pourrai pas organiser des manifestations ou m'investir
A fond, quoi. Je soutiendrai mais j'aurai pas cette place de
revendication. C'est personnel. On l'a ou on l'a pas. Ça vient
toujours de l'éducation. Je pense que les droits fondamentaux ne
sont pas menacés. "
Notre deuxième groupe réunit ces
filles d'immigrés analphabètes, qui ont
décroché un diplôme au terme d'un parcours
difficile. Si elles attachent de l'importance aux qualités
individuelles et notamment la confiance en soi, elles comptent sur la
force du groupe pour résister A l'état d'injustice.
FADILA, 24 ANS, A REUSSI UN CONCOURS DE PUERICULTRICE (25 candidats reçus sur 300).
Elle a choisi de nous rencontrer A l'école, refusant le
bar où elle hésitait A se montrer et l'appartement
de ses parents, trop bruyant. C'est une jeune femme
élégante, au regard et A la réflexion
fermes malgré des appréhensions non dissimulées.
Son parcours
Fadila a redoublé le CM2, la 5ème et la 3ème.
Inscrite dans une classe de perfectionnement A son
arrivée A la Villeneuve, elle A
réintégré le cursus ordinaire : " L'école,
elle m'a aidée, en fait, je pense que j'aurais
préféré qu'elle soit un peu plus, pas directive,
je sais pas comment dire, au niveau des cours... pas stricte, je sais
pas comment dire, plus organisée. C'était
intéressant, c'est vrai. Le projet pédagogique,
c'était très ouvert, c'est vrai qu'on a fait beaucoup de
choses mais c'est vrai qu'au niveau scolaire, c'est vrai qu'on aurait
pu faire, avoir un peu plus de devoirs.... "
Quand elle évoque ses redoublements, Fadila dit : " Il
devait me manquer les bases. En 6ème, ça c'est
très mal passé et j'ai pas récupéré.
Et la 3ème, j'avais juste la moyenne et on voulait absolument me
mettre en BEP et j'ai refusé. C'est vrai que ma mère m'a
pas mal aidée, elle a refusé mon orientation, elle a
préféré que je redouble. "
Après un Bac G2 suivi d'une année de droit, interrompue
par manque d'intérêt, Fadila a profité d'une
année de "chômage" pour préparer son concours,
faire des petits boulots.
Le parcours des frères et sœurs
7 enfants, tous scolarisés dans le quartier :
- 3 garçons (26 ans, BEP, chômage ; 25 ans, BTS,
employé A Nice ; 22 ans, sans diplôme au
chômage)
- 4 filles (21 ans, BEP de secrétariat, en CES ; 18 ans,
scolarisée dans un établissement spécialisé
en raison de trysomie ; 14 ans en 3ème).
Sa famille
Les parents, jamais scolarisés, ont toujours soutenu
l'école même quand l'aîné a été
en échec : " Mon
père il a 53 ans et il est au chômage depuis 8 ans. Il a
cherché un peu et il essaie encore de trouver mais bon, avec son
âge maintenant c'est fini. Il sait un peu lire, il se
débrouille mais lui, ça le gêne pas trop
apparemment. (...) Ma mère l'école ça lui manque,
elle essaie de lire. "
Ses objectifs
" Je veux bien m'investir dans les études. C'est vrai que
si j'avais plus de temps, si je savais que j'avais une situation
stable, un boulot, je pense que je pourrais plus m'ouvrir... aider
ça me semble important. "
Son engagement social et politique
" Les gens, si y'a pas quelqu'un qui va les aider, les
centraliser, les regrouper pour qu'ils puissent se défendre et
bien, les gens ils vont se taire. Si y'a pas de syndicats pour aider,
pour faire en sorte que tous les droits soient défendus, les
gens s'ils sont isolés, ils vont pas pouvoir parler. Si on parle
quand on est un cas isolé, on va le faire taire et puis
voilA. Quand on voit la montée de Le Pen, ça fait
peur. (...) C'est la première fois que je me suis inscrite (sur
les listes électorales) . Toutes les années, je disais
"il faut que je m'inscrive quand même depuis 18 ans" et puis je
refoulais. Peut-être que je pensais que, de toutes façons,
les choses elles se font et je me suis dit que si on a le droit de
vote, autant l'utiliser."
Le quartier
" A la Villeneuve, ça se passe bien. Tout le monde
s'entend bien... Moi, je vois autour de moi, les Français, tout
ça, j'ai toujours trouvé des gens qui étaient pas
racistes. Au contraire qui étaient tolérants, ouverts.
(...) C'était bien comme ambiance... Mon meilleur souvenir, les
spectacles qu'on organisait... Moi, j'y vis depuis plus de 20 ans et
c'est un quartier comme tous les quartiers. Il faut connaître. "
Notre troisième groupe rassemble ces enfants
d'intellectuels ayant choisi de vivre et de travailler dans ce
quartier. Les enfants ont réussi leurs études avec des
parcours parfois chaotiques scolairement ou psychologiquement.
Héritiers des luttes soixante-huitardes, ils souhaitent en
garder les valeurs de solidarité même s'ils savent
qu'A l'intérieur des groupes sociaux, aux limites de plus
en plus nettes, ces solidarités ne s'exercent pas aussi
facilement.
CLÉMENCE
C'est dans la vieille ville, un quartier populaire, lieu de
prédilection des étudiants et des gens attachés
A la qualité d'un habitat que Clémence nous a
donné rendez-vous dans un bistro sympathique où tout le
monde se connaît et s'interpelle. Coopérative, elle
crée les conditions d'écoute pour exprimer ce qu'elle a
A dire et qui n'est pas facile.
Clémence fait des études supérieures en
sociologie, son frère est technicien du son, ses parents
appartiennent A une catégorie socio-professionnelle
aisée. C'est sur la manière dont Clémence a
vécu les choses qu'il nous semble intéressant de revenir.
" J'ai un sentiment un peu amer de la Villeneuve. Je culpabilisais
presque d'être d'un milieu différent... (...) j'avais
l'impression que tout m'était dû, que de toutes
façons, j'allais être bonne A l'école (...)
donc on se posait pas de problèmes de savoir si j'allais bien...
Les instituteurs mais aussi les élèves. Un sentiment
comme ça : "Oh ! Clémence, de toutes façons,
A la limite t'as trop de chances quoi." J'étais assez
timide, je suis assez réservée et du coup j'avais du mal
A gérer ce truc. (...) Je pense que l'attitude envers les
étrangers était positive. Mais bon, personnellement moi
j'en ai souffert parce que c'était des gens qui me faisaient
chier, qui étaient agressifs, dont j'avais peur. (...) Je pense
que c'était positif un petit peu de les valoriser dans leur
position d'ouvriers, de maghrébins mais du coup, moi y'avait cet
effet contraire pour moi et je me disais "mais j'ai aucun
mérite, je suis nulle, quoi ! "
Le quartier
" J'ai pas mal vécu le fait de quitter la Villeneuve. (...)
J'en avais vraiment marre. C'est vrai que nous on est né
lA-dedans. On n'était pas du tout au courant des enjeux.
Pour moi, c'était lourd la Villeneuve, vraiment trop lourd. "
Son engagement social et politique
" Moi je crois qu'il y a une séparation vraiment
très nette entre le politique et les gens. Les gens ne se
sentent plus du tout impliqués. Moi, j'ai une espèce
d'éducation, je me dis : "il faut voter". C'est vraiment un truc
auquel je tiens beaucoup. Je vote toujours contre, je ne vote jamais
pour. (...) On est devant un refus de quelque chose. Si ça te
concerne directement tu agis parce que tu trouves les moyens. (...)
Qu'est-ce qu'on peut faire ? Parce que c'est vrai qu'on ne croit plus
aux partis politiques... (...) Moi je sais que j'essaie d'agir pour des
petites choses, je me dis toujours que même si ça ne se
voit pas il faut toujours... C'est comme ça que ça peut
bouger. "
Notre quatrième groupe rencontre une autre
catégorie d'enfants d'intellectuels en phase avec les
présupposés d'un quartier qu'ils ont voulu, qu'ils ont
soutenu. Ces jeunes, bien dans leur peau, ne veulent pas ou ne peuvent
pas s'interroger sur la cause de leurs privilèges.
ANTOINE
L'école
" On n'est pas désavantagé, en plus on sait
travailler tout seul. C'est le milieu social qui a sans doute le mieux
réussi ici. On est ouvert A plein de choses même si
notre culture générale n'est pas très
développée. C'est vrai, on n'a pas passé beaucoup
de temps sur les classiques. Le plus gros défaut que je vois
c'est que, dans la bande que je fréquente et qui sont tous
allés A la Villeneuve, on n'aime pas vraiment la lecture.
Moi, je suis sorti du CP sans savoir lire, ce qui n'était pas
grave mais j'ai du mal A prendre un livre aujourd'hui. Quand je
me lance, ça va, mais je ne m'y mets pas souvent. »
Sa famille
" Moi, je crois qu'on est dans une couche sociale où on
peut le mieux s'épanouir. On n'est ni trop riche ni trop pauvre.
Les riches sont généralement coincés, les pauvres
manquent de vision sur les choses. Moi, je peux m'épanouir sans
tabou. J'ai l'impression de connaître les dessous et les dessus
des choses. (...) Nous ça nous a aidés. Les
maghrébins moins. Mais quand même il y a eu une tentative
de dialogue entre eux et les profs. Mais ces jeunes n'avaient pas de
soutien dans leur famille. Ils n'ont pas été
encadrés le soir. Personne n'était derrière eux
pour les pousser A travailler. Nous, les parents nous ont
aidés ."
Son engagement
" On a un côté feignant, c'est indéniable. Il
faut s'investir dans un travail et moi je ne me sens pas
décidé A le faire. J'accorde davantage
d'importance aux autres activités qui remplissent ma vie. Je
recherche un travail qui me plaît mais je n'ai pas envie d'y
passer 10 heures par jour. (...) On a tous un avis politique. On a des
idées. (...) C'est vrai qu'on vote pour le moins
déplorable. "
Qu'allons-nous faire de nos rêves ?
Quelques jeunes, trop peu nombreux pour qu'on puisse conclure avec
assurance ; mais quatre jeunes représentatifs de groupes qui
sont, peu ou prou, caractéristiques.
Les plus démunis survalorisent l'école, le lieu par lequel "s'en sortir".
Les plus aisés vont jusqu'A minimiser ou taire son
rôle instructif, déplaçant le débat sur la
qualité de vie.
Ce qu'ils disent tous, ce qu'ils soutiennent ensemble, c'est que la
famille joue un rôle irremplaçable dans la manière
de voir le monde, de s'y placer ou d'y prendre place. Ce qu'ils
affirment c'est que, même difficile, même
protégé, même tortueux, le parcours scolaire se
définit par rapport aux siens, leurs attentes, leurs
engagements, leur confiance... " Les
différences entre les enfants s'expliquent par l'inégale
énergie avec laquelle les familles investissent dans la
réussite scolaire ; et dans laquelle s'expriment, variables
selon le milieu social et les sexes, les enjeux fondamentaux de
socialisation. " (4)
Les familles, prises une A une peuvent-elles, aujourd'hui, faire
autre chose que de défendre l'intérêt particulier
de leur(s) propre(s) enfant(s) ? Et peut-on parier sur le sens que
chacun saura attribuer au lieu d'enseignement pour donner A
l'école un sens social ?
Les écoles expérimentales voulaient que le débat
sur la réussite individuelle devienne un débat sur la
promotion collective. Elles ont procédé de deux
manières, sans doute avec naïveté, peut-être
avec maladresse, sûrement dans l'engagement : elles ont
resserré les liens avec les familles, les ont invitées
A venir travailler en milieu scolaire ; elles ont
déplacé le lieu d'enseignement, rejoignant sur leur
terrain de vie les parents, les citoyens dans leurs
préoccupations quotidiennes. Elles ont cherché les
chemins d'une autre formation : celle qui se développerait
A partir des problèmes qu'une société doit
résoudre, communément, pour augmenter globalement le
niveau de vie de chacun. Elles ont fait de l'école un lieu
d'éducation dans un quartier : ni le seul, ni le moindre.
Depuis 25 ans, les recherches ont précisé des savoirs que
les enseignants d'alors ne faisaient que pressentir. Mais ces savoirs,
souvent bien reçus dans l'espace des livres, des stages ou des
conférences peinent A infiltrer les pratiques de classe.
Comme s'ils restaient abstraits, intellectuellement séduisants.
Et pourtant, que se passerait-il s'ils pénétraient la vie
scolaire non pas décharnés, coupés du monde, de
ses difficultés, ses impasses, ses violences mais en prise
directe avec lui ? On se méfie aujourd'hui de
l'expérience sociale A l'école. On pense qu'elle
risque de surimpliquer les enfants de milieu populaire dans les
activités concrètes, finalisées, les privant des
activités abstraites, du seul plaisir d'apprendre. On dit que
l'école est le lieu des savoirs décontextualisés.
Que peut faire l'école pour qu'Amine, Fadila, Clémence,
Antoine et les autres apprennent ensemble A penser le monde ?
Les placer face aux résultats de décontextualisations
antérieures ou leur en faire retrouver le chemin pour leur
permettre ensemble d'en comprendre les processus ?
Les rêves n'attendent peut-être que ça pour refleurir : qu'on les prenne au sérieux.
Bibliographie
(1) MILLOT R., MILLOT R., Vers une éducation communautaire, Casterman, 1979
(2) LEBOYER F., Pour une naissance sans violence, Le Seuil, 1980
(3) MENDEL G., Pour décoloniser l'enfant, Payot, 1979
(4) ESTABLET R., L'école est-elle rentable, PUF, 1987