La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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note de lecture

Apprendre A penser parler lire écrire
Laurence Lentin
ESF éditeur, 1998


Que reste-t-il en 1998 des cadres conceptuels qui présidaient A la production des premiers ouvrages de Laurence Lentin ?

Apprendre A parler A l'enfant de six ans (1972) et Comment apprendre A parler A l'enfant (1973) révèlent A travers leurs titres des conceptions datées de l'enfant et de l'apprentissage.
Son nouvel ouvrage témoigne d'une évolution. Elle semble vouloir se départir d'une conception piagétienne par trop rigide au profit d'une vision plus "doltoienne", plus "vygotskienne" également. Vygotsky qu'elle convoque dans la bibliographie comme ayant permis d'étayer ses choix théoriques, en compagnie de Wallon, Franck Smith, Bruner, Freinet... et Saussure. Mais pas Charmeux, pas Bronckart, ... pas Foucambert (dont on apprend « que ses propos ne prennent jamais en considération l'apprentissage du langage » !).
Cependant, comprendre la pensée de Vygotsky nécessite une révolution copernicienne que le texte de cet ouvrage ne reflète pas. La citation de Corménius (1657) mise en exergue : «Tout ce qu'on prétend enseigner, il faut, suivant l'âge, le présenter de manière A n'apporter que ce qu'il est capable d'apprendre. » montre bien que les multiples références A Vygotsky ne sont qu'un vernis concédé A l'air du temps.

Du parler au lire (1997) témoignait d'une conception du langage répandue, admise par la majorité consensuelle : l'écrit est une notation de l'oral. Cette croyance de la tradition saussurienne pouvait se comprendre avant que soient connues les études de la sémiotique de l'écrit et celles sur la grammaire du texte. Cela n'empêche pas Laurence Lentin de persister et d'avoir une idée normative du langage : la norme étant l'écrit, et l'oral devant s'en rapprocher sinon on déplore des « entorses » (p.24) « A la langue correcte comme la parlaient les admirables conteurs d'autrefois » (p.56). (Pour une conception plus ouverte, on se tournera plus volontiers vers le livre d'Evelyne Charmeux : Le "bon" français et les autres).
Pour L. Lentin, il n'y a pas de spécificités de l'oral et de l'écrit, il n'y a que des variantes du français, une sorte de continuum de l'oral le plus "oral" A l'écrit le plus correct, en passant par l'oral le plus correct, c'est-A-dire le plus écrit. Plus encore, il n'y a pas de code oral et de code écrit (p.24). Cependant on peut lire (p.42) : « L'énonciation verbale ne se limite pas A la juxtaposition de mots, elle nécessite une organisation des éléments signifiants au moyen de règles de production qui respectent des catégories grammaticales et un fonctionnement sémantico-syntaxique. ». Allez comprendre.

Cette conception a plusieurs conséquences :
La première et non des moindres est la façon dont elle expédie les sourds et leur apprentissage de l'écrit (p.83) et cela en vingt lignes. Elle commence par écrire : « C'est ainsi qu'est née la langue des signes, véritable langue désormais universellement reconnue ». Elle finit par : « L'enfant sourd doit ensuite devenir bilingue, c'est-A-dire apprendre en deuxième langue la langue orale, qui l'amène A la langue écrite », montrant la difficulté A concevoir l'écrit comme un système linguistique autonome, déniant A la langue des signes la capacité de commenter, d'analyser, de discuter, de "méta-cognitiver" l'écrit que l'on a devant les yeux.

Laurence Lentin écrit : « Le jeune débutant parleur maîtrise progressivement, A son insu, un fonctionnement langagier qu'il inscrit intuitivement dans la langue normée, bien avant de pouvoir en analyser et en décrire les éléments constituants ». Ce "A son insu" nous rappelle celui de La maîtrise de la langue A l'école qui n'incite pas ainsi A aller voir de plus près dans l'apprentissage de la lecture. Et pour justifier cela, elle utilise même une citation de Vygotsky, peu représentative de sa pensée : « Selon la loi générale du développement, la conscience et le contrôle volontaire n'apparaissent qu'A un stade très avancé du développement d'une fonction mentale, après qu'elle a fonctionné de manière inconsciente et spontanée. Pour soumettre une fonction au contrôle intellectuel et au contrôle de la volonté, il faut d'abord que nous la maîtrisions. ». Elle se contente de constater que généralement l'apprentissage du parler se fait de façon inconsciente sans déplorer l'absence de dimension méta-cognitive, ni la préconiser.
Nous lui préférons ces deux citations du même Vygotsky : « L'oral est une activité verbale relevant de l'acte volontaire simple. » et « L'écrit est une activité verbale relevant de l'acte volontaire complexe, liée A l'intervention de la conscience et A la présence d'une motivation. ». Ou encore celle-ci : « Le langage écrit est une fonction verbale tout A fait particulière qui, dans sa structure et son mode de fonctionnement, ne se distingue pas moins du langage oral que le langage intérieur ne se distingue du langage intériorisé. (...) Le langage écrit est précisément l'algèbre du langage. Et, de même que l'assimilation de l'algèbre n'est pas une répétition de l'étude de l'arithmétique mais représente un plan nouveau et supérieur du développement de la pensée qui s'est élaborée antérieurement, de même l'algèbre du langage - le langage écrit - permet A l'enfant d'accéder au plan abstrait le plus élevé du langage, réorganisant par lA même le système psychique antérieur du langage oral. » qui fait bien comprendre que ce n'est pas par un glissement progressif que l'on va accéder au fonctionnement du langage écrit mais que c'est l'accession A un langage d'une nature différente qui va transformer la compréhension que l'on avait du langage oral. Citations qui montrent A quel point il avait compris la quasi-disjonction des deux systèmes, en tout cas la spécificité de l'écrit en tant qu'outil psychologique qui nous permet d'agir sur le monde mais également qui agit sur nous quand on l'utilise en transformant notre mode de pensée.
C'est bien cette conception vygotskienne qui nous empêchera d'être d'accord avec la notion de dictée A l'adulte que L. Lentin développe dans son chapitre sur l'apprentissage du lire-écrire.
DéjA, la quatrième de couverture l'annonçait clairement : « La maîtrise orale du système de la langue, incluant des formulations "écrivables" est, pour l'apprenant, la condition préalable et indispensable de son apprentissage systématique de l'écrit. La dictée A l'adulte constitue le parcours obligé qui lui permet de passer de l'écrit de son parlé A la lecture et l'écriture de toutes les catégories de textes. »
" de toutes les catégories de textes " : Je vois déjA mal les CP de la classe me dicter le tableau de distribution des responsabilités de la quinzaine ou la composition typographique de l'invitation A l'expo. produite avec l'artiste en résidence. Mais passons.
" l'écrit de son parlé " me rappelle le "ça s'écrit comme ça s'prononce !" de ma grand-mère. Comment l'enfant, dans la linéarité de son discours parlé, même s'il l'émaille de mots de l'écrit et de faits linguistiques de l'écrit, va-t-il exercer cette possibilité de mettre en système, en tissu que donne l'écrit ? Comment va-t-il opérer les suppressions, les déplacements, les remplacements, les ajouts, les ellipses, les pronominalisations supplémentaires, les besoins d'enchâssement et de subordination, les nécessités de réorganisation qui apparaissent en cours d'écriture, etc. ? Comment va-t-il se mettre dans la situation de communication écrite, jamais redondante avec celles de l'oral, alors qu'on sollicite de lui une formulation orale ? Comment l'institutrice va-t-elle supporter le rythme de production écrite qui avoisine les 500 mots/heures pour les adultes les plus experts, comparé aux 10 000 mots/heures du débit maximum de la parole humaine ?

Une autre conséquence de la croyance du continuum oral/écrit se retrouve p.61. L. Lentin explique A juste raison qu'une trop grande quantité d'implicite entre deux locuteurs entraîne une difficulté de communication, qu'un jeune enfant doit apprendre A ajuster ses énonciations en accroissant le taux d'explicite dans son discours. L'accroître jusqu'A ce qu'il soit "écrivable". Le niveau d'explicite d'une conversation de deux personnes atteint-elle jamais le niveau d'explicite que requiert l'écriture d'un texte au destinataire absent ? Elle donne un exemple : « Je rentre chez moi avec une amie. Mon mari m'annonce : "Ça y est, j'ai fini". Il s'agit lA d'un "implicite partagé" : je sais de quoi parle mon mari. Il n'en est pas de même de mon amie, A laquelle j'explicite : "Il a entrepris cette semaine de ranger quelques rayons de sa bibliothèque". » Notre but est-il de faire parler les enfants comme cela ? Devons-nous nous lancer dans une vaste entreprise d'évangélisation des Groseilles pour tendre vers l'idéal des Lequesnois ?

Sur les 6 pages du chapitre 5 : Apprendre A lire-écrire (l'ouvrage comprend 5 chapitres, des compléments, des annexes), deux pages et demi sont consacrées A l'apprentissage de la lecture. Des idées que l'AFL défend depuis plus de vingt ans y sont présentées, comme provenant des recherches des neurosciences, et l'étude des sons y est préconisée... mais seulement A la fin de l'apprentissage de la lecture... On ne se refait pas.
Thierry Opillard