La revue de l'AFL Les actes de lecture n°63 septembre 1998 ___________________ École du conte et conte de l'école
Valorisation pédagogique Dans l'ensemble, les praticiens témoignent de l'enthousiasme quant A la pratique pédagogique du conte. Selon les représentations que ces enseignants de maternelle et de primaire laissent entendre, le conte serait considéré comme une excellente nourriture pour l'enfance. Même s'ils sont majoritairement d'accord pour reconnaître le statut pédagogique de ce genre littéraire, les activités centrées sur les apprentissages fondamentaux de la lecture et de l'écriture sont nettement supérieures aux activités destinées aux disciplines annexes, et d'autant plus aux activités d'éveil. Dans la logique de cet optimisme, la communauté enseignante semble globalement sensibilisée et familiarisée en matière de contes. En effet, ils différencient le registre classique et traditionnel (auquel ils attribuent des critères de validité littéraire et culturelle) et le registre moderne (qu'ils associent A des critères d'adaptation pédagogique). Les partisans de la valorisation du conte dans l'enseignement préélémentaire et élémentaire doivent cependant faire face A une minorité opposante, hostile A ce genre d'outil qu'ils qualifient de récréatif... Pour résumer, dans le contexte scolaire, le conte fait majoritairement fonction d'auxiliaire d'enseignement, de message pluri-codé : il obéit aux principes de variété didactique, visant A maximaliser les chances d'une adéquation entre les activités didactiques et les caractéristiques des élèves. Il a en effet été vérifié que plus les moyens de connaissance sont nombreux, plus la pédagogie se montre stimulante et facteur de réussite. L'utilisation pédagogique du conte s'insère donc bien dans la pratique « active », en opposition A la pratique « laissez-faire » : tandis que la première insiste sur l'attitude facilitatrice et structurante (source des conduites actives et réflexives pour les élèves), la seconde est centrée sur la transmission de savoirs déjA constitués. Ainsi, par la pratique active, les savoirs expérientiels et opératoires sont pris en compte et rendus conscients en vue de l'élaboration des savoirs notionnels (eux-mêmes considérés comme des productions et non comme des produits). De plus, ces pratiques optimisantes reflètent les dernières instructions officielles concernant l'état des lieux de l'utilisation des livres de jeunesse dans le projet de programmes pour l'école maternelle et élémentaire. Il est donc indéniable que le statut didactique du conte marque une évolution dans l'histoire de la pratique pédagogique.
Dévalorisation didactique En revanche, cette démarche pédagogique traduit un réel paradoxe, qui la définit plus en détails. En effet, dans un premier temps, A l'encontre d'une utilisation apparente et certifiée, les enseignants ne semblent pas avoir recours A des matériaux didactiques spécifiques (manuels, cassettes, fichiers...). Pour la plupart, ils font appel A leur seule inspiration ou bien se réfèrent A leurs acquis personnels, alors qu'il faut rappeler qu'une maison d'édition spécialiste en matériaux didactiques sur le conte siège A Toulouse (il s'agit de la SEDRAP ou Société d'Édition et de Diffusion pour la Recherche et l'Action Pédagogique); ces supports originaux particulièrement bien adaptés aux ateliers de structuration langagière et aux cycles des apprentissages fondamentaux, sont spécialement conçus dans le but d'être scolarisés, A l'intention des enseignants... Par conséquent, si le corps enseignant a accordé au conte sa fonction pédagogique, il ne paraît néanmoins pas encore prêt A s'investir sérieusement dans l'utilisation qu'il en fait. Cette enquête se conclut donc sur une contradiction évidente entre les discours théoriques sur la pratique pédagogique du conte et les pratiques elles-mêmes. L'idéal d'une adéquation entre les univers théorique et pragmatique, entre le dire des éditeurs et le faire des enseignants est encore loin. Cet état de fait n'a rien de surprenant: les études praxéologiques des chercheurs en Sciences de l'Education nous informent sur la difficile articulation théorie-pratique... Tenant compte des critères de complexité, cet outil pédagogique n'en est qu'aux prémices de son insertion dans le milieu scolaire.
Ce questionnement sur la scolarisation du conte traduit deux réalités fondamentales. Tout d'abord, ce support didactique est désormais légitimé au simple regard de la valorisation générale qui le caractérise. Cet état de fait dévoile les « carences spirituelles » de notre société; les contes constitueraient alors ces « nourritures humaines » qui guident l'individu sur les voies de la maturation cognitive et affective, de son équilibre psychosocial. Cependant, même si ces récits imaginaires se sont faits une place au sein du système éducatif, il semblerait que les citoyens de la communauté enseignante ne soient pas vraiment libérés de l'héritage positiviste qui influence encore aujourd'hui fortement l'histoire des sciences (humaines et sociales). Le conte est donc réellement utilisé en tant qu'outil didactique, mais sous conditions : avant d'être effectivement mis en pratique, ce support est avant tout soumis aux règles du contrôle pédagogique et de l'adaptation pragmatique (largement dénoncées par Bruno Duborgel dans sa critique de l'iconoclasme scolaire...), perdant en fin de compte de sa richesse et de son pouvoir, origines et essences mêmes de ces écrits fictionnels. Ainsi, si l'on veut arriver A affirmer au mieux l'efficacité pédagogique du conte, les théoriciens et les praticiens se doivent de réviser leurs démarches respectives. Du côté des politiques et des éditeurs, non seulement la place et l'importance réservées au conte doivent être revendiquées sous un statut autre que récréatif ou secondaire, mais son intérêt pédagogique ne doit également pas être limité aux apprentissages fondamentaux. De cette façon, les enseignants témoigneront peut-être plus facilement (car guidés et soutenus par les décideurs...) d'une pratique plus vertueuse, A l'image de cet objet d'enseignement, méthodologiquement novateur. LA SCOLARISATION DU CONTE : Convergence pédagogique, divergence didactique. Ce chapitre traite de la scolarisation du conte et plus particulièrement des différences didactiques qui la caractérisent: entre les établissements publics et privés d'une part, et entre les enseignements préélémentaires et élémentaires d'autre part. Même si les écoles privées ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient jadis (strictement confessionnelles), la plupart de leurs membres adhèrent cependant encore A l'éthique religieuse propre A ces institutions, perpétuant leur éducation personnelle. C'est en ce sens qu'il m'a paru intéressant d'observer de façon comparative les deux approches respectives du conte. On peut par avance noter que les réponses des enseignants de maternelle ont été quantitativement plus importantes de par la longueur. Le processus de catégorisation propre A l'analyse thématique élémentaire nous a permis de construire des hypothèses théoriques, sources d'interprétation ; faisant écho A la macro-analyse propre aux chapitres précédents, une micro-analyse a dès lors été menée, A partir des éléments différenciateurs de l'échantillon (relatifs aux institutions et aux enseignements). En conclusion, l'étude de ces réponses nous a conduit A définir deux types de discours, distinguant d'une part les enseignants plaidant pour la réalisation de l'imagination créatrice (secteur privé et préélémentaire), et d'autre part ceux dont la priorité reste le développement de la pensée rationnelle (secteur publique et élémentaire). Il est important de préciser que ces catégories, établies A partir des fréquences lexicales qui les constituent, représentent des constellations de conduites enseignantes signifiantes, et non pas des caricatures stéréotypées... Il ne s'agit donc pas d'enfermer ces lieux d'éducation dans des clichés simplistes, mais plutôt de faire l'état des lieux des diverses pratiques en ce domaine.
Différenciation institutionnelle Dans un premier temps, une première hypothèse comparative a confirmé les distinctions relatives aux représentations qu'ont les enseignants du conte et A l'utilisation qu'ils en font. Les membres de l'institution privée semblent en effet avoir une vision plus « ésotérique » des récits imaginaires, et surtout moins rationnelle; contrairement A leurs collègues de l'institution laïque qui prennent davantage en compte l'aspect structural des contes, les enseignants des établissements privés s'intéressent essentiellement A leur fond sémantique (d'où l'importance qu'ils accordent A la moralité inhérente A ces récits fictionnels, point révélateur de la pensée judéo-chrétienne). De même, tandis que la pratique pédagogique A partir des contes propre aux établissements privés relève plutôt d'un travail pluridisciplinaire (scolaire, mais aussi manuel, artistique, culturel...), celle des enseignants laïques reflète dans l'ensemble un travail « monodisciplinaire » (portant principalement sur les apprentissages fondamentaux ou l'enseignement du français). Pour résumer, ces deux approches distinguent d'une part les partisans de l'intelligence pragmatique (préoccupés par le souci de l'adaptation pédagogique), et d'autre part ceux de l'intelligence créatrice (respectueux de l'essence imaginaire et de la richesse symbolique de ces récits). Ces différences idéologiques ont certainement un lien avec l'éducation religieuse (présente ou absente), elle-même facteur de différenciation. On pourrait ainsi penser que par elle, l'imaginaire est amené A se développer, A dévoiler sa fantaisie et son authenticité. En dehors de leur caractère sacré (qui les différencie des contes ou récits profanes), les récits bibliques sont effectivement chargés de merveilleux, constituant de la sorte des productions de l'imaginaire irrationnel, au même titre que les contes. On peut alors se demander si, dans notre société contemporaine, la religion ne contribuerait pas A sauver et préserver ce patrimoine spirituel et culturel face au courant scientiste dominant...
Différenciation scolaire Par ailleurs, la critique comparative précédente renvoie, de par les questions de fond qu'elle soulève, A la différence comparative entre les enseignants de maternelle et ceux de primaire. Il semblerait en effet que l'approche du conte soit différente selon les programmes scolaires. De la grande section au cours moyen II, les priorités pédagogiques s'inversent : les activités visant le développement de l'imagination créatrice (caractéristiques de l'enseignement préélémentaire) se substituent A celles dont le but est de développer la pensée rationnelle (conformément aux prérogatives de l'enseignement élémentaire). Les enseignants de maternelle se représentent le conte de manière moins superficielle et approximative; sans se restreindre A la dimension imaginaire du conte, ils semblent sensibilisés A sa nature (formelle et thématique) et séduits par sa fonction (psychologique et sociale, soit éducative). De plus, l'utilisation pédagogique qu'ils en font relève de la multidisciplinarité, dans le souci premier de l'adaptation au rythme de l'enfant, du respect de son potentiel imaginaire, sans être nécessairement réduite A des activités seulement ponctuelles ou rituelles. Par conséquent, de la maternelle au primaire, le processus de scolarisation fait perdre au conte de sa valeur : ses vertus bienfaisantes et vitales sont délaissées au profit de son utilité pragmatique. Ces deux démarches procèdent bien évidemment d'une idéologie pédagogique par laquelle sont dictés les statuts scolaires accordés tantôt A l'imagination symbolique, tantôt A la pensée positive. Cette étude comparative illustre la critique de Bruno Duborgel sur la programmation des phases de l'enfance : d'un niveau d'enseignement A l'autre, les impératifs du programme, de l'âge, des compétences et donc de la connaissance, supplantent ceux qui défendent le plaisir, le bien-être et la créativité de l'enfant. La logique de cette progression imposée néglige de fait l'équilibre psychoaffectif de l'enfant; son développement cognitif est alors l'ultime priorité de ce processus d'« adultarisation ».
Pour résumer, de l'école maternelle A l'école primaire, les pratiques changent d'orientation : on commence par privilégier l'« être-enfant », pour finalement se centrer sur l'« être-adulte », avant même son devenir. Sur le chemin de cette toute première scolarisation, l'heure du conte se fait rare : la créativité ne fait pas le poids face aux lois imposées et imposantes de l'autorité socioculturelle. Les pédagogues de notre société se voient incomber le devoir d'éduquer les enfants de l'humanité dans la plus stricte fidélité au modèle du citoyen raisonnable. L'homme moderne serait alors encore le produit de cette lourde tradition positiviste, qui influence toujours chacune de ses pensées et chacun de ses actes... Ayons tout de même confiance en ces philosophes contemporains qui, sous l'impulsion bachelardienne, défendent les droits de l'Imaginaire, militent pour la réhabilitation de la « folle du logis », au nom de l'Homme et contre la dictature de la Raison. A ANNEXES Questionnaire École : Laïque, Privée Classe : G.S.M., C.P., C.E.1, C.E.2, C.M.1, C.M.2 1) Quelle est votre propre définition du conte ? 2) Selon vous, ce genre littéraire est-il une bonne ou mauvaise nourriture pour l'enfance? Pour quelles raisons ? 3) Pensez-vous que les contes peuvent faire fonction de support pédagogique aux apprentissages fondamentaux ? Expliquez. 4) Utilisez-vous cet outil lors de vos démarches éducatives ? Développez. 5) Selon vous, les contes dits « classique » (Cf. Perrault, Grimm, Andersen...) et les contes dits « modernes » (Cf. Prévert, Aymé...) sont-ils pareillement efficaces quant aux apprentissages scolaires de base (contexte pédagogique) ? Expliquez. 6) Utilisez-vous indifféremment ces deux registres (classique et moderne), ou bien avez-vous une préférence pour l'un ou pour l'autre ? Commentez. 7) Connaissez-vous des matériaux didactiques spécifiques aux contes (manuels, cassettes, fichiers...) ? Expliquez. 8) Vous aidez-vous de ces produits pédagogiques relatifs aux contes, ou utilisez-vous d'autres moyens, ou bien faites-vous simplement appel A votre inspiration ? Commentez. ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE ET DE L'ÉCRITURE (Cycles des apprentissages fondamentaux)
A Bibliographie BACHELARD Gaston, La poétique de la rêverie, 1993, Quadrige/PUF, 183 p. CHATEAU Jean, Le réel et l'imaginaire dans le jeu de l'enfant, 1963, Vrin, 290 p. DECOURT Nadine, in Repères, Le conte comme outil de médiation en situation interculturelle, n°3, 1991, 193 p. DUBORGEL Bruno, Imaginaire et pédagogie, 1992, Privat, 277 p. DURKHEIM Émile, L'évolution pédagogique en France, 1969, PUF, 403 p. GABAUDE Jean -Marc, La pédagogie contemporaine, 1988, Privat, 342 p. GARDEY Éliane, Les compétences pragmatiques et réflexives des jeunes enfants de cinq A six ans vis-A-vis des écrits et en particulier des écrits sonorisés. Effets d'une pratique active des livres audio-scripto-visuels A l'école maternelle, mémoire de DEA de science de l'éducation, 1990, 165 p. GRUNY Marguerite, ABC de l'apprenti conteur, 1995, Bibliothèque l'Heure Joyeuse, 165 p. JEAN Georges, Pour une pédagogie de l'imaginaire, 1991, Casterman, 134 p. LÉON Renée, La littérature de jeunesse A l'école, 1994, Hachette Education, 239 p. LEQUEUX Paulette, L'enfant et le conte, du réel A l'imaginaire, l'école, 1974, L'École, 277 p. LOISEAU Sylvie, Les pouvoirs du conte, 1992, PUF, 172 p. MALRIEU Philippe, La construction de l'imaginaire, 1967, Charles Dessart Editeur, 246 p. MICHEL Jeanne, L'imaginaire de l'enfant, les contes, 1976, Nathan, 223 p. RESWEBER Jean-Paul, Les pédagogies nouvelles, 1995, PUF, 127p. ROYCOURT Denis, in Le nouvel éducateur, Conte télématique et macro-structure du récit, n°226, 1991, 24 p. SARTRE Jean-Paul, L'imaginaire, 1994, Gallimard, 379 p. SCHNITZER Luda, Ce que disent les contes, 1995, Éditions du Sorbier, 184 p. SORIANO Marc, in Enfance, Les livres pour enfants, n°5, 1956, n°1, 1957, 601 p., n°4-5, 1962, 263 p. TESSIER Gisèle, in Les sciences de l'éducation pour l'ère nouvelle, La machine A écrire les contes, n°3, 1987, 17 p. WEBER Edgar, in Les mille et une nuits, conte sans frontières, Le conte du pêcheur, de l'analyse A l'écriture, 1994, Aman, 344 p. |
Christel Duprat
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