La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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"Qu'est-ce que lire au cycle 1 ?" ou "Langages en formation"
Baleines A l'horizon ! ou comment des élèves de cycle 1 aident ceux des classes de grands A découvrir un album A se construire un horizon d'attente.


Compte-rendu d'un travail réalisé A l'école maternelle Edouard Vaillant A Marseille.

Dans les deux classes des grands, les élèves se sont assis en cercle pour accueillir des intervenants particuliers. Dans l'attente de cet événement, les futurs auditeurs se projettent et déclenchent une série d'anticipations :

- Il y en a cinq qui vont venir, y'a cinq chaises.

- C'est sûrement des enfants parce que les chaises sont petites.

- Ils vont nous raconter une histoire ou bien ils vont apporter le livre. Ils vont nous le donner.

- Et après on va travailler dessus.

- Peut-être que non... Peut-être qu'ils vont le ramener.


Constitution d'un patrimoine littéraire


Les enseignants de ces deux grandes sections travaillent ensemble et ont prévenu qu'on allait parler, ce matin-lA, du prochain album, prochain objet d'études. C'est une tradition dans cette école maternelle de ZEP que d'instituer, très tôt, des références littéraires liées aussi bien aux événements du groupe qu'au fonctionnement interne de la production écrite, concernant autant le plaisir de se retrouver que l'étonnement de se découvrir, le besoin de vérifier des savoirs que d'en acquérir de nouveaux. Chaque année, depuis la petite section, chaque enfant reçoit un livre en cadeau de Noël. L'enseignant choisit le même livre pour toute sa classe et le dédicace personnellement A chaque enfant ; ainsi, un travail collectif peut être entrepris A partir d'un même titre présent en autant d'exemplaires que d'enfants. Tous les livres sont relus plusieurs fois chaque année, dans la nouveauté du rapport que les enfants entretiennent avec eux parce que les jeunes lecteurs ont grandi, dans l'approfondissement et la comparaison des écritures parce qu'ils en ont vu d'autres, dans l'élargissement des liens que ces livres tissent avec d'autres livres parce que la production s'organise ainsi. L'objectif est de préparer des lecteurs informés, formés, cultivés pour favoriser leur entrée dans l'analyse d'une langue écrite qui leur aura par ailleurs déjA « dit des choses ».

L'école comporte cinq classes de cycle 1 constituées d'enfants d'âges hétérogènes, des petites sections aux moyennes sections. Ces cinq classes composent, chaque année, les effectifs de deux grandes sections (cycle 2) qui, dans cette forme homogène, réunissent des expériences diverses autour de livres : depuis le début de sa scolarité, chaque enfant possède personnellement trois livres, retravaillés trois ans de suite et comme il y a cinq classes, c'est une expérience d'une quinzaine de livres qui est réunie dans les deux groupes terminaux de cette école où les enseignants s'attachent, dans un premier temps, A mutualiser les savoirs. Ils s'intéressent A ce que chaque enfant a personnellement construit : parmi les 15 titres, les élèves entourent ceux qu'ils possèdent, A charge pour eux d'informer les autres de leur contenu. Un patrimoine commun devient la base commune du travail de l'année.

Mais d'autres passerelles s'instaurent en amont quand les plus jeunes franchissent les murs de la classe des grands pour témoigner, en connaissance de causes et d'effets, d'une toute récente aventure de lecture. Sans cesse repris, différemment considéré, autre part réinvesti, le travail autour des livres forme un système didactique susceptible de mettre en place un « habitus lectural » : « un ensemble acquis et structuré d'aptitudes, d'attitudes et d'habitudes qui interagissent systématiquement. » (1)


Sociabilités de lecteurs


La porte s'ouvre et cinq enfants entrent, intimidés. Ils connaissent pourtant tous les grands ici réunis : ce sont des frères, des cousines, des compagnons de jeux, des voisines de paliers. Ceux qui s'assoient sur les chaises prévues A cet effet, négociant leur place pour se retrouver A côté d'un préféré, d'un rassurant ou pour respecter un ordre connu d'eux seuls, un ordre qui préfigure la façon dont la présentation va avoir lieu, sont des petits moyens. Ils sont les intervenants particuliers. Et pour l'instant, ils cherchent des yeux un maître, une maîtresse, quelqu'un qui leur donnera le signal pour commencer. Cette présence adulte ne sortira jamais du cadre communicationnel, l'influençant considérablement, sans qu'il y ait besoin de parole. Les grands, eux, sourient ou bien rient franchement se félicitant de cet événement hors du commun.

Quand l'enseignante dit qu'ils peuvent y aller, les « cycle 1 » se mettent A tourner et retourner maladroitement un sac qu'ils avaient posé sur leurs genoux et sortent, chacun, un objet : un caillou, un coquillage, des étiquettes, un disque, une affiche... Ils sont seuls A savoir que ces objets forment un tout mais qu'ils seront présentés l'un après l'autre, dans une action collectivement mise en place où chacun tient un rôle bien défini, un rôle longuement répété entrant dans la réalisation d'un ensemble prémédité. C'est ainsi qu'un livre, une histoire, les formes d'une énonciation « isolée-figée-monologuée » (2) vont être proposées par éléments, chacun lourd de sens mais un temps séparé de ses liens avec les autres éléments. Bel effort de décontextualisation pour ces jeunes enfants de 3/5 ans, qui sortent de la tension narrative d'un album pour en proposer les constituants ; grand effort de recontextualisation pour les plus grands qui concentrent toute leur attention sur la réintégration des éléments dans un tout probable, sur la re-lation, afin de recréer le tout absent, de le réécrire en position d'exotopie, d'extériorité, une position qui « permet de rendre compte de la situation, de situer les personnages, les lieux, les moments, les actions les uns par rapport aux autres et, en fin de compte de travailler la forme du récit. Elle est ce qui rend la clôture du texte, le parachèvement de l'événement possibles. Ce parachèvement est impossible lorsque l'événement est appréhendé de l'intérieur, dans la seule participation. » (3) En racontant une histoire, les enfants la recréent, sont acteurs d'une création, sortent de la participation.

Et, dans la relation qui s'établit, ce sont plusieurs unités du texte qui vont être approchées, au moins une par enfant, car : « Ce n'est pas la pensée logique qui crée l'unité, c'est le sentiment d'une activité valorisante ; ce ne sont pas des liens nécessaires propres aux objets, laissant en dehors le sujet sentant et voulant, n'ayant pas besoin de lui, mais des liens purement subjectifs, nécessitant l'unité subjective de l'homme sentant et voulant. » (4)


Vers la représentation du texte, de son sens et de sa forme.


Les plus jeunes, détenteurs du tout « officiel » vont aiguiller les grands dont le premier dit :

- C'est des objets, y'a un livre, un cahier, un caillou...

- « Un caillou de forme parfaite », précise un moyen rapportant intégralement l'expression du livre sur l'objet qui la déclenche.

- La coquille... remarque un autre en regardant l'objet qu'un moyen triture.

- « Un coquillage » ! répond le « propriétaire ». Le texte, plusieurs fois lu, aux structures intériorisées devient un support fiable pour le langage : « Écouter des histoires ça permet de fréquenter l'usage que certains ont fait de l'écrit » écrit Jean Foucambert (5) qui précise que si, au début, on progresse A l'oral par l'oral, rapidement, c'est par l'écrit que l'oral s'enrichit.

La maîtresse écrit 1es deux formes au tableau en précisant le sens de chacune.

- Tu l'as écrit en attaché, remarque un enfant qui compare A l'écriture du livre tandis qu'un autre poursuit l'inventaire :

- Y'a un livre et même un disque laser, remarque un grand.

- C'est le livre du chant des baleines et le disque des baleines, répond celui qui tient le disque et qui doit le faire écouter en fin de présentation. Donc il n'en dira pas plus.

- Ah ! oui Le chant des baleines ! dit un grand qui se souvient du titre du livre remettant ainsi l'album au centre de cette discussion.


Par leurs performances, les plus jeunes invitent les plus grands A être compétents


Alors les moyens continuent l'inventaire des objets qu'ils ont apportés, faisant appel, pour entrer dans le texte, aux compétences de base :

- Il y a des étiquettes...

Un enfant de cycle 1 déroule une affiche et dit en commençant la présentation :

- C'est la fiche signalétique : lA, il y a l'auteur, y'a deux auteurs (l'auteur et l'illustrateur)... LA, y'a les photos des personnages.

Mais l'affiche est trop grande, difficile A tenir ce qui rend compliqué le fait de parler A l'auditoire tout en montrant les informations écrites. La maîtresse accroche le panneau et l'enfant continue. Il nomme les personnages représentés par une image :

- Lili... Oncle Frédéric...

- Qu'est-ce que c'est un oncle ? demande la maîtresse.

- C'est un tonton. Y'a aussi Granny, c'est la grand-mère de la petite fille...

Où l'on voit que l'enfant, anticipant sur la question de la maîtresse, donne « spontanément » la définition, ayant saisi que le public ne connaissant pas l'histoire ne peut se contenter d'approximations ou de sous-entendus. Si on raconte une histoire A quelqu'un qui ne la connaît pas, on doit, ça devient évident, être dans l'explicite. Avec des enfants de 4/5 ans, il va falloir plusieurs fois revenir sur cette contrainte du récit.

- On dirait c'est la grand-mère du balai magique... dit un grand. (6) On dirait c'est la même pareil... « Il » ressemble.
Référence au travail de Chris Van Allsburgh, ici relié A celui de Dyan Sheldon et Gary Blythe (7) parce qu'un certain réalisme les unit, que leurs textures se font écho, parce que les livres s'appellent et se répondent et qu'on devient lecteur en entrant dans cette « polygraphie » en citant, en répétant « non pour une intertextualité savante prenant la forme d'une « mosaïque de citations » ludique, mais bien pour des doublages et des dédoublements du sens (...) ce continu donne A la répétition la valeur d'une spécification toujours remise sur le chantier, toujours A l'œuvre. » (8)

Mais le présentateur qui a le sentiment d'avoir fini, replie son affiche. La maîtresse l'interpelle lui demandant s'il n'a rien oublié. L'enfant se retourne, observe et dit :

- Ah si ! ça c'est le titre. Ca s'appelle « Le chant des baleines ».

- C'est le même pareil que sur le disque, dit celui qui, sur ses genoux, tient l'objet disque et le montre. Mais ce n'est toujours pas son tour, les autres le lui rappellent. Il grimace qu'il sait mais... dire tout de suite quelque chose dont on est sûr est irrépressible.

Pendant ce temps, une petite fille discrètement attentive jusque-lA, silencieuse jusqu'au bout, se lève et montre A tous la couverture du livre avant d'aller se rasseoir.


Mobilisation des connaissances, expression des attentes.


- Sur le livre, on voit des trucs qui sautent, remarque un grand.

- Les baleines, réplique un moyen.

- C'est quoi, ça ?

- C'est la fille. C'est Lili, elle est au bord de la mer, explique le préposé A la fiche signalétique.

- C'est plus grand que la mer, dit un autre moyen. C'est l'Océan.

Dimension narrative et cognitive se croisent affirmant l'hétérogénéité des récits, ces mélangeurs de mondes, ces espaces d'imbrication d'univers qui obligent A prendre en compte « le mouvement des mondes et non une pure et simple diversité de mondes ou d'univers de croyances qui seraient sagement rangés avec chacun sa logique : la logique du réel, la logique des futurs contingents, la logique du rêve... » (9) Car l'océan, « plus grand que la mer », est, ici, une information particulière qui, loin d'aplatir le récit A l'expérience ordinaire, la sur-dimensionne, faisant intervenir un élément de vérité où la réalité « dépasse la fiction ».

Avant que le premier présentateur n'aille s'asseoir, la maîtresse lui demande de renommer ce qu'il vient de présenter. C'est le temps de la synthèse.

- La feuille signalétique, répond l'enfant avec application, usant des mots justes : « les mots sur le métier de lire, vocabulaire professionnel de l'apprenti créant ses catégories dans l'écrit (mot, phrase, titre, ligne, majuscule, point, lettre etc.), vocabulaire qui va croître étonnamment car les choses gagnent A être appelées par leur nom (paragraphe, verbe, pronom, article, temps, nom, album, personnage, lieu etc.) » (10)

- C'est la photocope du livre, dit un autre moyen, on voit le livre, le titre, l'auteur, la photocopie du livre.

Le présentateur reprend alors son rôle, comme rappelé A l'ordre, par la dernière intervention :

- LA, c'est les histoires, lA, c'est les personnages. Les personnages, c'est Lili, Frédéric, Granny, les baleines. Et lA c'est où il habitent. C'est le cadre, lA. (Il montre un encadré avec la photocopie de la maison.)

Chaque fois, l'enfant se sert des images qui accompagnent les noms sur la fiche signalétique comme supports A ses souvenirs, ensemble tenus dans le même espace de mémoire. Ces fiches signalétiques (au format d'affiches) sont en permanence disponibles en classe, soit aux murs tant que l'album est objet d'étude, soit pincées dans des cintres pour jupes ou pantalons, pendues sur un portant A roulettes, mobile d'une classe A l'autre. Elles préfigurent ou accompagnent les fiches signalétiques de la BCD, fiches cartonnées ou informatisées.

Un autre moyen précise :

- On dit : « Une maison au bord de l'océan ». Et les expressions du livre surgissent pour mieux affirmer, se montrer sûr de soi, sûr de pouvoir dire son expérience, transmettre ses savoirs, « dire le vrai des livres », introduire dans ce groupe aux langages multiples (plusieurs nationalités composent la classe) la langue officielle, celle des livres, celle de l'école, celle qu'on est venu apprendre.

Fébrile, la petite fille au livre cherche, feuillette et, impassible, déterminée, se lève et montre exactement la page où est présentée la «maison au bord de l'océan ».


Des pratiques de lecture aux sources du sens, du sens lié aux usages des textes


Par cet artifice qui consiste A faire présenter par des jeunes enfants le contenu d'un livre (diversement appréhendé par chacun d'eux) A un public qui pense être lA pour accuser réception d'un sens, on établit une mise en scène de la lecture dont les significations ne sont pas sans intérêt pour des pédagogues. D'une part, on montre non pas ce qu'un lecteur a compris d'un texte mais ce qu'un collectif de lecteurs a fait collectivement d'un texte lu par l'enseignant, travaillé ensemble, faisant de la lecture tout autre chose qu'un acte personnel : « La lecture est-elle toujours un acte du for privé, intime, secret qui renvoie A l'individualité ? Non, car cette situation de lecture n'a pas toujours été dominante. Je crois, par exemple, que dans les milieux urbains existe entre le XVIème et le XVIIIème siècle tout un autre ensemble de rapports aux textes qui passent par des lectures collectives, des lectures qui manipulent le texte, déchiffré par les uns pour les autres, parfois élaboré en commun, ce qui met en oeuvre quelque chose qui dépasse la capacité individuelle de lecture. » (11)

D'autre part, cette situation, parce qu'il y a une histoire A retrouver, encourage A se concentrer sur le texte, donnant de la lecture une image particulière : « lecture interne qui considère un texte en lui-même et pour lui-même, le constitue comme autosuffisant, et cherche en lui-même sa vérité en faisant abstraction de tout ce qui est autour. (...) Cette manière de lire un texte sans le référer A rien d'autre qu'A lui-même, nous y sommes tellement habitués que nous l'universalisons inconsciemment, alors que c'est une invention relativement récente. » (12)

Présenter la lecture comme une pratique sociale, placer les textes au centre de leurs usages sociaux et rendre compte d'une pratique scolaire c'est prendre conscience des conditions de formation des lecteurs, c'est échapper A l'universalisation affirmée de l'acte de lire et c'est donc chercher, aux sources de l'apprentissage, A ne pas se laisser enfermer dans des modes de lecture, des façons homogènes d'instituer des lecteurs mais bien plus A laisser libre champ A l'hétérogénéité des démarches rendues possibles par diverses sociabilités autour des textes. L'enseignant va jouer, dans ces formations initiales, un rôle de médiateur irremplaçable entre les perceptions des enfants et le contenu de l'histoire :

- Ici, c'est l'histoire, intervient A nouveau le présentateur de la fiche signalétique. (Il montre le thème lui aussi dans un cadre). Ca nous raconte l'histoire que Frédéric il bougonne parce que Granny raconte des choses bêtes A Lili.

- Ca vous suffit, les grands, pour comprendre l'histoire dont ils parlent ? Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus ?

Mais, avant que les autres ne répondent, la petite fille au livre, qui cherchait une page depuis un moment dans l'agitation, montre celle où on voit l'oncle.


Rapporter ou raconter


Donner davantage d'informations sur le texte va poser plus d'un problème aux enfants qui vont avoir du mal A se situer entre le résumé et le récit, entre le fait d'être en dehors ou/et en dedans. L'enseignante, sur un mode conversationnel va, par des enchaînements qui font sens, aider A faire unité.

- C'est quoi les choses bêtes qu'elle dit Granny ? demande-t-elle.

- Elle dit que les baleines, ils chantent, dit un petit.

- Et pourquoi c'est des bêtises ?

L'histoire a parfois ce pouvoir de noyer le réel et de faire d'une réalité « le chant des baleines », une évidente incongruité (c'est ce que pense l'oncle).

Mais ça, les moyens semblent l'avoir oublié. Alors, la maîtresse va essayer d'épaissir la situation pour faire remonter le sens, apparemment enfoui dans un bloc de mémoire. Et pour cela, elle introduit un élément fondamentalement lié au récit : la temporalité parce qu'il y a « des personnages et des processus attendus dans un lieu-temps donné et l'annonce de ce lieu-temps produit quelque chose d'attendu... » (13)

- A quel moment elles chantent les baleines ?

Et c'est bien par un indice du temps que répond l'enfant qui ramène, dans ses propos, ce qui se passait au moment qu'évoque l'enseignant, situant ce moment, sans le citer, par l'action :

- Lili fait un cadeau aux baleines et l'autre (les baleines) il fait des cadeaux A Lili, dit un moyen.

- C'est quoi le cadeau ? demande un grand.

- La fleur jaune, répond un moyen.

A ce moment, la petite fille, très concentrée, la petite fille silencieuse se lève et montre la page où la fleur jaune flotte sur l'océan en direction des baleines. Et les autres moyens, aidés des images, reconstituent des bribes de récit, A partir de ces flashs de sens.


A la recherche du temps perdu


Mais l'enseignante va revenir sur cette notion du temps comme élément fédérateur, comme outil de cohérence. Pas avant que les enfants n'épuisent l'action qui arrive par flots :

- Elle est au bout de la jetée. (Il s'agit de la petite fille.)

- Elle dit : « c'est pour vous ». (Aux baleines.)

- Elle crie.

- Elle lance la fleur

- Non, elle la jette

- Non, c'est le cadeau.

Les grands qui assistent A cette mosaïque de sens, ne décrochent pas, comme s'ils s'y retrouvaient ou comme s'ils sentaient qu'une unité allait, par des voies indirectes se créer ou par des voies magistrales être progressivement amenée.

- Qu'est-ce qu'elles font les baleines comme cadeau ? demande la maîtresse.

- La fleur.

Visiblement cette fleur jaune qui flotte sur l'eau a marqué les esprits, plus identifiable que le cadeau des baleines : leur chant. L'image ici est prégnante et a fixé le souvenir.

- Non, c'est celui de Lili. Le cadeau des baleines c'est la chanson du prénom de Lili, dit un moyen qui saisit la demande de précision de la maîtresse pour rétablir une « vérité ».

- Quand viennent les baleines et que font-elles ? insiste la maîtresse dotant la chronologie de pouvoir de clarification.

- Lili ! Lili ! répondent les enfants, substituant l'action au temps ou plutôt les confondant tous deux.

- Et A quel moment ça se passe ?

- C'est la nuit.

Le temps étant précisé, l'enseignante cherche A le fixer par la lecture d'un passage. Pour cela, il va falloir obtenir le livre de la petite fille dont c'est la tâche d'illustrer les propos des autres. Dépossession difficile pour l'enfant qui avait trouvé dans cette fonction une place dans la transmission silencieuse de l'histoire. La maîtresse lit : « une petite fille a très envie de voir les baleines parce que sa grand-mère lui a raconté une belle histoire. » Qu'est-ce qu'elle lui a raconté sa grand-mère comme histoire ?

- Elle a dit que les baleines chantent la nuit si on leur apporte quelque chose : on peut leur apporter un caillou de forme parfaite, un coquillage... Et quand on leur offre une chose comme ça, elle font un beau cadeau, dit l'équipe de cycle 1.

Étape par étape, l'histoire renaît devant les grands qui assistent, moins inquiets que les adultes, A du sens en train de se faire en dehors des normes ou des sur-normes qui existent lorsqu'un adulte fait raconter quelque chose aux enfants : « les enfants sont capables de faire avec le récit des choses A la fois très diverses et très compliquées, qu'éventuellement les adultes ne savent plus faire. » (14)


Le ressort dramatique, sa dimension émotionnelle


- Mais l'oncle Frédéric n'est pas d'accord, dit un autre moyen.

- Il dit : « Sors de lA, ça suffit tes bêtises... Rentre A la maison ».

Et, en répétant plusieurs fois ce passage, la petite fille entre dans une vraie colère accompagnant ses propos de gestes déterminés. « Sors de lA, ça suffit tes bêtises... Rentre A la maison. »

Pendant ce temps, l'autre petite fille, celle du livre a repris le sien et trouve la page correspondant A ce qui vient d'être dit. Elle en fait don au public des grands qui ne cessent mystérieusement d'assembler les morceaux. Le silence qui s'installe semble A la mesure de ce que les enfants mettent de leur expérience dans cette situation narrative. Les mondes qui se rencontrent alors, celui du livre et celui des lecteurs, forment une part importante de l'horizon d'attente en train de se lever. Par son côté prévisible l'oncle a construit des curiosités du côté des grands, ravivé l'intérêt du côté des moyens.

L'histoire pourrait maintenant ne plus finir d'être racontée, allant et revenant entre moments dramatiques et merveilleux, entre interdits ordinaires et franchissements symboliques. Le récit est A sa place dans ces interstices.

- Lili ouvre la fenêtre pour regarder si ils chantent ou si ils chantent pas, ajoute un moyen.

- Est-ce qu'il faut regarder ? demande la maîtresse pour que les mots eux soient A leur place.

- Non, il faut entendre ! Comme dans le chant des baleines. (Et l'enfant montre le disque toujours posé sur les genoux mais se tait).

- Il dort et elle rêve.

- Parce que sa grand-mère lui chante les baleines

- Elle rigole, elle fait un sourire.

- Parce que les baleines ils chantent, parce que ils racontent que les baleines ils chantent.

- Oncle Frédéric n'aime pas ces histoires : « Raconte quelque chose d'intelligent, ne lui raconte pas que des bêtises. »

Et pendant tout ce temps, la petite fille au livre, toujours muette, tente de montrer les pages qui sont évoquées, resituant les séquences dans l'ensemble.


Les mots, objets d'attentions


Alors, un garçon du groupe des moyens qui attendait son tour, montre, A l'invitation de la maîtresse les étiquettes dont il est détenteur.

- C'est les étiquettes du chant des baleines.

Cet enfant va parler des activités de systématisation auxquelles il a participé, il va sortir de l'histoire jusque-lA démantelée en moments, des mots, des expressions. C'est toujours le même contenu autrement regardé :

- La petite fille ----> Lili, le vieil oncle, la nuit, la journée (chaque fois la maîtresse lui demande de dire ce qui se passe A ces deux moments), baleines (la maîtresse demande ce qu'il y a A la fin du mot et pourquoi, elle fera pareil pour bateaux), collines, poursuit l'enfant qui précise que, dans le livre, on dit :

« Des collines aussi hautes que la lune. »

- C'est quand ils sautent les baleines..., ajoute un moyen.

- C'est un grand village, dit un autre qui veut expliquer le mot colline.

- Non, c'est une petite montagne.

- Et lA, dit un autre, c'est lune.

- Si t'enlèves le trait ça fait une.

Et l'enfant aux étiquettes continue : « magiques, bateaux... »

- Il y a bien longtemps, égrène l'enfant en montrant l'étiquette correspondante.

La petite fille au livre, cherche longuement et retrouve la page où figure l'expression que la maîtresse fait rapprocher de tous les commencements d'histoires : Il était une fois, Au temps jadis...

Les étiquettes qui défilent alors proposent des unités plus longues que les mots : « Il était une fois, au bout de a jetée, au bord de l'océan, au milieu des flots, un caillou de forme parfaite...»

On n'a pas les noms des personnages, dit un grand.

Mais les moyens en ont assez. Ils ont rempli leur contrat : montrer les objets, présenter la fiche signalétique, raconté l'histoire, montré les étiquettes, effeuillé l'album.

Comme venues de mystérieuses profondeurs une plainte, puis deux, recouvertes par une polyphonie monte et envahit la salle de classe. Les grands intrigués se taisent, surpris. Les moyens reconnaissent l'angoisse que ce moment procure toujours. Des images et des mots, des personnages et des cations, des choses vraies et des rêves se croisent mystérieusement en chacun. Un silence a pétrifié tout le monde tandis que les plaintes s'enflent.

Seul un enfant se tient debout devant une chaîne stéréo. Il a lancé le chant des baleines. A



notes
(1) PRIVAT J-M., « L'institution des lecteurs », Pratiques n° 80,déc. 93

(2) BAKTINE M., Marxisme et philosophie du langage, Éd. de Minuit, p. 107

(3) LAHIRE B., Culture écrite, inégalités scolaires, PUL, p. 256

(4) BAKTINE M., Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Tel, p. 76, 1978 pour la traduction française

(5) FOUCAMBERT J., « En quoi écouter aide A lire ? » Théo-Prat' n° 1, AFL, Paris, 1995

(6) VAN ALLSBURGH C., Le balai magique, École des Loisirs

(7) SHELDON D., BLYTHE G., Le chant des baleines, Pastel, 1993

(8) MARTIN S., « Le théâtre de Claude Ponti, de la répétition au rythme », Le Français Aujourd'hui n°118, juin 1997, p. 110

(9) FRANCOIS F., Pratiques de l'oral, Nathan, Paris, 1993, p.42

(10) FOUCAMBERT J., L'enfant, le maître et la lecture, Nathan, 1994, p. 173

(11) CHARTIER R., Pratiques de la lecture, Petite bibliothèque Payot, 1993, p. 269

(12) BOURDIEU P., in CHARTIER R. (Sous la direction de.), p. 270

(13) FRANCOIS F., op. cité, p. 161

(14) FRANCOIS F., op. cité, p. 149

Yvanne CHENOUF