La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Des enfants, des écrits

 

Certains lecteurs s'étant étonnés que notre revue ne consacre aucune ligne A Chair de poule et Cœur grenadine, deux collections pour enfants qui "font des ravages par le succès qu'elles rencontrent et leur qualité contestable..." nous avons demandé A une enseignante (Nicole Casier, institutrice A Janville dans l'Oise) et A deux bibliothécaires (Catherine Clerc exerçant A Seyssins dans l'Isère et Marie Isabelle Merlet, responsable du secteur Enfance de la bibliothèque de Beaugrenelle A Paris) ce qu'elles en pensaient. Avis tranchés ou nuancés... le problème émanant peut-être de l'inflation de titres, cautionnés par le label Bayard, qui a conduit la quasi totalité des éditeurs A s'essayer au filon.


Ca circulait presque sous le manteau, dans ma classe - chez les 9/11 ans. Bon. Et puis un beau jour, c'est moi qui leur ai dit : "Dites-donc, ça m'intéresse vos Chair de poule. Vous voulez bien m'en prêter ?" J'ai bien aimé leurs yeux ronds, ils n'en revenaient pas (un peu comme si je leur avais demandé de me prêter des billes...)
Ils m'en ont alors prêté, j'en ai emprunté un au dépôt du bibliobus, et ça fait que j'en ai lu trois... pour l'instant.

Comment c'est fait ?
C'est fait pour être facile. Facile A acheter, facile A reconnaître, facile A lire, facile A comprendre (quoique... ). On reconnaît l'application de recettes et de techniques commerciales et publicitaires éprouvées et efficaces .
Il y a d'ailleurs, parallèlement A la série de livres, une série télévisée qui passe et repasse régulièrement depuis A peu près deux ans. Mais mon propos concerne les livres.
De la première A la quatrième de couverture, en passant par l'intérieur, on a, quel que soit le livre, une structure fixe et un grand nombre d'indices visuels répétitifs que je qualifierai de logotypiques (Cf. La logographie : un flou précis, Denis Foucambert, A.L. n°63, juin 98, pp.87-90) les A.L. n° 63)

La structure.
Sur les premières pages intérieures, on trouve A chaque fois, une biographie de R.L. Stine, un Avis aux lecteurs, puis une page avec un Avertissement !
Ensuite, l'histoire est (dé/)composée en beaucoup de chapitres. Entre 20 et 30 chapitres, chacun comportant de 2 A 7 pages ( la majorité en ayant 3 ou 4 ) et se terminant par une question... dont la réponse est au chapitre suivant. L'auteur ménage ses effets, il mélange les tonalités pathétique, comique, dramatique ou tragique selon les histoires.
Le narrateur narre au passé simple. Les phrases sont courtes, c'est essentiellement du dialogue, les personnages faciles A identifier : les anaphores ou reprises anaphoriques sont très répétitives .
Tout finit bien, évidemment, encore que finir ne soit pas le mot juste parce que les fins sont souvent ouvertes.
En annexe, il y a systématiquement un extrait du prochain livre A paraître : 4 chapitres non numérotés.

Les autres récurrences
Les personnages, bien sûr. D'une part, des enfants d'une bonne dizaine d'années, assez mûrs, assez dégourdis, assez livrés A eux-mêmes, assez responsables. D'autre part, des parents, soucieux et occupés, des frères et soeurs très secondaires, des hommes dangereux et agressifs.
L'environnement est pavillonnaire, bien structuré dans l'espace, moins bien dans le temps, même si l' époque est très actuelle, puisque le temps reste "la quatrième dimension", la variable.
Et pour que l'histoire se fasse, il y a des interdits transgressés qui sont A la source des ennuis.

VoilA bien de la lecture descolarisée. "Pas de la lecture savante", avais-je envie d'écrire, mais c'est A moduler. Il vaut mieux écrire : "pas de la lecture littéraire classique", parce que dans la grille d'analyse il faut incorporer des critères de marketing comme ceux qu'on utilise pour étudier une publicité. Cependant cette lecture est au coeur d'un réseau de relations socio-affectives. Les parents offrent les livres, récompenses achetées au supermarché, mises dans le caddie A la fin des courses (moins de 30F). Les enfants se les prêtent, se les échangent. Ils en parlent entre eux. Leur lecture, soutenue par la série télévisuelle permet A chacun de prendre part A une discussion.
J'ai organisé une table ronde A ce propos dans ma classe, et il en ressort que les enfants commencent A s'intéresser aux livres vers 8 ans, mais que la facilité de compréhension n'y est pas. C'est pourquoi ils préfèrent la série télévisée. En revanche, les lecteurs plus expérimentés et plus efficaces, préfèrent les livres, parce que "on rentre mieux dans l'histoire... on a le temps... on n'a pas de pub... ça m'occupe mieux... on peut s'arrêter quand on veut... si on n'a pas compris, on peut relire... il y a plus de choses dans le livre...". Ils ne s'identifient pas aux personnages, parce que "on n'a pas les mêmes habits... ils sortent tard le soir... moi, mes parents s'occupent de moi... ils font beaucoup de bêtises, je ne fais pas les mêmes...".
De l'avis général "ça se ressemble beaucoup... t'en lis un, t'en lis dix !"

Et moi je continue A me demander qui est vraiment ce R.L.Stine qui a tant d'idées, même si elles ne sont pas neuves.

Savez-vous que Bayard Presse édite une série qui s'appelle Délires, écrite par Michael Coleman et qui comporte déjA une dizaine de titres ?

Nicole CASIER A



Les enfants ont toujours aimé jouer avec la peur, réclamant des histoires d'ogres, de monstres, de sorcières, de fantômes, de vampires pour ancrer leurs angoisses, avec la satisfaction de savoir que ce n'est pas vrai. Mais on a affaire, ces dernières années, A une réussite éditoriale d'amplitude inégalée : cellede la collection Chair de poule chez Bayard, dont l'auteur unique est R.L. Stine, si apprécié outre-Atlantique qu'il y a eu une pétition pour modifier le nom de la fête traditionnelle d'Halloween en Goosebumps, en son honneur. D'autres éditeurs ont voulu profiter du créneau ouvert par Bayard : J'ai lu avec Peur bleue, Pocket avec Frissons, Rageot, Hachette avec des séries comme Panique au centre commercial ou Les frousses de Zoé, Gallimard avec les séries Panique ou Spookville. Bayard surenchérit avec Zone d'ombre, Vallée fantôme ou Polar gothique. Rien n'y fait : c'est Stine que réclament les enfants, et, s'il en reste un sur les rayons, c'est Stine qu'ils prennent.

Quel est le secret de cette réussite ?
Lassée de se faire moquer A cause de son caractère timoré, Carolyn étrenne un masque d'Halloween particulièrement hideux. Il fait son petit effet, mais le masque adhère A sa peau, elle ne peut s'en débarrasser (Le masque hanté).
Michael se dispute sans cesse avec sa soeur, elle lui a gâché son anniversaire. Il revit de façon répétitive le jour de son anniversaire, avec des variantes, mais une constante : sa soeur arrive toujours A le lui gâcher ! (L'horloge maudite).
Les Morris sont amateurs de sensations fortes, ils pénètrent joyeusement dans Le parc de l'horreur. Mais ils ne peuvent plus en sortir, ils sont condamnés A y tourner en rond.
Fanas de films d'horreur, des enfants sont invités A tester un parc d'attractions. D'abord enchantés, ils s'aperçoivent que les dangers sont réels et non fictifs (La rue maudite).
Diane et Stéphanie sont amies, elles adorent s'associer pour jouer A faire peur aux autres. Mais lorsqu'elles se joignet A la visite de la maison hantée, elles ont affaire A un vrai fantôme (Le fantôme décapité).
Jim est abonné A la revue Le mutant masqué, il devient un personnage de l'aventure, il doit affronter son héros (L'attaque du mutant). "Je levai la amin et examinai ma blessure... Ce n'était pas du sang ! Le liquide était noir comme la nuit. C'était de l'encre !"

Chaque livre est saturé de rebondissements, chaque chapitre s'achève sur un suspense, chaque nouveau chapitre s'ouvre sur une démystification. Les personnages sont eux-mêmes amateurs de ce genre d'histoires et jouent A se faire peur les uns aux autres. La taquinerie, souvent cruelle et de mauvais goût, use les nerfs d'un camarade plus faible qui se ridiculise en se faisant avoir. Cependant de fausse peur en fausse peur, on débouceh - dans les " meilluers " cas - sur une horreur qui ne se alisse pas démystifier.

Les Stine destinés aux lecteurs plus âgés, dans la collection Peur bleue de J'ai lu sont un peu plus consistants. La baby-sitter, notamment, fait intervenir un personnage de père psychopathe qui peut évoquer les romans de Mary Higgins Clark - qualité d'écriture en moins. On comprend que des romans destinés aux 9/10 ans ne fassent pas intervenir de psychopathes pervers, cependant le goût de la taquinerie ainsi poussé A l'extrême a quelque chose de pathologique.

La parallèle avec les romans A l'eau de rose (demandés, certes, mais par une minorité) est sans doute éclairant. La collection Cœur grenadine, chez Bayard toujours, remplit la même fonction que les Harlequin. Des adolescentes se sentent en porte A faux pour une raison ou pour une autre, et c'est A ce moment de vulnérabilité qu'elles font une rencontre amoureuse. "Une vie comme ça, je n'en ai pas envie" soupire Isoline évoquant le couple désuni de ses parents. (Une file en trop d'Anne-Marie Pol). "Désolée mais... après mon piano, je fais du baby-sitting" se défend Lisa, la trop bonne élève (Un duo d'enfer de Joanna Campbell). "Avec toi, je ne suis plusle même" s'étonne son ami, Peter, dans le même roman et, quand la dispute éclate entre les tourtereaux, Lisa ironise sur l'ego masculin. La réconciliation se fait "J'ai encore tant de choses A te dire."

On le voit, on a affaire A des personnages sans épaisseur psychologique, stéréotypés, interchangeables, A des situations répétitives. Les rebondissements tiennent toujours aux mêmes mécanismes : on ne s'attend pas A ce qui va arriver, mais on sait qu'on va être surpris. Et que la dernière fois, ce sera "pour de vrai". C'est au fond le mécanisme de Guignol où, pour les adultes, le spectacle est dans la salle...

Marie-Isabelle MERLET A



Chair de poule... Cette collection fait beaucoup parler d'elle : elle a été médiatisée, elle a été plébiscitée, mais elle commence A s'essouffler, elle a été A la mode dans les cours de récréation au même titre que les pogs, les tamagoshis et autres gadgets sans lendemain. Heureusement !

Pourquoi ? Parce que cette collection, qui est une série - avec tous les défauts inhérents au genre - s'appuie toujours sur les mêmes ingrédients pour faire monter la peur, le canevas est toujours le même dans tous les romans. L'imagination n'est guère sollicitée : un lecteur médiocre n'aura aucun effort A fournir pour suivre l'histoire, toujours écrite par le même auteur, américain qui plus est.

Bibliothécaires, c'est A nous de proposer d'autres titres, dans d'autres collections, chez d'autres éditeurs. Nos lecteurs ne s'y trompent pas qui, au bout de cinq ou six titres lus, viennent nous demander autre chose. Un Chair de poule peut être un livre-amorce, mais il faut vite dépasser ce stade et quitter le giron protecteur d'une "lecture-pantoufle" peu enrichissante.

Quant A Cœur grenadine, j'ignore délibérément cette collection racoleuse, traduction d'une série américaine, où nos jeunes lectrices ne se retrouvent pas. C'est de l'eau de rose distillée sans talent et qui dénote un véritable mépris de la psychologie de nos pré-adolescentes. Elles méritent mieux de la part de cette maison d'édition qui nous a habitués A un meilleur niveau de qualité.

Catherine CLERC A


Nicole CASIER, Marie-isabelle MERLET, Catherine CLERC
déc 1998
n°64 - page 33