Les Actes de Lecture n°64 éditorial du n°64 Les lecteurs des Actes sont nombreux A lire Le Monde Diplomatique. Et donc A avoir pris connaissance de la présentation que Dominique Vidal fait du Rapport mondial sur le développement humain pour 1998. Ça se développe ! Les dépenses publiques et privées de consommation ont doublé depuis 1995 et sont 16 fois plus importantes qu'en 1900 ; les pays en voie de développement ont parcouru, au cours des trente dernières années, autant de chemin que les pays industrialisés en plus d'un siècle. Est-ce que ça progresse ? En 1960, assurent les experts, les 20% de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches avaient un revenu 30 fois supérieur A celui des 20% les plus pauvres. En 1995, leur revenu était 82 fois supérieur. La fortune des 3 personnes les plus riches du monde dépasse le produit intérieur brut cumulé des 48 pays en développement les plus pauvres. La satisfaction des besoins essentiels de l'ensemble des populations des pays en développement (nourriture, eau potable, infrastructures sanitaires, éducation, santé, gynécologie, obstétrique) est estimée A 40 milliards de dollars par an, soit 4% de la richesse cumulée des 225 plus grosses fortunes mondiales. Les pays industrialisés comptent entre 7 et 17% de pauvres et les États-Unis, qui figurent en tête du classement des pays industrialisés selon le revenu moyen, sont aussi le pays où la pauvreté humaine est la plus courante. Les lecteurs des Actes sont nombreux A avoir lu le dernier ouvrage de Pierre Bourdieu, La domination masculine. "Je ne me serais sans doute pas affronté A un sujet aussi difficile, écrit-il, si je n'y avais été entraîné par toute la logique de ma recherche. Je n'ai jamais cessé en effet de m'étonner devant ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions soit grosso modo respecté, qu'il n'y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de 'folies' ; ou, plus surprenant encore, que l'ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis A part, quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles. Les dominés, poursuit Bourdieu, appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles. (...) La violence symbolique s'institue par l'intermédiaire de l'adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc A la domination) lorsqu'il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation A lui, que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui, n'étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle…" Les lecteurs des Actes, comme ceux qui y écrivent, ont le privilège d'appartenir, les jours pairs, A la fraction dominée de la classe dominante et les impairs, A la fraction dominante de la classe dominée, bref A cette couche moyenne fabriquée de toute pièce par les dominants pour se protéger des dominés. Peut-on imaginer que, dans une cinquantaine d'années, une sorte de procès bordelais de la collaboration de classes questionnera les survivants d'aujourd'hui pour savoir s'ils savaient, pour s'étonner qu'ils aient trouvé naturel l'ordre des choses, pour s'informer de leur entrée en résistance ? Certes, A un moment donné, les idées dominantes sont celles de la classe dominante mais on peut espérer comprendre comment s'est faite la domestication et comment s'opèrent contre elle les prises de conscience. A moins de croire qu'il y a naturellement des dominants et des dominés, on pensera (ou non ?) que la relation de domination est de nature économique dans l'appropriation par quelques-uns des moyens de production et qu'elle se construit sur la possibilité d'acheter la force de travail, même si, au niveau mondial, elle revêt simultanément des formes encore plus primitives par la mise au pillage des ressources naturelles. A moins de croire qu'il y a naturellement des races inférieures, un sexe inférieur, des âges et des vies humaines inférieurs, on pensera (ou non ?) que ces relations objectives de domination ont parti lié avec la domination économique dont elles sont souvent la conséquence mais qu'elles ont toujours pour fonction de masquer. A moins de croire que 9 individus sur 10 aspirent A la misère et A l'oppression, on peut penser que les dispositifs d'imposition de la domination doivent être particulièrement violents. Ils le sont. Ils rêvent de n'avoir pas besoin de l'être. Que faire pour que le dominé ressente la nécessité de sa domination ? La violence symbolique, écrit Bourdieu dans Réponses (1992) est "cette forme de violence qui s'exerce sur un agent social avec sa complicité" ou "pour dire les choses plus rigoureusement, les agents sociaux sont des agents connaissants qui, même quand ils sont soumis A des déterminismes, contribuent A produire l'efficacité de ce qui les détermine dans la mesure où ils structurent ce qui les détermine. Et c'est presque toujours dans les ajustements entre les déterminants et les catégories de perception qui les constituent comme tels que l'effet de domination surgit." "Les intellectuels, poursuit-il, sont sans doute parmi les plus mal placés pour prendre conscience de la violence symbolique (notamment celle qu'exerce le système scolaire) parce qu'ils l'ont eux-mêmes subies plus intensément que la moyenne des gens et parce qu'ils continuent A contribuer A son exercice." Même si les lecteurs des Actes ne font majoritairement pas l'économie d'un engagement plus général pour que survienne un "accident historique" qui mettrait fin A la fin de l'histoire, leur engagement particulier les conduit A poursuivre l'analyse des enjeux de l'entreprise éducative qu'illustrent au quotidien les positions majoritaires de ses acteurs et de ses théoriciens. Ce qui est au cœur des batailles sociales autour de l'école et des affrontements pédagogiques dans l'école depuis deux siècles concerne bien le souhait (ou la crainte ?) que le dominé ne dispose, pour penser sa relation au dominant (donc A la domination) que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui ne sont que la forme incorporée de la relation de domination, laquelle va apparaître alors comme naturelle. Lorsque le mouvement ouvrier au 19ème siècle lutte pour qu'il n'y ait pas de formation intellectuelle sans participation A la production, ce n'est pas pour investir dans les méthodes actives mais pour que les instruments de connaissance se forgent dans la lutte collective contre la relation de domination qui a sa source dans les rapports sociaux de production. Quand Jules Ferry s'engage A fermer l'ère des révolutions en enfermant dans l'école la transmission de ce qu'il n'est pas permis d'ignorer pour être ensuite producteur et citoyen, il prend le parti inverse de soustraire provisoirement les dominés au principe de la domination économique, le temps d'échanger les quelques connaissances qui permettent de vendre sa force de travail contre l'incorporation de la relation de domination en ajustant les déterminants et les catégories de perception qui les constituent comme tels. S'assurer que leurs instruments de connaissance seront ceux des dominants. Et ils le seront puisque ces outils intellectuels pour penser le monde ne se construiront pas dans la confrontation au monde mais dans la transmission directe des outils dominants ou dans la confrontation A une simulation du monde élaborée A travers les outils dominants. Cette opposition de deux écoles structure le champ de l'éducation au bénéfice quantitatif de la domination. D'un côté, l'école pour le peuple, l'école de la République, l'école libératrice, l'école de l'égalité des chances, l'école de la réussite individuelle ; de l'autre, l'école du peuple, l'école de la Commune de Paris, l'école émancipée, l'éducateur prolétarien de Freinet, l'école de la promotion collective. Cette violence symbolique qui s'institue par l'intermédiaire de l'adhésion que les dominés ne peuvent pas ne pas accorder au dominant puisqu'ils appliquent, pour penser les relations de domination, des catégories construites du point de vue des dominants, cette violence symbolique, ou plus exactement le renforcement de son institution, se lit aisément aujourd'hui dans les propos majoritaires, sinon unanimes, sur l'éducation. La question de la fermeture de l'école, la pédagogie du projet dévoyée en projet d'étude ou de motivation pour être mieux combattue, le souhait pour le 21ème siècle de faire de l'enseignant le fédérateur des temps de vie de l'enfant, tout cela relève de la même volonté : empêcher que les instruments de connaissance se forgent dans la confrontation directe avec les effets des rapports sociaux de production. Affirmer, A l'inverse - mais qui le fait encore ? - que la formation intellectuelle n'est pas séparable de la production, ce n'est pas nier la nécessité de l'existence d'une école, c'est affirmer qu'une éducation A la liberté, A l'égalité, A la fraternité, une éducation qui a pour objet d'abolir l'assujettissement ne peut se développer que si les instruments de connaissance se forgent dans la confrontation avec la réalité qui porte cette domination. L'actualité récente fourmille en exemples de ce refus. Il est intéressant de réfléchir A ce qui est dit par les experts de l'éducation A la citoyenneté dont il urgerait de repasser une couche et A ce que disent les lycéens sur ce qu'ils ont appris en organisant (produisant) leurs grèves. On mesure alors combien l'institution de la violence symbolique pour rendre naturelle la relation de domination enferme la formation intellectuelle dans les eaux froides de la médiocrité impuissante. On comprend mieux cet avertissement de Marx : "Si la bourgeoisie et l'aristocratie négligent leurs devoirs envers leurs descendants, c'est leur affaire. L'enfant qui jouit des privilèges de ces classes est condamné A souffrir de leurs propres préjugés." en mesurant ce que les hommes oppriment d'eux-mêmes pour répondre au modèle de la domination masculine ou A quelle aliénation de sa liberté consent un peuple lorsqu'il entreprend d'en opprimer économiquement un autre. Le projet de réussite individuelle fonctionne sur l'adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant. La promotion collective est une mise en cause de la domination. Et la formation intellectuelle, ce qui résulte de la production pratique de cette mise en cause. |
Jean FOUCAMBERT |