La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°64
décembre 1998
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Lire au cycle 2
D'une recherche A l'autre
De 91/94 l'apprentissage de la lecture par la voie directe A 97/2000 les usages experts de l'écrit au
cycle 2
La recherche commencée en 91 vient de s'achever après
avoir suivi une cohorte de 76 élèves depuis la grande
section jusqu'A l'évaluation nationale de CE2. Un nombre
considérable d'informations ont été recueillies
A partir des outils que nous avons élaborés pour
accompagner l'évolution des apprentis lecteurs. Le traitement de
ces données a conduit A deux publications : l'une sous
forme d'une thèse de doctorat soutenue par Roland Goigoux,
l'autre, sous forme de rapport de recherche pour l'INRP. Ces documents
partagent les mêmes analyses et bon nombre de conclusions, sauf
autour d'un point passionnant aussi bien sur le plan théorique
que pratique.
Les travaux sur la lecture se développent autour d'un postulat
selon lequel, puisque les unités du code graphique correspondent
approximativement et selon un certain nombre de règles complexes
aux éléments du code phonologique, l'enseignement de la
lecture doit prendre activement et très tôt en charge
l'acquisition de ce système de correspondance pour que l'enfant
puisse être rapidement autonome face A l'écrit. Le
seul fait que ce postulat soit hégémonique rend
impossible toute tentative d'en vérifier la validité. En
effet, ce qu'on observe avec des enfants en train d'apprendre A
lire, c'est ce qu'ils sont parvenus A faire avec ce qu'on leur a
enseigné et certains élèves y réussissent
mieux que d'autres. Mais rien ne permet de décider si on a
raison ou tort de construire l'enseignement de la lecture autour de ce
principe puisqu'on n'a pas d'observations méthodiques d'enfants
apprenant autrement.
Pourtant il existerait au moins deux raisons pour aller y voir de plus près :
- d'une part, la médiocrité des résultats
relevés A l'entrée en sixième,
médiocrité qu'on ne peut expliquer par la
médiocrité des élèves ou des maîtres.
- d'autre part, le constat que font certains spécialistes qu'on
ne sait pas expliquer comment les enfants passent de cette voie
grapho-phonologique (ou indirecte) A la voie orthographique
(directe) qui est celle de l'usage expert. On pourrait s'accommoder de
ce mystère si beaucoup réussissaient ce passage mais
c'est loin d'être le cas.
Si bien qu'en 1991, nous nous sommes lancés dans une recherche
avec des cycles II pour tenter de forger des pratiques
pédagogiques dont l'objectif consisterait A faire
emprunter, dès le début, la voie orthographique. Sans
parler même de la difficulté de créer cette
approche nouvelle, nous nous sommes trouvés confrontés
A d'autres questions :
- est-il légitime de proposer A égalité les
deux entrées dans l'écrit alors que l'une semble, dans
l'immédiat, plus accessible et plus facilement utilisable que
l'autre ? - n'est-ce pas laisser l'initiative A celle qui
permet, comme on dit, de tout lire dès qu'on a acquis le
mécanisme et les bases de la correspondance entre l'oral et
l'écrit ?
- par un artifice pédagogique, ne serait-il pas
préférable d'interdire l' accès A la voie
'facile' le temps que la voie 'difficile' s'établisse, ne
serait-ce que pour garantir réellement ce double usage ? Mais
dans ce cas, quel intérêt y a-t-il A enseigner la
voie grapho-phonologique qui, sous la forme où on l'enseigne, au
démarrage, doit être abandonnée ?
VoilA ce qui fut l'ordinaire de notre réflexion et de nos passages A l'acte.
Trois ans plus tard, nous disposions d'une masse importante
d'informations sur la manière dont s'était
déroulé, auprès de 17 enseignants, l'apprentissage
de 76 enfants :
- Pour moitié d'entre eux, ces élèves ont
bénéficié d'un enseignement entièrement
consacré A la rencontre de l'écrit par la voie
orthographique donc sans introduction des procédés
permettant sa traduction préalable en oral.
- L'autre moitié se partage entre ceux qui ont reçu un
enseignement traditionnel autour des lettres et des sons et ceux pour
qui cet investissement a eu lieu, sans être
présenté comme ce qu'il convient de faire pour lire mais
comme moyen de décider entre plusieurs mots possibles ou de
débloquer une situation.
- En d'autres termes, pour 3 élèves sur 4, l'intervention
pédagogique visait l'exercice d'une seule voie (soit la voie
orthographique, soit la voie grapho-phonologique), pour le dernier
quart, l'intervention visait l'exercice des deux voies en donnant
néanmoins priorité au système orthographique.
Il ressort du traitement de ces données une multitude
d'événements statistiques dont je retiendrai trois faits
significatifs :
- la voie grapho-phonologique et la voie orthographique coexistent
dès le début de l'apprentissage et la "puissance" de
l'une ou de l'autre semble essentiellement un effet de la
méthode pédagogique.
- il est acquis qu'on peut apprendre A lire sans enseignement de
la médiation phonologique et sans l'apprentissage d'un
mécanisme de correspondance entre l'oral et l'écrit.
- on constate un effet retard pour les pédagogies de la voie
orthographique par rapport A celles de la voie
grapho-phonologique sans qu'il soit possible de décider si ce
délai supplémentaire est lié A la
complexité de ce que l'enfant doit mettre en place ou A
l'immaturité, voire l'incertitude, des techniques
pédagogiques que nous avons utilisées.
C'est sur ce dernier point qu'il nous semble désormais nécessaire de travailler.
Six classes avaient opté pour l'exclusivité de la voie
orthographique. Au terme du cycle II, un effet retard est très
net pour deux classes où les résultats restent
inférieurs et il existe aussi, mais de manière
atténuée, pour deux autres classes. En revanche, les deux
dernières classes sont celles qui obtiennent, et de très
loin, les meilleurs résultats de l'ensemble de
l'échantillon. Ce qui suggère que cet effet retard n'est pas une fatalité mais la conséquence d'un mode d'intervention pédagogique A l'intérieur du choix de travailler exclusivement sur la voie orthographique.
L'hypothèse est donc qu'il vaut mieux prendre le temps et/ou les
moyens d'enseigner directement la voie orthographique plutôt que
de commencer par la voie grapho-phonologique dans la mesure où,
si cette voie grapho-phonologique apporte des solutions
immédiates A un niveau rudimentaire, elle risque de
dispenser de nombreux élèves de développer les
stratégies expertes, plus difficiles A construire mais
plus efficaces A terme. L'ensemble des résultats
suggère que cette hypothèse est loin d'être
infondée et qu'il n'est même pas assuré que cela
demande davantage de temps. Il faut donc aller y voir
pédagogiquement de plus près : Les questions A
creuser tournent autour d'un seul sujet : l'effet retard provient-il
d'une mise en œuvre insuffisante de l'enseignement de la voie
orthographique ? Peut-on (et comment ?) améliorer
l'efficacité et la spécificité du travail sur
cette voie ?
C'est A ces questions que la nouvelle recherche va tenter de répondre.
Au cours de celle-ci, il appartiendra aux équipes de mettre l'accent :
- sur le travail avec des textes produits A travers une "écriture" et non une transcription de l'oral,
des textes résultant de la confrontation entre une intention de
dire et la nécessité de le faire A travers un
outil (l'écrit) qui permet l'exercice d'un mode de pensée
spécifique. La lecture est ainsi la découverte de ce qui
s'est produit pendant l'écriture (par opposition, le
déchiffrage serait la reconstitution de ce qui s'est
passé pendant la transcription). Cette vigilance sur la
qualité de l'écriture ne devrait pas privilégier
la fiction ou la littérature mais tout texte dont l'objet
n'avait pas d'existence avant le travail qui l'a produit. Il s'agira de
choisir les textes sur lesquels vont travailler les débutants
avec le même soin que le professeur de lettres : en tant que
produits d'un travail d'écriture que la lecture doit
dévoiler.
- sur la leçon de lecture conçue comme
l'exercice collectif de ce qui est A l'œuvre dans chaque
lecture particulière. La leçon de lecture, avec des
débutants, a la même fonction que l'étude de texte
avec des étudiants. Il s'agit toujours de découvrir le
(un) fonctionnement de cet objet qui est le texte dans ses rapports
A d'autres textes. C'est selon le principe de base de tout
apprentissage linguistique, par le message qu'on accède au code,
et non l'inverse, et le message, A l'écrit, c'est le
texte. En d'autres termes, la leçon de lecture du texte devrait
être un moment collectif avec prises de notes qui alimenteraient
des moments réflexifs sur l'activité de lecture et,
A travers eux, sur le fonctionnement du code graphique dont le
texte procède.
- sur l'écriture voulue, dès le départ,
comme un travail de production d'un "non déjA
pensé". Ce qui semble essentiel ici, c'est ce travail de
transformation d'un objet en train de naître et non
l'accumulation primitive d'un matériau dont on sait bien,
statistiquement, que les 2/3 disparaîtront avant
achèvement. Il semble pourtant que l'école procède
plutôt A l'envers, en accordant beaucoup d'importance
A la réunion des éléments initiaux, sous
prétexte que ce serait A travers eux que l'enfant
s'exprimerait, le travail ensuite visant A améliorer ce
donné en le faisant correspondre aux normes habituelles de
l'écrit. Notre hypothèse est inverse : c'est dans le travail sur le matériau
que se construit et s'exprime le point de vue de l'enfant, le
matériau n'étant qu'un vaste donné plus ou moins
collectif et socialisé sur lequel tout reste A faire.
C'est ce travail, cette réécriture, qu'il faut apprendre.
- sur l'activité de linguiste qui accompagne tout apprentissage linguistique
même si, lors du premier apprentissage de la langue maternelle,
cette activité n'aboutit pas complètement A une
conscience explicite du système de la langue. Dès la
rencontre d'un second système linguistique (c'est le cas
si l'écrit n'est pas présenté comme un double de
l'oral A travers une convention de notation), le décalage
apparaît entre message et code, créant les conditions
d'une activité linguistique explicite. Un système
linguistique se rencontre, non A travers sa manière de
correspondre A un autre système, mais par les messages
qu'il permet de produire (écriture) et de traiter (lecture).
C'est donc A travers une activité réflexive sur
les stratégies de lecture et d'écriture que les
caractéristiques du système d'écriture vont
être rencontrées, isolées et progressivement mises
en système. C'est ainsi que s'exerce et se développe la
conscience graphique (pour l'écrit) qui, avec la conscience
phonologique (pour l'oral) et l'expérience d'autres
systèmes (langues étrangères), nourrit et fait
évoluer une conscience linguistique générale,
laquelle est un aboutissement non un point de départ
- sur un travail méthodique d'exercice et
d'entraînement des compétences techniques A
l'œuvre dans l'usage de l'écrit. Nous faisons
l'hypothèse que cet usage expert ne vient pas tout seul A
l'issue d'une fréquentation assidue des textes. Cette
fréquentation est indispensable mais les compétences
qu'elle requiert doivent être systématisées,
c'est-A-dire intégrées dans un système
cohérent et flexible, et, pour certaines,
entraînées, automatisées. Ainsi en est-il
probablement de tout ce qui touche A l'accès au lexique,
A la maîtrise des structures de la phrase et du texte, aux
capacités d'anticipation et de vérification, A la
lecture par empans, etc. La question sous-jacente A cette
systématisation porte sur la prise d'autonomie de l'apprenti
devant l'écrit. A quel moment cessera-t-il d'avoir besoin
d'une aide extérieure pour comprendre le sens d'un mot nouveau ?
Les mots nouveaux ne se comprennent jamais tout seuls et leur
signification se cerne progressivement dans des contextes successifs,
souvent précisés par les tiers. Les mots se comprennent
grâce aux autres mots, aux autres gens. Être capable de
prononcer un mot inconnu ne rend en aucune manière autonome
devant un texte. L'autonomie passe par un tout autre savoir qui
provient de traitements internes sur le message et non de traduction
vers un autre système. C'est ce savoir qu'il faut aider A
développer et qui est l'objet même de ces moments de
systématisation qu'il nous faut mettre au point. C'est ce savoir
que n'exerce pas la pédagogie de la voie grapho-phonologique et
ce en quoi elle tourne le dos A un apprentissage linguistique en
proposant d'abord le chemin d'une autonomie externe. Au fond, nos
efforts pourraient se résumer ainsi : comment aider l'enfant,
dès le début, dans le fonctionnement de cette autonomie ?
VoilA les grands axes de cette recherche dans laquelle nous nous
lançons. Tout cela est plus facile A dire qu'A
faire… et le fait différera heureusement du dit ! Si on
devait extraire de tout cela une seule idée c'est que l'apprenti
lecteur est d'abord un lecteur qui apprend, et qui apprend en faisant
ce que fait un lecteur devant un texte. L'accompagnement
pédagogique consiste alors A lui apporter toutes les
aides pour qu'il puisse faire ce qu'il ne parvient pas encore A
faire seul. A