La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Lire au cycle 2
Des textes et des pratiques

Dépasser la séduction et devenir lecteur expert


"Je ne vais quand même pas tous les lire ! Je fais comment pour les choisir ? Parfois, j'en vois qui me plaisent mais ça ne suffit sûrement pas !"
Rencontre avec Fabienne, PE2 A l'I.U.F.M.

1 ) Coups de cœur, partages et connivences
Pour les rencontrer la première idée est de fréquenter les endroits où ils sont. Mais, ils y sont souvent si nombreux que le débutant se demande : par où "attaquer"? Inutile d'en chercher un qui soit drôle, beau, de compagnie agréable, celui dont on ne se lassera pas facilement. Tout expert peut affirmer qu'un seul ne comblera jamais toutes les espérances...
A la bibliothèque, A la B.C.D. ou A la librairie ou encore au salon du livre, ils y sont par milliers et c'est lA que débute la quête. Que rechercher ? Quel projet fait arriver dans cet univers ?
Les occasions de recherche de livres sont multiples, A condition de penser la littérature comme la compagne incontournable de chaque instant éducatif. Le livre documentaire est souvent associé A la démarche pédagogique, on accepte tout naturellement son apport encyclopédique et ses références scientifiques ou historiques mais on ne donne pas toujours sa place A la fiction, dans la construction de l'enfant. Les histoires seules ne suffisent pas, elles sont un moment, une étape. Le pouvoir du texte, de l'illustration, de la matérialité du livre participent aussi A la construction de l'individu. Sinon pourquoi le livre dont l'histoire est connue, serait-il repris si souvent par le jeune lecteur ? Il doit bien exister quelque chose au-delA de l'histoire puisque lorsque l'histoire est connue, le livre ne perd pas de son attrait.

Un enseignant au sein de son école peut trouver de nombreuses occasions de recourir A des livres, en dehors même de l'activité de lecture en classe. Associer la littérature jeunesse A chaque manifestation de l'école est une motivation pour l'adulte pour chercher des titres qui pourraient venir éclairer les propos. Lors de la semaine des parents, l'école organise une rencontre parents/enseignants autour du thème de la citoyenneté. De nombreux livres ont paru sur le sujet, mais au-delA des ouvrages documentaires, bien ciblés sur la formation du jeune citoyen, il est utile d'associer des livres de fiction. dont les auteurs sont incontournables : Bougeon avec Cousin Ratinet, Douzou et les petits bonshommes sur le carreaux, Léo Lionni et l'éternel Petit bleu, petit jaune, Ponti avec Okilele, Solotareff et le diable des rochers... Regards d'auteurs sur les différences, la pauvreté, l'acceptation de l'autre. Quand on prend des distances avec la réalité quotidienne, on la comprend différemment
Ces livres sont intimement liés A la manifestation, ils deviennent la référence dans les réunions de l'école, les clins d'œil et les connivences entre les membres d'un groupe. Les livres inconnus de certains leur deviennent familiers.
Les visites A la librairie ont alors un but et le dialogue peut s'engager avec des professionnels du livre. L'écoute des premières visites devient rapidement un échange quand chacun apporte les références de ses découvertes.
La fréquentation de la B.C.D. de l'école avec les élèves révèlent les favoris des enfants. Ressources insoupçonnées qui, si on les prend comme départ de réseau, vont engendrer d'autres trouvailles. Pour animer la B.C.D. on demande aux enfants d'un groupe ou d'une classe de partir d'un livre qu'ils connaissent très bien et qu'ils aiment. Ce livre sélectionné, ils recherchent A la B.C.D. d'autres livres qui ont au moins un point commun avec le favori. soit par le titre, l'auteur, le thème mais aussi par les procédés d'écritures, les couleurs ou les formes de l'illustration. Les choix ne sont pas ceux de l'adulte, ils ont l'intérêt de sortir des livres des étagères ou des caisses et de porter un autre regard sur eux. Ce choix de livres est exposé et mis en valeur pendant une petite période dans la B.C.D., juste le temps de mettre en circulation des inattendus, des oubliés. Ceux qui, deviendront, peut-être, des favoris.

C'est certainement A plusieurs qu'on arrive A se retrouver dans la culture de l'écrit. Rejoindre ou former un groupe de réflexions sur la lecture, prendre l'habitude de faire part de ses coups de cœur aux autres, est un moment de la découverte de la littérature jeunesse. Il faut accepter de se laisser séduire pour commencer, en sachant que c'est peut-être nager dans l'illusion : l'éditeur et l'auteur s'emploient A faire fonctionner tous les moyens pour plaire et tenter.
Ces situations sont autant de rencontres possibles, contrôlées ou non, favorisant les élans de sympathie ou de répulsion pour des écrits différents. Pour le moment, on reste dans la passivité de celui qui subit, qui se laisse faire, qui accepte ou refuse le choix des autres, qui interroge les possibles
L'habileté, acquise par l'expérience, caractéristiques des experts peut débuter avec ces appropriations.

2 ) Raison, recherche et expertise
Fabienne s'en doute intuitivement, un coup de cœur ne suffit pas, il y a certainement autre chose A faire et sa formation A l'I.U.F.M. lui donnera peut-être des outils pour aller plus loin.
Cet autre regard, qui transporte dans le monde de l'écrit, cet univers linguistique si particulier, cette fameuse "aventure de l'écriture", existe-t-il des repères pour mieux l'appréhender ? Après avoir lu le livre, quelle nécessité y a-t-il A retrouver la phrase exacte ou l'expression qu'il est impossible de transmettre autrement que par les mots de l'auteur ? le détail du dessin qui oblige A ouvrir le livre A la bonne page ? la dédicace de début de livre qui entraîne vers un autre livre, un autre auteur, un autre domaine culturel ? Aucune ? Alors seule l'histoire a séduit, flirt sans conséquence, on peut passer A autre chose. Mais, si le champ culturel semble s'ouvrir il est temps de s'emparer d'outils pour l'expertise.

Au delA de la fiche signalétique d'un ouvrage : auteur, illustrateur, éditeur, date de parution et titre original pour les traductions, chaque élément doit offrir une ouverture permettant de tisser peu A peu, d'abord avec les livres coup de cœur puis avec les autres, une connaissance de la littérature jeunesse. Pour entrer dans le monde des auteurs et des illustrateurs, les maisons d'éditions proposent des catalogues qui révèlent bien des aspects de l'être humain derrière les pages imprimées. Il en faut de l'humanité pour faire un livre !

Un des moyens de s'approprier un texte est de le recopier dans le logiciel ELMO International. Avant même que celui-ci nous offre toutes ses analyses de comptages, dictionnaires et occurrences, le passage par la frappe du texte nous fait entrer au cœur de l'écriture. Par l'anticipation, l'envie prend souvent d'écrire un mot, mais en vérifiant dans le texte, on constate que l'auteur en a mis un autre, et c'est souvent celui-lA qui donne la couleur ou la tonalité irremplaçable. Ces moments de dactylographie donnent une première compréhension de l'écriture. Le texte peut maintenant être imprimé, il est possible de mettre sa propre trace d'écrits autour de l'écrit. Un surligneur, un stylo sont les outils indispensables pour entourer les champs lexicaux, les reprises, les symétries dans l'écriture, les effets de boucle ; pour flécher A l'intérieur du texte les fils tissés d'un bout A l'autre ; pour renvoyer A des lectures personnelles ou A d'autres écrits qui font penser A cet écrit particulier. Celui-ci n'est plus isolé dans une multitude d'autres mais s'associe, répond, s'oppose et prend sa place dans un système qui trouve sa cohérence. Retrouver la construction, les moyens employés, en liaison avec les illustrations ou la mise en page, livre ouvert A côté pour ne pas séparer l'indissociable.

Ces quelques voies ouvertes sur la découverte et la compréhension de la littérature jeunesse sont des parcours personnels. Ces démarches sont-elles reproductibles, transmissibles ? En croisant les expériences, on peut affirmer qu'elles sont possibles, généreuses et qu'elles créent un désir de partages raisonnés et actifs. A

Dominique Saitour