La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Lire au cycle 2
Cher Gilles


Cher Gilles,


Je rentre de la classe-lecture que nous avons organisée A Margny-lès-Compiègne avec de nombreuses questions concernant la partie "théorisation" de la leçon de lecture. Nous avions choisi le texte joint - que tu trouveras en annexe - en raison des intentions principales suivantes : aider les élèves de CP, comme nous y incitent les Instructions Officielles, A prendre la langue comme objet d'étude ; ici, la langue écrite avec ce qui la caractérise et la différencie de l'oral :
- la ponctuation, signes muets mais tellement signifiants ;
- la construction du texte qui n'énonce pas directement les choses, ne les énumère pas chronologiquement, mais tente de faire entrer le lecteur dans une attitude active, comptant sur la combinaison de ses réminiscences et de ses attentes pour qu'il s'engage dans l'élaboration d'un sens que l'écriture travaille ;
- la sollicitation de ses réactions, ses idées, ses questions dans la multiplicité et la complexité de leur état, la simultanéité de leur apparition que le langage est contraint de présenter dans une certaine linéarité.

Nous souhaitions aussi, A travers ce texte, convoquer des textes connus, contes et récits qu'ils avaient travaillés, rappeler en les sortant de leur contexte les expressions qui leur sont propres, celles qui, par leur évocation, font resurgir l'univers d'écriture qui les contient (Haut les mains ! Loup y es-tu ? Que fais-tu ? Ouah ! Morts de peur...), les constructions particulières, tellement signifiantes elles aussi (Il était une fois... paragraphes, chapitres, lignes, colonnes...) sans oublier que la langue est polysémique, que l'écriture "parle avant nous" et que ce qu'elle "nous raconte, même chez le plus naturaliste des romanciers, c'est sa propre aventure, ses propres sortilèges" comme l'écrit Claude Simon. C'est bien sûr tout cela que nous voulons enseigner parce que, toujours pour citer Claude Simon, nous n'imaginons pas développer la lecture autrement qu'autour de textes présentant "un engagement de l'écriture, qui, chaque fois qu'elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l'homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure A changer celui-ci."

Bien ! Nous avons donc écrit un texte et cela nous a pris déjA pas mal de temps mais nous étions plutôt satisfaits du résultat imaginant avec plaisir les débats qu'il allait provoquer grâce A tout ce que les enfants allaient reconnaître et relier A leurs propres expériences et A l'expérience commune, A tout ce qu'ils allaient demander comme précisions qui nous permettrait de les accompagner plus loin sur le chemin de la maîtrise d'un langage qui ne dit pas le vrai mais "reflète le jeu étrange des rapports entre les choses", A tout ce qui allait nous apparaître encore trop loin de leurs préoccupations, hors de leur portée mais auquel ils allaient être sensibilisés préparant les cadres et les contenus du travail A venir.

Pour agrémenter la présentation du texte, pour éveiller le désir des enfants, leur donner une raison supplémentaire de le conserver, le ranger avec le même intérêt qu'ils classent les récits qu'ils aiment, nous avons soigné la mise en page, la mise en texte, nous avons inclus des illustrations... et franchement nous étions fiers du résultat en nous disant que le temps investi n'était pas perdu car il nous garantissait plusieurs jours de travail.

Immédiatement, les enfants ont fait un lien entre le titre "Ceux qu'on n'entend pas..." et les illustrations. Ceux qu'on n'entendait pas c'étaient le loup (un renard, en fait) et la poule. Nous avons eu du mal A leur faire imaginer autre chose et, jusqu'A la fin de la séance, ils n'ont pas démordu : ceux qu'on n'entend pas c'est le loup... la poule... Ils sentaient bien que ça ne nous convenait pas mais ils n'avaient rien d'autre A proposer aussi répétaient-ils toujours la même chose avec de moins en moins d'assurance, de plus en plus de regret, baissant la voix un peu plus. Ce qui, au bout du compte, nous a bien fait rire nous qui étions sûrs d'avoir produit un texte lumineusement clair !

Nous avons fait de cet événement le premier point de théorisation en proposant cet éditorial dans le journal du lendemain :

Bien nous en a pris. Au début, interloqués, les enfants nous ont regardés sans mot dire. On sentait qu'ils faisaient secrètement le rapport entre ce dessin et ce qui s'était passé la veille, qu'ils se reposaient en eux-mêmes la question : "C'est qui ceux qu'on n'entend pas ?". Ils allaient du titre A la réponse introuvable, sentant bien qu'il fallait exclure la possibilité du loup et de la poule. Si tu avais entendu la réprobation générale lorsque l'un d'eux, imprudent étourdi a cru bon revenir aux deux animaux ! Mais ils étaient tous au même point que la veille. Nous avons alors parlé de la rapidité avec laquelle ils avaient associé titre et illustrations insistant sur le peu de fiabilité d'un tel processus.

LA, nous étions contents pour plusieurs raisons :
- d'abord parce que nous avons souvent dit que la théorisation, dans sa première phase, était un moment où on revenait sur les processus qui avaient permis de faire du sens, les indices qu'on avait pris, croisés pour mieux "comprendre".
- ensuite parce qu'un enfant ayant remarqué que le titre était en gras comme les lignes "où y'avait la réponse" ça nous a permis d'évoquer l'importance de la typographie dans la construction de sens.
- enfin parce qu'alors que certains enseignants (qui assistaient A la leçon) pensaient que ça "avait raté" puisque les enfants n'avaient pas répondu juste A la question on a pu débattre autour du fait qu'en réagissant comme ça, les enfants nous avaient posé un problème sur lequel il nous fallait revenir et que c'était bien plus fructueux qu'une bonne réponse fournie par un ou deux élèves et sous laquelle les autres se seraient rangés. Alors que ce texte était construit pour intéresser les enfants A "l'aventure de l'écriture", eux, nous avaient envoyé comme signal qu'ils s'intéressaient davantage A "l'écriture de l'aventure", les personnages, les actions... Bonne raison pour en reparler. Du même coup, cette anecdote donnait tout son sens au journal quotidien, ce circuit-court qui permet un retour réflexif sur la vie du groupe, ses relations sociales, sa manière d'apprendre, ses bilans etc.

Mais la suite est moins satisfaisante et c'est pour ça que je t'écris tant je reste impressionnée par la séance de théorisation A laquelle j'ai assisté dans ta classe, le mois dernier. Qu'aurait-il fait A notre place, voilA ce que je me demande dans ce train du retour. Ce soir, il me semble que je n'ai rien compris A ce que nous mettons sous le terme de théorisation ou alors que je n'ai pas compris la même chose que toi et ce que j'ai fait faire aux enfants a beau avoir donné l'impression que ça avait marché ça m'a semblé mécanique, aussi répétitif qu'un exercice de Bled alors qu'il me semblait que tes élèves n'entraient pas dans une application, un automatisme mais dans la construction d'un système qui devenait de plus en plus cohérent et touchait aussi bien aux éléments de la langue qu'aux moyens de leur articulation : je veux parler d'écriture.

Je vais essayer d'être claire devant cette maudite page blanche en sachant que, comme l'écrit Claude Simon (c'est un petit livre que j'ai acheté juste avant de partir et que j'ai lu A l'aller c'est pour ça que je l'ai encore sous la main) : "lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté A deux choses : d'une part le trouble magma d'émotions, de souvenirs, d'images qui se trouve en moi, d'autre part la langue, les mots que je vais chercher pour dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser." (*)
Donc, lorsque nous sommes arrivés dans cette classe que nous ne connaissions pas, nous avons tout de suite essayé de savoir quel était l'horizon d'attente des enfants, ce qu'ils espéraient de nous. Ils nous ont rassuré (se rassurant eux-mêmes) en nous renvoyant bien nos missions respectives : ils étaient en classe-lecture ce qui signifiait qu'ils allaient lire et que nous allions leur apprendre. Bon ! ce n'était pas trop mal puisque notre texte parlait d'écriture et de la prise en compte de tous ses éléments pour faire du sens. Nous avons fait un petit travail classique A savoir évoquer les représentations sur l'acte de lire, sa fonction, ses supports, les démarches que ça supposait et nous avons noté tout ça sur nos fameuses nappes !
La séance suivante, après un bref rappel, nous leur avons distribué le texte et tout de suite nous avons essayé de recueillir leurs attentes spontanées : "c'est une histoire !" ont-ils dit ne quittant pas du regard ce renard et cette poule qu'ils associaient déjA dans de possibles aventures. Nous avons noté cette remarque.
Comme ils sont en début de CP, nous avons d'abord essayé de voir comment ils regardaient ce texte. L'un d'eux a tout de suite parlé du titre : "C'est quoi le titre ?" Nous avons noté cette deuxième remarque. Ça nous a donc pris du temps de dénouer ce titre des maudits animaux que nous avions juste mis lA pour décorer. Comme ils y tenaient nous avons marqué : "Ceux qu'on n'entend pas c'est la poule, le renard."

Donc, après avoir bien bataillé avec ce "Qui sont ceux qu'on n'entend pas ?" les enfants étaient fatigués, nous, un peu dépités, alors on a lancé une recherche sur la phrase ou les phrases où pouvaient se cacher les fameux "muets". Ils ont trouvé loup (nous qui leur disions que c'était un renard), puis renard. Pour la poule ils ont eu davantage de mal jusqu'A ce qu'un groupe tombe sur "quelque chose qu'était la même pareille" A savoir Poulerousse. Ca nous a permis de discuter de la majuscule et de la formation du nom de l'héroïne. Tu imagines l'aubaine ! On a cherché d'autres exemples (Chaperon Rouge, Barbe-Bleue...) et, comme ces élèves sont familiers de Ponti on a exploité le filon. Ah ! il y en avait des choses écrites autour de la nappe et grande devenait la liste des exercices en perspective. Mais toujours pas de réponse A ce que suggérait le titre.

C'est alors que nous avons eu l'idée de poser autrement la question. Drôle d'idée quand on y repense. On leur a demandé A quoi on voyait que quelqu'un parlait dans un texte. Peut-être qu'alors, par déduction, on comprendrait qui ne parlait pas. Mauvaise pioche. Depuis le travail sur "Paulo", les mômes étaient habitués A relever les marques du dialogue. Et c'était parti ! Tout y est passé : les tirets, les guillemets, les italiques, les points d'interrogation, les points d'exclamation, de suspension... C'est vrai qu'elle était devenue jolie notre nappe et de plus en plus fertile en exercices !

Le lendemain était jour de théorisation et la nappe avait belle allure. Nous leur avons proposé deux activités :
1. Refaire la genèse de la lecture de la veille. Comme nous avions numéroté leurs interventions, ils ont facilement retrouvé l'historique de la séance précédente et quelques coquins se sont mis A poser la question (en nous singeant) : "C'est qui qu'on n'entend pas ?" Alors, le rire en coin ils ont répondu en laissant traîner les mots : "Mais la pou-ou-ou-le voyons ! Le re-e-e-nard ! Le-e loup ! Et puis Cendrillon et le prince et puis les trois petits cochons..." (On leur avait lu le texte intégralement en fin de séance.) Ca les a fait rire et nous aussi. C'est une bonne évaluation de ce qui s'est passé.
2. Classer les éléments linguistiques épars autour du texte. Nous leur avons donné une feuille avec des cadres vides et nous leur avons demandé de mettre ensemble les choses qui leur semblaient se ressembler. Nous avons obtenu un classement pas très différent de ce que nous escomptions.
Bien sûr, il ne nous est plus resté qu'A titrer ces listes et le tour était joué (mauvais tour) il ne nous restait plus qu'A faire des exercices de vocabulaire sur les animaux, des exercices de grammaire sur la ponctuation, le genre et le nombre, des exercices sur les titres de livres, les auteurs, quelques exercices de conjugaison...

Bref, si je t'écris c'est parce que je crois que ce texte qui nous semble riche aurait mérité de déboucher sur une autre théorisation qu'un catalogue d'exercices traditionnels qui aborde peu le système d'écriture même s'il entraîne la reconnaissance des éléments qui entrent dans la composition de tout texte.


(*) Le dicours de Stockolm, C. Simon, Éd.Minuit

Yvanne Chenouf