La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°64
décembre 1998
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Lire au cycle 2
Juste après avoir commencé... juste avant de commencer
Extrait d'un journal de bord de la recherche 97/2000
Que faut-il mettre en place aujourd'hui pour que les enfants d'une
école de ZEP s'approprient la culture écrite en en
exerçant le pouvoir qu'elle confère ? Nous n'essaierons
pas d'y répondre sans revenir sur le chemin parcouru, sans
décrire une trajectoire qui permet de cerner nos
évolutions.
I. Zep, lecture et forte mobilisation :
Le début des années 80 est marqué dans cette
école par la mise en place des ZEP. La volonté politique
clairement affichée de s'attaquer aux inégalités
scolaires, conséquences des inégalités sociales,
se traduit par l'allocation de moyens humains supplémentaires,
jugés alors conséquents par les enseignants. Le
débat portera donc sur l'utilisation de ces moyens afin
d'arriver aux fins annoncées. Un enseignant de l'école,
militant du GFEN met en place la première BCD sur
Vénissieux, illustrant ainsi un mot d'ordre de son mouvement
pédagogique : "plutôt un soutien A la
pédagogie qu'une pédagogie de soutien". Il s'agit de
faire de l'école, un lieu de construction des savoirs par les
enfants. Pour ce qui est de la lecture, l'heure est au
dépassement des manuels (les tout récents sont A
dominante phonologique), A la description de l'acte lexique et
A la réflexion sur les usages sociaux de l'écrit.
La perspective est renversée : plutôt que d'aborder la
lecture par l'étude des correspondances grapho-phonologiques, il
faut d'emblée travailler la question du sens A
construire, ce que résume abruptement la formule d'Evelyne
Charmeux : "Si lire c'est comprendre, apprendre A lire, c'est apprendre A comprendre."
Cela ne peut se faire que sur de vrais écrits, des écrits
sociaux, loin des manuels où papa répare son auto, s'il
n'est pas en train de fumer sa pipe. L'indigence de ceux-ci est
stigmatisée. Composés de mots faits pour être
déchiffrés, ils affadissent les histoires et trichent
avec ce qu'est l'écriture : le résultat inattendu d'une
confrontation entre une intention et le matériau du langage. "C'est en lisant qu'on devient liseron".
Cette jolie formule du GFEN engage des enseignants A construire
des pratiques d'exploration des textes correspondant aux intentions
affichées. La littérature jeunesse est un des nouveaux
matériaux employés. Si le déchiffrage n'est plus
le moyen recherché, il faut travailler sur les hypothèses
de sens (anticipation, contexte), prévoir de nouvelles aides
(mots illustrés), faire mettre en mémoire un capital de
mots...
Dès 84, ces pratiques sont en germe. Nous assistons A des
conférences-débats de J.Foucambert, E.Charmeux. Nous
rencontrons des institutrices de la circonscription d'Ecouen qui, leurs
valises remplies des cahiers et travaux de leurs élèves,
montrent qu'une autre voie est possible. Le livre qui relate leur
expérience Former des enfants lecteurs
représente le modèle pratique dont nous cherchons
A nous rapprocher : pédagogie de projet et conception
"idéographique" de la lecture. Le cap est maintenant solidement
défini.
II. Aller au bout de la démarche et premières leçons :
Forts de ces premières avancées, les deux enseignants de
CP décident en 89 d'aller au bout de la démarche en
tournant le dos A l'enseignement au CP des correspondances
grapho-phonologiques. Les efforts se concentrent sur la
compréhension (pratique de la lecture-feuilleton d'albums) et
l'acquisition d'un capital de mots. De cette période, nous
disons aujourd'hui que nous avons eu alors le sentiment que nous
permettions A des enfants de "s'accrocher" A
l'écrit.
La qualité des albums choisis, la variété des
textes rencontrés, les projets mis en place et une bonne dose
d'enthousiasme (il faut bien l'avouer) expliquent probablement cette
impression ainsi que la mobilisation des enfants. Trois grandes
leçons sont tirées de cette période :
1. Il n'est de lecteur que celui vers qui l'on destine
de l'écrit. La qualité des textes rencontrés,
l'émotion qu'ils provoquent sont des éléments
essentiels pour que cette rencontre avec l'écrit provoque un
intérêt renouvelé chez les enfants.
2. La question des correspondances
grapho-phonétiques se relativise. Elle ne nous fait en tout cas
plus peur. L'accroissement quantitatif du stock de mots
mémorisés entraîne vraisemblablement des sauts
qualitatifs qui permettent d'embrasser les nouveaux textes d'une autre
manière. (Cf. .J.Foucambert La manière d'être lecteur 1976).
3. Nous travaillons avec des enfants possédant
mal, ou quasiment pas, la langue orale française qui apprennent
A lire et donc transforment leur oral. Très rapidement,
ce qui pose problème n'est pas un problème de lecture
mais "d'expérience du monde" (un enfant en fin de CE1
identifiait barque mais ce mot n'avait pas de référent
pour lui).
En résumé, nous pensions A ce moment posséder quelques amorces de solution.
III. Nouvelle réalité, évolution du dispositif pédagogique.
Mais la transformation sociologique du quartier nous rattrape. Le
niveau initial des enfants ne cesse de "s'abaisser". Une enquête
menée avec la maîtresse ZEP en 94 montre :
1) que la très grande majorité des
élèves ignore A l'entrée du CP la fonction
des écrits sociaux tels que : facture, catalogue, annuaire,
lettres, magazines, romans.
2) que leur rapport A l'écrit, leurs
connaissances sur celui-ci sont encore embryonnaires : tous les enfants
des deux CP sont dans les deux derniers groupes d'un test
d'évaluation mis au point par G. Chauveau. Dès 92, nous
décidons de donner un peu de corps A la notion de cycle
en instituant le suivi sur deux ans par un même maître
d'une cohorte d'enfants du CP au CE1 afin de rendre plus
cohérent l'apprentissage de la lecture. Devant l'accroissement
des difficultés, nous faisons appel en 95 au département
des Sciences de l'Education afin qu'il puisse nous envoyer des
étudiants intéressés pour leurs U.V par
l'étude de ces difficultés et de leurs
remédiations. En 96/97, grâce A une
étudiante en maîtrise de Sciences de l'Education de
l'Université Lyon II, une action au long cours est menée
: elle vise A aider A la mémorisation d'un capital
de mots. Cette aide individualisée nous démontre encore
que rien n'est perdu mais qu'il faut du temps et de l'énergie
pour modifier en profondeur les comportements devant l'apprentissage.
Cette même année, la venue d'un auteur / illustrateur
A l'école, Anaïs Vaugelade, est une incontestable
réussite. Ces deux événements confortent une
évolution. Il est toujours aussi vital de travailler A
l'amélioration du dispositif pédagogique d'ensemble, mais
il est tout aussi indispensable d'apporter les aides nécessaires
aux enfants tels qu'ils sont (prise en compte des difficultés
comportementales, langagières et d'apprentissage).
Pour un texte traitant de la relance des ZEP, nous résumions ces
préoccupations par une formule : politique d'offre de haut
niveau et travail au plus près des enfants réels.
L'année 97/98 traduit cette volonté : une
véritable synergie des moyens est recherchée et obtenue :
la maîtresse de CLIN/CRI, le maître ZEP et les deux
maîtresses de CE1 consacreront une heure par jour et une
rééducatrice du RASED deux heures par semaine, pour
animer des groupes de travail consacrés A la
découverte en lecture feuilleton d'albums et de petits romans
(et ce qui va avec : exercices, écriture autour de ces
histoires).
- une maîtresse de CE1 accueillait les lecteurs au fur et
A mesure qu'ils le devenaient et leur donnait le maximum de
"grain A moudre".
- une maîtresse de CE1 et le maître ZEP s'occupaient du
groupe majoritaire des enfants en voie de devenir lecteurs ou en
difficulté.
- la maîtresse de CLIN/CRI suivait les enfants relevant de
l'enseignement du Français Langue Etrangère. Elle
poursuivait donc ses objectifs spécifiques A partir de
l'étude des albums et des romans.
- la rééducatrice du RASED prenait deux fois par semaine
des enfants aux difficultés comportementales et en échec
en lecture.
Cette action peu spectaculaire nous paraît pourtant exemplaire
des réponses possibles aux difficultés des ZEP. Elle nous
a semblé payante parce qu'affrontant de face l'extrême
hétérogénéité des enfants et les
difficultés qu'ils rencontrent. Elle a permis aussi de donner du
temps et donc de l'intérêt et donc des interactions
langagières A des enfants qui s'effacent dans le groupe
classe. Réintroduire du quantitatif est parfois un acte
qualitatif...
IV. Que faut-il mettre en place pour que des enfants d'une
ZEP s'approprient la culture écrite en en exerçant le
pouvoir qu'elle confère ?
Pouvons-nous répondre A la question initiale ?
Non, si l'on se réfère aux évaluations nationales
en début de CE2. La cohorte d'enfants que nous avons suivi du CP
au CE1 y obtient de médiocres résultats. Non, si nous
prenons en compte l'évolution de ces résultats : ils ne
cessent de se dégrader d'année en année.
Encore non, si nous accordons au principe de réalité une
place quasi totalitaire. Inexorablement, les meilleurs
élèves (français ou étrangers partent et
sont remplacés par des enfants de famille en grande
difficulté. (Le rapport de J.P. Sueur au Parlement parle de
territorialisation de l'exclusion).
Toujours non, si les raisons de lire ou d'écrire n'existent que dans les désirs de l'enseignant.
Définitivement non (?) si quelque chose ne bouge pas qui rende
travail, dignité, citoyenneté A certains parents
de nos élèves ou qui accroisse les pouvoirs de ceux que
le chômage ne touche pas.
Les quartiers sensibles sont d'abord hyper-sensibles A la
violence sociale qu'ils reflètent. Vingt ans de crise
économique et sociale ont produit de terrifiants
effets...durables.
Rendons-nous notre tablier de pédagogue en
énonçant cette longue liste de bonnes raisons de renoncer
?
René Char a écrit que "la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil"
(Feuillets d'Hypnos - 1946). Comment rendre compte, tout pessimisme
égal par ailleurs, de notre optimisme, de notre volonté
farouche de ne pas baisser la garde ?
Il faut convoquer, A ce stade du récit, le regard des
enfants durant des moments intenses de travail, la confiance
inquiète, (mais tout d'abord confiance) que nous accordent les
parents, nos colères exigeantes (c'est pas parce qu'on est aux
Minguettes, qu'on...), l'effort de longue haleine de certains enfants
et leur surprise devant leurs réussites, les malentendus dans
leurs yeux (mais que veulent-ils donc de moi ? ), les
découragements du soir, les enthousiasmes du matin, la
complicité de ceux et celles qui travaillent... et de ce
méli-mélo-ci qui ressemble A des plans de clip
vidéo, après arrêt sur image, il faudrait inventer
l'instrument qui définirait le coefficient d'apprentissage
effectué par les enfants, la valeur ajoutée A leur
existence, A celle de leurs proches et A la
nôtre... Ici, maintenant, et demain encore, il n'y a de toute
façon pas une seconde A perdre...Mais pour quoi faire ?
Pour aller où ?
- Nos doutes et interrogations ne portent pas fondamentalement sur le
modèle d'apprentissage de la lecture. Si bien évidemment,
nous ne sommes pas en mesure de le valider A partir de notre
petit morceau d'expérience, nous avons le sentiment qu'il faut
encore accentuer la réflexion sur la question de la voie
directe. Rejoindre la recherche INRP/AFL répond A cet
objectif. Nous avions le sentiment d'être allés au bout de
ce que nous pouvions faire seuls. Confronter, s'approprier des
pratiques et des apports théoriques pour relancer de nouvelles
pratiques : se définit ici une de nos attentes (et plus
particulièrement sur ce que l'AFL appelle la conscience
graphique).
- Les difficultés reposent davantage sur la probable distance
entre nos attentes et les projets implicites ou explicites des enfants
et de leur famille ou sur la manière de les faire aboutir. On
comprendra aisément que nos bonnes intentions affichées
ne suffisent pas et que se jouent, au choix, des pas de deux, des corps
A corps ou des fuites éperdues dans cette étrange
rencontre entre enseignants et élèves où la
violence symbolique n'est pas absente. Nous avons le sentiment d'avoir
beaucoup travaillé et d'avoir progressé en effectuant un
réel travail d'équipe (avec le RASED et la CLIN/CRI), en
rencontrant très régulièrement les parents, en
explicitant avec les enfants le sens et les enjeux au quotidien afin de
construire peu A peu un contrat commun dans la durée et
l'exigence. Nous souhaitons réfléchir et avancer sur la
question de la production d'écrits : quels thèmes, quels
écrits nés de ces contradictions pourraient enraciner
autrement qu'A l'école cette rencontre avec
l'écrit ?
- Si l'on s'accorde sur le diagnostic que la rencontre avec
l'écrit est un apprentissage linguistique, culturel et qu'il
nécessite un temps long, on comprendra qu'en ZEP la coordination
des énergies, la mise en place de véritables cycles en
cherchant A avoir des débats de fond, la recherche d'une
véritable politique de lecture tout au long de la
scolarité, laissent encore ouverts de grandes marges de
manœuvre qu'il faut vite aller explorer.
- Ne sous-estimons pas le problème posé par les
difficultés psychologiques et comportementales de certains
enfants qui leur empêchent tout ou partie des apprentissages et
usent l'énergie des enseignants. Leur prise en charge par le
RASED, voix des structures extérieures est bien sûr
nécessaire. Mais l'écrit, dans certains de ses genres
(mythes, contes, littérature) sert A dépasser
l'expérience singulière, A échapper
A la tyrannie de ses propres origines, A découvrir
l'altérité, A inventer un universel où
l'individu peut se construire en s'opposant, en se confrontant. De ce
point de vue, la rencontre avec l'écrit est une partie de
l'aventure de sa propre vie. Pourquoi devrait-elle manquer A
certains ?
En entrant dans cette recherche, nous essaierons de remettre sur le
métier l'ouvrage commencé déjA il y a
quelques années même si nous sommes encore loin des cent
fois nécessaires A un improbable achèvement. Si
l'horizon n'a cessé de reculer, ce constat n'invalide en rien
les efforts entrepris. Nous avons la conviction qu'ils doivent
être encore accrus en qualité et dans la durée,
tant il reste A essayer, tant il reste A inventer.
L'expérience aidant, il nous faut être utopiques en
évitant tout déni de réalité, efficaces
sans renier nos exigences. A
AXES DE TRAVAIL
1. Faire que les deux années de CP/CE1 soient des moments
intenses de rencontre avec l'écrit dans des situations où
son utilisation s'impose comme " nouvel impératif " (situation
fonctionnelle par rapport A l'oral-éviter que la lecture
ne soit qu'un savoir scolaire.)
2. Faire encore progresser nos pratiques sur la question de la voie
directe : quelles aides, quelles systématisation pour
s'approprier l'écrit comme un système linguistique : la
conscience graphique par analogie avec la conscience phonologique.
3. S'approprier les pratiques élaborées par les deux
précédentes recherches INRP/AFL notamment lecture experte
sur texte complet, pratiques de réécriture.
4. Accentuer la place de l'écriture dès la grande section
pour mettre en perspective ce qu'est la lecture (accès aux
intentions de l'auteur.)
5. En liaison avec les enseignants de grande section de l'école,
construire une véritable politique de lecture sur le cycle 2.
6. A travers l'utilisation de la BCD et du temps ZEP, poser les jalons
d'une politique d'école en lecture et d'une amélioration
qualitative des actes de lecture faits par les enfants.
7. Expliciter au mieux aux parents nos intentions, élaborer avec
eux le rôle important qu'ils ont A jouer dans ces
apprentissages alors que pour la plupart, ils sont
éloignés de l'écrit (sinon exclus.)