La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°64 décembre 1998 ___________________
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Lire au cycle 2
Des parents dans la voie directe L'apprentissage de la lecture, comme celui du calcul, de l'écriture (au sens de la précision du geste et de la correction orthographique) fait partie de ces apprentissages sur lesquels les familles, dans leur ensemble, exercent un contrôle. Estimant que lire, écrire, compter sont des savoirs de base permettant A la fois de réussir des études mais aussi d'être autonome dans la vie, les parents sont loin, comme on le prétend parfois, de s'en désintéresser. Le fait que, rapidement, leurs enfants puissent lire seuls des mots en combinant des syllabes, écrire régulièrement et correctement sur les lignes d'un cahier, poser et réussir quelques opérations en dit long sur la confiance qu'ils peuvent accorder A l'enseignant. C'est pourquoi, généralement, au début de la scolarité obligatoire, les enfants sont soumis A des évaluations familiales (lecture A haute voix, écriture de lettres ou de mots, opérations élémentaires) soit de manière formelle, continue ou discontinue, seul A seul avec un parent, un frère ou une sœur, soit de manière informelle A l'occasion de réunions de famille où les enfants, issus d'écoles différentes, sont comparés dans leurs performances. Enseigner la lecture, sans s'appuyer sur une méthode, sans privilégier le déchiffrement, c'est mettre la bonne volonté de ces parents A rude épreuve : ne pouvant plus clairement suivre ce qui se passe, ne comprenant pas l'intérêt du type de lecture recherché (lecture lettrée qui reste une pratique très particulière dans l'ensemble des pratiques de lecture), leurs incompréhensions se transforment soit en résistance (on achète en douce un manuel traditionnel et on fait travailler les enfants le soir et/ou on critique l'enseignement A la maison menaçant de changer d'école) soit en une confiance proche de l'abandon lorsque l'école a bonne réputation, qu'elle a fait ses preuves avec les aînés, que les enseignants sont convaincants. On se résout alors A attendre le fameux déclic, sans court-circuiter l'enseignement scolaire par d'autres interventions. On fait avec ces inquiétudes-lA, comme avec les autres : on s'en accommode. Sensibles A ce désarroi, soucieux aussi de ne pas voir leur travail contrarié, persuadés enfin que la lecture ne se développe pas que dans le cadre de l'école, de nombreux enseignants ont A cœur d'établir durablement le contact avec les familles, toutes les familles et souscrivent donc, en début d'année, au rite de la réunion d'information où ils expliquent, rassurent, promettent, n'obtenant pas toujours de franches réactions de la part des parents tour A tour désireux de garder de bonnes relations avec le maître de leur enfant, touchés par l'engagement d'enseignants disponibles, travailleurs, proches de leurs élèves. Plus profondément, plus confusément, le silence des parents est A rapprocher d'une sourde remise en cause de leur propre rapport A l'écrit qui devient, au fur et A mesure que la réunion progresse, sinon illégitime, du moins insuffisant en regard des objectifs annoncés de développer massivement des compétences remarquables dont on dit que seulement 10 A l5% des élèves arrivant en 6ème les possèdent : les parents mesurent-ils tacitement l'écart qui les sépare eux-mêmes de cette ambition remarquable ? Le lendemain d'une réunion de parents où l'apprentissage de la lecture avait été A l'ordre du jour, nous avons demandé A rencontrer quelques participants. Avant de se quitter, l'enseignante a donc lancé l'invitation : sur 12 familles représentées, 5 ont accepté le rendez- vous dès le lendemain, 3, indisponibles ce jour-lA, ont proposé d'être interrogées par téléphone. La rentrée scolaire avait eu lieu depuis trois semaines. Cet article s'appuie sur les 5 rencontres qui ont eu lieu en milieu scolaire. Les parents, ici représentés, ont été "recrutés" par l'enseignante et se sont déplacés deux fois en deux jours A l'école ce qui traduit des liens coopératifs avec l'institution. C'est A d'autres parents que nous aurions été confrontés si nous étions passés par un autre canal, si les rencontres avaient eu lieu en dehors de l'école, si l'invitation ne s'était pas faite dans le cadre d'une réunion scolaire où la moitié des familles n'était pas représentée. Si on ajoute A ces éléments le fait que le quartier choisi est traditionnellement (depuis plus de 20 ans) engagé dans des pratiques éducatives innovantes aussi bien en ce qui concerne l'apprentissage de la lecture que l'organisation de l'école, on comprendra que les propos recueillis sont A replacer dans un contexte particulier. Nous pouvons tout de même nous servir des éléments disponibles pour poser le problème de l'écart entre usages sociaux de l'écrit et usages scolaires tel qu'il continue A se poser avec des parents plutôt informés, ayant des relations assez fréquentes avec le milieu scolaire et se situant très diversement sur le champ des pratiques de lecture. Nous ne manquerons pas d'étendre cette réflexion A d'autres situations, plus classiques, dans le cadre plus large de la recherche que nous sommes en train de conduire. Les parents, l'entretien Les enfants dont il est ici question sont tous dans une classe multi-âges (GS/CP/CEI) avec une enseignante qui exerçait dans le cycle 3 de cette école auparavant et qui n'avait jamais enseigné au cycle 2. Elle termine donc son premier cycle 2, en ayant suivi ses élèves pendant trois ans. Elle travaille en équipe avec cinq autres enseignantes de ce cycle, dans la recherche d'une harmonisation de leurs pratiques éducatives. Le groupe de parents (qu'on n'a pas questionné sur leur origine sociale, leurs pratiques culturelles mais qui ont parfois spontanément débordé le cadre de l'entretien pour en parler) concerne les enfants suivants : - Youness, Grande Section. C'est le père qui s'est déplacé. Il est technicien et lit surtout des plans, mais aussi le journal, irrégulièrement. Il évoque la scolarisation difficile de ses deux autres garçons (10 ans et 11 ans) : l'un ne travaille pas assez régulièrement alors qu'il a "des facilités pour apprendre", l'autre, lui, fait des efforts et s'améliore insensiblement, malgré des problèmes évidents. Il ne parle pas de la mère, apparaissant comme seul lien entre l'univers scolaire et l'univers familial. D'ailleurs, le lendemain matin, c'est lui qui accompagne Youness jusque dans la classe et qui interpelle la maîtresse en faisant référence A l'entretien que nous avons eu la veille pour lui demander un rendez-vous afin de "parler de la méthode de lecture, ensemble." Alors qu'il était présent A la réunion, il n'en n'avait pas exprimé le besoin. Il s'échappera vite du cadre de l'entretien après avoir dit l'essentiel, afin d'évoquer la Tunisie, Malte, la facilité et la beauté de la vie lA-bas. Il s'animera évoquant la nostalgie des climats, des ambiances et ne partira pas avant de renouveler plusieurs fois le conseil de s'y rendre. . - Grégory, CP, vient d'une autre école. C'est la mère qui s'est déplacée. Elle insiste sur la jeunesse de son fils, information qu'elle corrige immédiatement : elle se reproche d'être parfois trop protectrice, trop maternelle. Elle évoque sa fille de 3 ans '/2 qu'elle oppose A son frère, beaucoup plus en avance, beaucoup plus dégourdie, lui ressemblant A elle tandis que Grégory tiendrait de son père bien que, elle tient A le préciser, son fils lui soit très attaché. Elle dit l'estime qu'elle a pour cette école, super dynamique, "bien mieux" que celle d'où elle vient. C'est pourquoi elle déclare "vendre son école" A l'extérieur renforçant sa confiance d'une certaine fierté. - Idir, CP, a déjA suivi la grande section dans cette même école, cette même classe. C'est la maman qui s'est déplacée. Elle a une fille en CE2 dans la même école. D'entrée, elle fait référence au fait qu'elle-même a été scolarisée dans ce quartier, dans une autre école qui était déjA expérimentale. Elle déclare qu'elle a toujours été en difficulté, vivant sa scolarité dans la solitude, ses parents ne sachant ni lire, ni écrire. Elle complète en disant qu'elle n'aime pas la lecture, qu'elle préfère la télévision : elle n'est pas patiente pour les livres car "les histoires mettent trop de temps A venir". A peine a-t-elle dit cela qu'elle demande avec une pointe d'inquiétude, une poussée de conscience : "Est-ce que c'est important pour eux qu'ils nous voient faire ?" - Souad, CP, a déjA suivi la grande section dans cette école, dans cette classe. C'est la maman qui s'est déplacée. Elle a deux autres filles scolarisées dans ce même lieu : une de 9 ans, l'autre de 3 ans. Elle commente d'elle-même son port du voile, lié A sa conversion A l'Islam : normande d'origine elle a épousé un musulman, elle a fait des études de lettres jusqu'A la licence et elle exerce des responsabilités dans un groupe de parents, pour, dit- elle, aider les familles en difficulté A se prendre en charge, A oser interpeller l'école avec laquelle elle entretient de bonnes relations non dépourvues de vigilance. - Camille, CE1, a suivi la grande section et le CP dans cette classe. C'est le père qui a accepté d'être rencontré A son domicile. Cadre dans une grande entreprise informatique et marié A une enseignante ayant, au démarrage du quartier, enseigné dans cette école, il a beaucoup interpellé les méthodes d'enseignement sans jamais retirer sa confiance aux enseignants mais en se montrant critique : le manque de visibilité des résultats, au cours du CP, chez sa fille, au moment où les enfants de certains de ses amis maîtrisaient correctement le déchiffrement de livrets, le faisait douter de la pertinence de refuser un code dont l'absence privait les enfants d'une autonomie et brouillait les rapports sociaux "ordinaires" entre les enfants du même âge et avec leur entourage. Les questions Comme nous avions opté pour des rencontres courtes (disponibilité des parents et forme exploratoire de ce genre d'entretien) nous nous sommes limités A 5 questions : 1. Pouvez-vous dire comment votre enfant apprend (ou a appris) A lire, ce qu'il fait avec de l'écrit ? 2. Pouvez-nous nous dire comment l'enseignante enseigne la lecture A votre enfant, ce qu'elle lui fait faire en classe, ce qu'elle lui demande de faire A la maison et pourquoi ? 3. Disposez-vous de toutes les informations nécessaires pour suivre votre enfant ? 4. Que faites-vous pour l'aider ? 5. Que pensez-vous de cette démarche d'apprentissage et a-t-elle modifié votre propre lecture, votre conception de l'apprentissage ? Les réponses et les questions qu'elles soulèvent. Le moins qu'on puisse dire c'est que ces parents-lA expriment un certain trouble. - "Je ne sais pas comment ça se passe. Il dit qu'il fait des dessins mais ça c'est pas de la lecture. Sinon il a appris A lire son nom, son prénom. C'est le début." (GS) - "C'est pas facile A dire, je sais pas trop. Il a des étiquettes, il apprend des mots par cœur mais je trouve qu'il devine beaucoup." (CP) - "Au début, j'étais perdue. J'ai bien compris que ce n'était pas la même méthode mais rien de plus. Je m'y suis donc intéressée et j'ai remarqué qu'elle procédait beaucoup par mémorisation, de mots d'abord puis de textes de plus en plus longs." (CP) - "Moi, j'ai été carrément choquée. J'avais appris syllabes par syllabes, alors quand j'ai vu qu'elle apprenait tout par cœur..." (CP) - "Ce que je peux dire c'est que jusqu'A aujourd'hui elle pratiquait le tout ou rien : quand elle connaissait un mot, elle le connaissait, quand elle ne le connaissait pas, elle ne le connaissait pas. C'est en train d'évoluer : j'ai l'impression qu'elle se fie au début des mots, elle déduit ou alors elle associe des formes proches comme truie et truite et elle sélectionne. Alors des fois, bien sûr, ça donne des contresens, des erreurs surtout au niveau de l'orthographe : l'autre jour elle devait écrire Avaler, et elle a écrit Avales, se référant au "les" qu'elle connaissait." (CE1) Qu'ils soient tout nouveaux parents de grande section ou venus d'une autre école, la manière d'apprendre A lire A l'air de leur être tombée dessus. Leurs mots évoquent l'étonnement, le choc, le désarroi jamais la bonne surprise. Ils ne semblaient pas s'attendre A ce qu'ils vivent et découvrent, en même temps que leurs enfants, un autre univers qui ne fait pas référence A leur propre expérience. Apprendre par cœur est associé A la devinette, une activité qui semble incongrue A l'école, en tous cas inattendue. C'est pourquoi les parents espèrent que ce n'est qu'un préalable et que, rapidement, on passera A autre chose sauf pour ceux qui essaient soit de reconstruire la cohérence qui leur manque (mots puis textes de plus en plus longs) soit de se représenter l'activité de leur enfant, leur évolution afin de se placer en accompagnateur, en facilitateur d'un développement. Quand l'écart est trop important avec les pratiques de référence ou avec les représentations, les questions qui ne manquent pas de se poser, sont trop floues pour être formulées auprès des enseignants. Une sorte de stupeur, un sentiment d'illégitimité, peut-être, conduisent A l'immobilisme et donc A l'attente. Car, même ceux qui ne se déclarent pas lecteurs, tous attendent quelque chose de la maîtrise de la lecture, pour leur enfant, comme pour eux-mêmes : "Cette attente, je pense que le système scolaire la décourage et du même coup détruit une certaine forme de lecture. Je pense qu'un des effets du contact moyen avec la littérature savante est de détruire l'expérience populaire, pour laisser les gens formidablement démunis, c'est-A-dire entre deux cultures, entre une culture originaire abolie et une culture savante qu'on a assez fréquentée pour ne plus pouvoir parler de la pluie et du beau temps, pour savoir tout ce qu'il ne faut pas dire, sans avoir plus rien d'autre A dire. Et je pense que cet effet du système scolaire, qui n'est jamais décrit, est tout A fait étonnant quand on le restitue par rapport aux témoignages historiques qui ont été donnés." (1) Du coup, ces parents-lA sentent bien que l'information qui va leur être fournie, s'ils en font la demande, risquera d'être trop éloignée de leur univers et difficilement réinvestissable : - "J'arrive pas A avoir de l'information. Je crois qu'ils lisent beaucoup même les petits. Mais je sais pas comment elle fait la maîtresse. Mais je crois, on m'a dit qu'ici les maîtres ils sont très compétents." (GS) - "Moi je sais juste que la maîtresse elle veut pas qu'on leur dise par exemple A et U ça fait AU. Moi, je trouvais que c'était plus facile quand même pour s'y retrouver dans tous ces mots. Ils n'apprennent pas l'alphabet non plus, pourtant... En tous cas, je fais confiance A la maîtresse. Je me base sur ce qu'elle donne le soir : étiquettes, mots A apprendre... Je sais qu'elle fait beaucoup de projets dans la classe, qu'elle veut qu'on leur lise beaucoup de livres et que elle, elle leur en lit beaucoup. Tous les jours mon fils il ramène un livre." (CP) - "Elle travaille beaucoup sur le sens. Elle leur a fait mémoriser les 21 prénoms de la classe, les jours de la semaine, les mois de l'année. En trois semaines ça avance. Ma fille ramène beaucoup de livres A la maison." (CP) - "Moi, je sais qu'il a des étiquettes avec les jours de la semaine. Il connaît beaucoup de livres de la bibliothèque. Il se débrouille seul. On va voir ce que ça va donner." (CP) - "La démarche, ce que j'en ai vu, s'apparentait beaucoup A une liste de mots A apprendre. En CP c'était un peu tout et, pour comprendre une nouvelle manière de procéder, ce n'était pas très lumineux. A quoi ça pouvait servir ? Les mots appris par cœur appartenaient, tous A la même histoire. Je ne pense pas que ma fille faisait d'autres liens entre tous ces mots. Comment allait-elle arriver A maîtriser le système dans son ensemble ?" (CE1) Quand les parents ne se représentent pas le système qui est en train de se mettre en place dans sa globalité et qu'ils doivent renoncer A ce qu'ils croyaient efficace (déchiffrement, maîtrise préalable de l'alphabet ...) soit ils s'accrochent A des éléments saillants, A ce qui est repérable pour eux, sans toujours comprendre les liens sous-jacents soit ils tentent de comprendre l'ensemble qui génère les événements auxquels ils sont, jour après jour, confrontés : - Ils évoquent des supports (étiquettes, mots...) ou alors des contenus (sens, mémorisation, objectif et modes de constitution des listes... ) - Ils énumèrent des activités (apprendre des mots, écrire des mots, faire des projets, ramener les livres de la bibliothèque...) ou ils reconstituent une progression (identification des individus, repérage dans le temps - jours, mois-..., retour réflexif sur la démarche... ) - Ils doutent massivement mais ils font confiance A la maîtresse ou alors ils interrogent le système A l'intérieur d'une confiance qu'ils se font A eux-mêmes, A leur enfant, A l'enseignante. - Ils vivent au jour le jour espérant pour l'avenir ou ils projettent, A partir de leurs observations, l'avenir d'un apprentissage qu'ils observent et qu'ils soutiennent. D'un côté on dissocie les éléments, on en fait des unités étrangères les unes aux autres même si on suppose qu'elles concourent A la même activité ; on "tranche le nœud au lieu de le délier" avec "pour caractéristique essentielle d'obtenir comme résultat des produits étrangers au tout analysé, des éléments qui ne présentent plus les propriétés spécifiques du tout en tant que tel mais en possèdent toute une série de nouvelles que ce tout n'a jamais eu." (2) Ce qui a pour conséquence que, même lorsque les parents croient bien faire, leur action n'a pas l'efficacité espérée tout simplement parce que les activités sont non seulement dissociées mais parfois contraires : c'est ainsi que la mémorisation d'un nombre fixe de mots, chaque jour, sans aucun lien entre eux (sémantiques, grammaticaux, orthographiques...) ou leur récitation sans possibilité de les recontextualiser, de les comparer, d'en générer d'autres, toutes ces actions, même répétées consciencieusement, vont A l'encontre du but recherché qui est la construction d'un système linguistique. La conquête d'éléments séparés (les mots) peut laisser penser qu'il suffit de les mettre bout A bout pour donner du sens A un texte. On n'aurait guère avancé en assemblant des unités-mots plutôt que des unités-sons pour améliorer la compréhension d'un texte. La mémorisation de suites de mots, non seulement ne règle rien, mais donne une fausse image de la lecture. Une analogie peut être faite en reprenant, comme nous y convie Vygotski, le cas d'un homme qui chercherait une explication scientifique A certaines propriétés de l'eau "par exemple, pourquoi l'eau éteint le feu ou pourquoi la loi d'Archimède s'applique A l'eau" et qui "recourrait A la décomposition de l'eau en hydrogène et oxygène comme moyen d'explication de ces propriétés. Il découvrirait avec étonnement que l'hydrogène lui-même brûle et que l'oxygène entretient la combustion, et il ne parviendrait jamais A partir de ces propriétés de ces éléments A expliquer les propriétés du tout." (3) De l'autre côté, on ne démembre pas l'activité, on cherche A reconstituer une totalité dans laquelle on intègre des éléments dans une inter-dépendance, une inter-fonctionnalité. Ce qui fait que, chaque fois qu'ils sont évoqués par les parents de cette catégorie, les mots sont liés au sens, triés entre eux (les prénoms, la semaine, les mois, l'histoire...), mémorisés en tant qu'unités susceptibles d'être déclinées, de prolonger une exception jusqu'A la complexité du système plus général qui l'englobe et la produit : "Le mot se rapporte toujours non A un seul objet singulier mais A tout un groupe ou A toute une classe d'objets. Chaque mot représente donc une généralisation cachée (...) On est apparemment fondé A supposer que ce qui distingue qualitativement l'unité de base est au fond et essentiellement le reflet généralisé qu'elle donne de la réalité." (4) La démission des parents, même ceux qui ne se rendent pas régulièrement aux convocations de l'école, est un mythe que des travaux de plus en plus nombreux détruisent (5) mais dont les enseignants ne mesurent peut-être pas toujours l'état précis : "le soutien scolaire constitue désormais, dans la pratique, un moment important du travail domestique : d'après une enquête nationale menée en 1992, les deux parents réunis lui consacrent en moyenne vingt-cinq minutes chaque jour, et cela pour chacun de leurs enfants. (...) Ainsi, des années soixante aux années soixante-dix, la proportion de parents qui contrôlent les résultats scolaires (+ 4% sur l'ensemble des familles concernées), suivent le travail des enfants (+ 7%), ont des contacts avec les enseignants(+ 7%), font donner des cours particuliers (+ 5%), augmente dans tous les milieux sociaux. Cet essor de l'implication parentale est particulièrement rapide dans les milieux populaires, lA où les mères sont professionnellement actives. Celles-ci ont limité leur fécondité ; bien que peu qualifiées, elles cherchent A rester sur le marché du travail tout en assumant leur rôle de mère ; elles consacrent beaucoup A la scolarité de leurs enfants, en étant particulièrement attachées A la réussite de leurs filles : elles jouent ainsi discrètement mais efficacement, un rôle avancé dans la rupture avec les traditions culturelles de leur milieu." (6) Mais la mobilisation familiale est inégalement corrélée A la réussite : A cause de la difficulté de compréhension de ce qui est enseigné et de ce que les enfants apprennent comme nous venons de le voir mais aussi de la forme de soutien qui permet ou non l'initiative des enfants, leur autonomie dans l'entrée dans de nouvelles formes d'apprentissage : "La préoccupation des parents, leur implication pratique dans la scolarité de l'enfant ne sont pas la cause de sa réussite ; celle-ci suppose l'action autonome de l'intéressé, sa détermination propre. C'est la conjonction de l'implication des parents et de l'engagement propre des enfants qui assure les meilleures chances de réussite." (7) Mais, pour favoriser l'autonomie d'un individu dans un quelconque apprentissage encore faut-il disposer soi-même d'une autonomie suffisante pour évaluer les tenants et les aboutissants du dit apprentissage, être confiant non par délégation mais parce qu'on dispose, personnellement, des moyens de cette confiance. On comprend alors la difficulté des parents interrogés, quand ils ne situent pas la logique d'un enseignement, pour négocier la relation entre leurs propres expériences d'apprentissage et les nouvelles techniques proposées par l'école. Certains, plus désemparés que d'autres, moins sûrs de pouvoir maîtriser, un jour, ce qui leur échappe aujourd'hui, se lancent dans l'accumulation de moyens : cahiers et livres, tableau et ordinateur, apprentissage des mots donnés par l'école et d'autres mots... D'autres intègrent ces moyens A quelque chose qu'ils dominent ou qu'ils approchent : - "Je sais pas comment prendre le petit le soir A la maison. Il a un tableau dans sa chambre pour qu'il écrive. J'ai acheté un ordinateur A la maison pour qu'il travaille dessus. Je lui apprend l'alphabet, les lettres par ordre et en mélangeant. Il a des livres de bibliothèque A lui. Sa grande sœur lui lit des histoires Il fait que jouer." (GS) - "Moi, ma belle-sœur a des enfants qui ont le même âge. Elle veut passer l'IUFM pour devenir enseignante. Elle dit qu'il devrait commencer par les sons, mon fils. Moi, je crois qu'ils vont les apprendre quand même. En tous les cas, ils font beaucoup de choses dans cette classe. C'est une école super dynamique. Ils vont faire un CD sur les jeux du monde, ils veulent aller en Corse. Mais c'est vrai que sur l'approche de la lecture j'ai pas beaucoup d'informations. Moi, je le fais travailler tous les soirs au moins une demi-heure. Des fois il veut pas alors je le punis. C'est dur, pour nous, vous savez, de le voir pleurer mais il faut bien être dur au début. Je lui fais réviser ses étiquettes des prénoms, l'alphabet, les jours de la semaine, les mois qu'il a appris. Des fois j'en rajoute un peu par rapport A la maîtresse mais j'ai du mal. Il sait et puis il oublie. Des fois il veut pas le dire, il est têtu. Pendant 6 mois, l'année dernière, il a refusé de reconnaître le bleu comme couleur alors qu'il le savait. Je lui ai acheté un ordinateur pour qu'il joue. Dedans il y a "Au pays de la lecture". C'est une histoire avec des fourmis qui forment des mots. Je l'ai abonné A Mon Petit Quotidien et puis je lui lis des histoires tous les soirs. J'ai vu qu'une fois son cahier d'écriture mais je lui ai acheté un cahier de vacances avec du coloriage et de l'écriture. Du coup sa sœur de 3 ans il a fallu lui en acheter un et tous les soirs elle vient travailler A côté de lui. Elle s'y prend déjA mieux que lui." (CP) "Moi, j'ai confiance puisque j'ai une fille plus âgée qui a appris de cette manière et qui est maintenant une excellente lectrice au CM1, il faut que je me fâche pour qu'elle éteigne sa lampe le soir . Elle lit un peu de tout et je m'intéresse A ce qu'elle lit. Je sais qu'A côté des romans sérieux elle lit des Chair de Poule (8). Je ne la censure pas. Il n'y a que lorsqu'elle m'a dit qu'elle voulait lire la vie de Maryline Monroe que j'ai trouvé que ce n'était peut-être pas de son âge mais elle l'a lue. Mais en tous cas dès que je me pose des questions, je vais les poser aux enseignants quand je ne peux pas y répondre. C'est vrai qu'un jour1'aînée qui apprenait par cœur s'est mise A lire des livres difficiles sans que je sache comment elle était passée d'un état A un autre. J'aimerais bien comprendre comment on passe d'une activité de mémorisation A un réinvestissement dans des textes complets. S' il y a des études lA-dessus ce serait bien que ce soit diffusé dans le journal des parents par exemple parce qu'ils sont encore nombreux A être inquiets. Es n'osent pas s'adresser A l'école et ne savent pas comment aider leurs enfants : ils les laissent dehors. Il faudrait que l'école forme les parents. Moi, je passe tout mon samedi A faire travailler mes deux filles. La plus jeune je lui fais recopier le texte de l'école. Au début, j'avais acheté Rémi et Colette mais, quand j'ai vu que ce n'était pas la même méthode qu'A l'école, je l'ai mis de côté pour ne pas mélanger. Je veille A ce que ma fille mémorise correctement les mots en les écrivant. Elle connaît l'alphabet aussi je lui fais faire beaucoup de classements. Je me sers de mon ordinateur." (CP) "La maîtresse pense que quand ils connaissent pas un mot, il faut leur dire alors je le fais. Je laisse de côté les mots qu'il sait pas lire. Mais j'aimerais bien savoir comment on apprend les mots, comment on les reconnaît, comment on fait pour retenir. J'aimerais bien passer une journée pour voir comment ils font pour apprendre. Moi, j'ai acheté des cahiers, des livres mais je ne sais pas comment faire. Des fois je ne sais même pas faire les exercices de ma fille en CE2. J'ai essayé de la mettre aux ateliers de soutien, je la pose, je la récupère mais j'ai pas vu de bons résultats. Le maître dit qu'elle n'a pas envie de travailler alors je crie. C'est décourageant." (CP) "Il faut former les parents aux exercices qu'on donne le soir pour qu'ils soient en mesure de savoir ce qu'on leur demande, pour rendre les choses plus motivantes pour les enfants. Les réunions abordent en général trop de problèmes A la fois. La première est plutôt une réunion de prise de contact, tout le monde est coincé, personne n'ose se parler. Il en faudrait une exclusivement sur la lecture. Et puis, surtout, il faudrait que les enseignants apprennent A communiquer : ils ne partent pas du principe qu'on ne sait pas. Pour eux, ce qu'ils disent est évident. Ils ne se rendent pas compte A quel point c'est étranger aux parents. En fait, il faudrait davantage structurer ces moments de rencontre en moments de travail." (CE1) La demande de formation est évidente et on ne voit pas comment cela pourrait en être autrement. Pour changer leurs pratiques, les enseignants ont eu besoin de temps, d'essais, d'erreurs, de remises en question au quotidien, avec les enfants et dans leur propre rapport A l'écrit. C'est pourquoi, dans un premier temps, faudrait-il prendre en considération ce que disent les deux seuls parents qui ont répondu A la dernière question. - L'un des parents y a répondu pour son propre compte : "Je m'entraîne sur ordinateur A améliorer ma lecture." - L'autre, pour sa propre fille : "Ca a changé je vois mieux ce qui se passe chez ma fille en la comparant avec ses copains. Elle n'ânonne pas. Quand elle lit un texte, elle pose des questions en plein milieu du texte. Elle s'arrête et réagit en pleine lecture." L'observation d'une nouvelle démarche d'entrée dans l'écrit a fait ressortir, pour ces deux parents, les deux axes sur lesquels repose l'enseignement de la lecture par la voie directe : efficacité des stratégies de lecture et comportement critique face A un texte.(9) Si les parents les plus éloignés de la forme de lecture privilégiée A l'école (lecture critique, référentielle...) ont bien envie de voir comment ça se passe dans la classe de leur enfant, de savoir comment mieux "faire faire le travail A la maison", aucun n'a explicitement formulé la nécessité d'un entraînement personnel, ni au niveau des techniques, ni au niveau du sens. Et la prise en compte de ces deux dimensions est suffisamment délicate pour qu'aucun enseignant ne l'ait non plus abordée. Prudemment, tout le monde s'en tient A un minimum technique qui ampute l'acte de lecture dans sa totalité et risque bien de dévaloriser l'action parentale quand celle-ci est dans l'impossibilité de la resituer dans un cadre plus général. Compter sur les familles pour faire ce travail c'est ignorer ou ne pas voir les obstacles que rencontrent les plus démunies d'entre elles pour imaginer une pratique qu'elles ne possèdent même pas en représentation. Parler de lecture, c'est parler d'une pratique culturelle, d'un "habitus lectural" et comment en parler sans discréditer ceux qui sont éloignés de la culture valorisée par l'école ? "Ne risque-t-on pas d'imposer quelque chose du regard ethnocentrique que toute culture dominante porte immémorialement sur une culture dominée ?" (l0) "Faut-il alors, pour comprendre une culture populaire dans sa cohérence symbolique, la traiter comme un univers significatif autonome, en oubliant tout ce qui est en dehors d'elle et au-dessus d'elle, et d'abord les effets symboliques de la domination que subissent ceux qui la pratiquent, quitte A y revenir après-coup ? Ou faut-il au contraire partir de la domination sociale qui la constitue comme culture dominée pour interpréter d'emblée par rapport A ce principe d'hétéronomie toutes ses démarches et ses productions symboliques ?" (11) Notre ambition de former des lecteurs, dès le début de l'apprentissage, ne doit pas nous faire oublier l'importance de la relation familiale dans cette aventure et l'incapacité dans laquelle sont la plupart des parents pour réaliser ce désir légitime. Informations, conseils, prescriptions, peuvent n'apparaître que comme "un travail pédagogique, institutionnel ou non, capable de faire intérioriser aux classes dominées l'illégitimité de leur culture vernaculaire." (12) Alors, la confiance perdue se retournera en irrécupérable défiance : "choisir ce que l'on a plutôt que ce que l'on vous refuse, bref le réflexe vital de se préférer, quoi qu'il en coûte, A ce qui vous nie vous et les vôtres." (13) A (1) Bourdieu P., La lecture : une pratique culturelle, dans Chartier R., (sous la direction de...), Pratiques de la lecture, Petite bibliothèque Payot, p. 279-28 (2) Vygotski L., Pensée et Langage, La Dispute, p. 51 (3) Ibidem, même page (4) Ibidem, p. 55 (5) Voir notamment Lahire B., Tableaux de Familles, Gallimard/Le Seuil, Hautes Etudes, 1995 (6) Terrail J.P., La scolarisation de la France, La Dispute, 1997, pp. 92-93 (7) Ibidem, p. 101 (8) Chair de Poule, série éditée par Bayard Presse. Voir les articles d'y rapportant p. de cette même revue. (9) Voir dans cette même revue l'article de Jean Foucambert (10) Grignon C., Passeron J.C., Le savant et le populaire, Gallimard/Le Seuil, p. 17 (11) Ibidem, p. 19 (12) Ibidem, p. 63 (13) Ibidem, p. 62 |
Yvanne Chenouf
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