La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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Note de lecture

La destruction de l'enseignement
élémentaire et ses penseurs.

Liliane Lurçat
Ed. François Xavier de Guibert. 1998.
 
 
 

          Liliane Lurçat a fait paraître au 1er trimestre 1998 un livre intitulé La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs. La réputation acquise par Liliane Lurçat dans le champ de l'école maternelle, son statut de psychologue-chercheur au sein du prestigieux CNRS, sa revendication A avoir été élève et disciple de Henri Wallon incitent A la lecture du livre. Par ailleurs, le caractère volontairement polémique, voire provocateur, du titre constitue une "accroche", au sens publicitaire du terme, qui ne peut laisser indifférents ceux qui s'intéressent et/ou participent au débat sur l'école, l'enseignement, la pédagogie, les apprentissages. En lecteur avisé, on va tout droit A la quatrième de couverture ; le programme est alléchant : " (l'auteur) démonte les mécanismes idéologiques totalement irresponsables A travers lesquels un certain nombre de penseurs, A la fin des années soixante, ont entrepris la destruction systématique des grandes bases de l'enseignement élémentaire. Le lecteur (...) découvrira avec stupéfaction " une machination. " extravagante contre l'intelligence et le bon sens. "

Certes le style superlatif peut créer quelques méfiances quant au contenu du texte, mais n'est-ce pas lA l'effet de communication recherché par l'éditeur pour attirer le chaland ? Puis comme tout lecteur avisé, on va A la table des matières. Pour peu que l'on soit membre de l'AFL, lecteur assidu, si ce n'est avisé, de Henri Wallon, intéressé, en tant que pédagogue, par les courants de l'Education Nouvelle et leurs recherches, les têtes de chapitres et de sous chapitres ne manquent pas d'aiguiser la curiosité du pédagogue : " Henri Wallon et les pédagogies héritées du sensualisme ", " Le gentil pédagogue peut cacher un méchant idéologue : A propos des idées de Foucambert sur la lecture ", " Les errances de l'Education nouvelle ", etc. LA encore on peut éprouver certaine réticence A un programme qui annonce que l'auteur ne fera pas dans la demi-mesure ; mais lA encore on peut soupçonner la professionnalité de l'éditeur qui aura incité l'auteur A produire un effet de presse A révélation (A scandale ?).

Connaissant Liliane Lurçat, ses condamnations répétitives et sans appel des supports médiatiques comme la télévision, son aversion pour les actions publicitaires de la société de consommation et surtout son aversion pour tous les usages pédagogiques qui peuvent en être faits, le lecteur ne saurait soupçonner l'auteur de faire appel A de tels procédés pour l'attirer. Force est de constater A la lecture du livre que Madame Lurçat se laisse emporter par les pratiques médiatiques qu'elle a passé tant de temps A condamner. L'ensemble du livre présente tous les aspects des vulgarisations vulgaires, digne des pires revues du genre. Du point de vue du style, l'instruction du procès de Jean Foucambert et de l'AFL, moteur diabolique de la destruction concertée de l'enseignement élémentaire, conduit A convoquer environ 50 auteurs, pour la plupart témoins, A charge, du complot ourdi par l'Education nouvelle et ses tenants, en particulier A l'INRP. Il en résulte l'amalgame le plus improbable entre des recherches pédagogiques fort diverses et qui, hormis le réductionnisme théorique de Madame Lurçat, donne lieu A un débat dont il n'est jamais question dans le livre. Ainsi François Richaudeau, Evelyne Charmeux, Jean Hébrard, Francine Best, Françoise Cros, Maguy Chailley, mais aussi Daniel Karlin et Tony Lainé et quelques uns encore constituent le réseau qui aurait permis A Jean Foucambert et son organisation de mener A bien son entreprise nihiliste. Dès lors le style de l'écrit circule entre de prétendues synthèses des travaux menés par ces différents chercheurs pour en dégager de façon unilatérale les pièces nécessaires A l'instruction du procès. 

On ne peut pas ne pas voir lA un plagiat non maîtrisé du style wallonien, quand il s'agit de quelqu'un qui s'est longtemps revendiqué de Henri Wallon. En effet, Wallon a souvent construit ses textes A partir de brillantes synthèses d'auteurs suivies d'une véritable discussion de chacun des concepts mis en œuvre par ces auteurs. Ce dont il s'agissait pour Wallon, ce n'était point de mener travail de condamnation, mais travail d'élaboration pour accéder A l'intelligence en acte des processus de développement de l'individu. 

Chez Madame Lurçat , tout cela se réduit A la plus stricte confusion ; le lecteur ne sait plus si le résumé de tel ou tel travail a fonction d'information pour réduire son ignorance présumée ou pour attirer son attention sur le caractère incohérent des propositions théoriques présentées. Chacun des auteurs "classiques" évoqués, et ils sont nombreux, a droit A l'ensemble de ses prénoms et A ses dates. Ainsi Henri Wallon (1879/1961) et Paul Langevin (1872/1949) dont il est rappelé le rôle qu'ils ont joué dans l'Education nouvelle par leur implication dans le GFEN (1921) sont-ils les pères théoriques du complot contre l'enseignement élémentaire, ont-ils été l'objet d'un frauduleux détournement par les fils ? le lecteur ne le saura jamais. On peut pressentir A travers l'évocation d'une confession autocritique de Wallon, deux ans avant sa mort, auprès de la seule Liliane Lurçat, que Langevin et Wallon ont de lourdes responsabilités A assumer quant A la perversion pédagogique dont Jean Foucambert est l'animateur. 

La confusion du style est renforcée par la structure même du livre. Les chapitres sont le croisement d'un texte nouveau entrelardé d'articles plus ou moins récents. Le lecteur se voit même imposé, sous forme de post-scriptum, un sous chapitre de François Lurçat, époux de la dame : preuve en est que le Dictionnaire encyclopédique de l'éducation et de la formation, Paris, Nathan1994, est nul, moi l'époux, non moins professeur de physique, j'en témoigne : j'ai été un retransmetteur chevronné de connaissances physiques A l'université et je le dis, c'est lA le fondement de l'enseignement ; je ne me retrouve pas, moi et mes chevrons d'enseignant, dans l'article déontologie de ce dictionnaire donc ce dictionnaire est mauvais et mon épouse A raison. Sans commenter la pertinence de l'argumentation ce qui est en cause ici c'est la structure même de l'écrit. 
Alors que Liliane Lurçat prétend condamner les idées pédagogiques machiavéliques de Foucambert sur le terrain même où se situe l'essentiel des travaux de celui-ci : la lecture et l'écriture, on peut s'étonner d'un usage aussi peu rigoureux de la production de texte ; il s'agit d'un collage de textes disparates qui rappelle tous les défauts de l'écriture dans l'usage mal maîtrisé du traitement de texte. Pour qui condamne l'apprentissage de la lecture assisté par ordinateur, en matière d'écriture il n'est pas besoin du recours A l'ordinateur pour mal structurer un texte, au mépris du lecteur. Ce mépris du lecteur se trouve conforté par l'édition même du livre. Que penser d'un chercheur du CNRS, défenseur de la grande tradition de l'Enseignement et de l'école de Jules Ferry, pourfendeur d'une approche fonctionnelle de la lecture et de l'écriture, qui accepte que circule sur les rayons de la FNAC (supermarché du livre !) un livre dans lequel on trouve des fautes syntaxiques qui ne sont pas nécessairement dues A des fautes typographiques (l'usage de l'informatique en matière d'édition ne peut plus permettre d'accuser les ouvriers typographes et leur carences) : " et c'est ce modèle qu'on veut imposer aux instituteurs en menaçant d'échec ceux qui le reprennent pas " (p.107) ; l'œil du lecteur résiste A cet usage de la négation, la main du scripteur citant se surprend A restaurer l'adverbe de négation manquant car il n'est plus dans l'oral mais bel et bien dans une pensée de l'écrit. Plus loin (p.177) " c'est deux décennies plus tard que cette nouvelle science exerça une influence dominante dans l'enseignement de l'américain A l'école " ; parent, auquel, selon l'éditeur, le livre s'adresse, le lecteur, fut-il fonctionnaliste est gêné dans sa lecture par cette absence d'accord. 
Ou ailleurs " elle exhale surtout une odeur d'inquisition qui a du faire tressaillir d'envie l'ombre du nez du révérend père Torquemada. " L'élève initier A la méthode écriture lecture de Liliane Lurçat, via bien entendu l'oralisation, aura le plus grand mal, comme ici A savoir que par écrit le participe passé du verbe devoir au singulier se distingue de l'article défini contracté par un accent circonflexe, A moins que l'on ne préconise dans cette méthode de ponctuer le discours oral de toutes les distinctions graphiques qui ne s'impose que dans la spécificité de la langue graphique. 

Mais, dira-t-on, de quoi parle le livre ? C'est lA que le bât blesse. On l'aura compris, il s'agit d'instruire le procès de l'Education nouvelle, d'une conception fonctionnelle des apprentissages, des pédagogies dites actives, c'est A dire des pédagogies qui conçoivent que le mode développement de l'individu social s'inscrit dans l'activité sociale historiquement déterminée. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture prétendent être au centre du dossier de l'instruction (du procès bien entendu) : " Dans ce livre, c'est la destruction de l'enseignement élémentaire qui est l'objet principal de la réflexion (sic). Par-lA j'entends la destruction patiente et méthodique, opérée A partir du haut. Elle est considérée A partir d'un fil conducteur : la destruction de l'écriture-lecture, méthode de l'Ecole de la République, sous les effets combinés du scientisme et des errances idéologiques de l'Education Nouvelle. " VoilA. Comme dans tout procès l'avocat général, ici Liliane Lurçat, n'a pas A fonder en raison sa thèse. Sa fonction est d'accuser, en s'instaurant lui-même comme le représentant de la loi et de l'intérêt de la République. Dès lors la méthode de l'écriture-lecture n'a même pas A être décrite, elle est la loi de l'Ecole de la République. On peut tout au plus A la lecture des minutes du procès savoir ce qu'elle n'est pas : l'acte d'accusation permet de savoir que l'écriture-lecture n'est pas la méthode globale qui n'est point, elle-même, l'approche idéo-visuelle, infiniment plus perverse quant A la destruction de l'Ecole de la République, qui n'est point la conception fonctionnelle des apprentissages qui est le fondement idéologique de toutes les subversions qui, A terme, conduiront A l'abrogation de la République. Ce n'est ni plus ni moins Lenine qui est convoqué au banc des témoins de l'accusation : " La séduction de l'Education Nouvelle s'est exercée dans de nombreux pays, en particulier en URSS. (...) C'est au cours de la période de futurisme pédagogique, pendant les années 1920, que furent appliquées les méthodes de l'Education nouvelle. (...) On utilise surtout les méthodes de John Dewey. Lenine écrivait : "Nous déclarons ouvertement que l'école en dehors de la vie, en dehors de la politique, est un mensonge". "(p.43). Reste au lecteur A trouver les sources de cette belle citation de Lenine. Quant A l'assimilation au détour d'une phrase de Dewey et de Lenine, c'est la logique même de l'auteur. Cela permet de montrer que le complot dépasse la seule République française. Il s'agit bien d'une Internationale qui a des racines historiques de subversion. En résumé, au nom de la défense de l'Ecole de la République, sont jetés aux orties tous les courants de l'Education Nouvelle quelle que soit leur orientation ; toute transformation du système scolaire, et en particulier l'organisation de l'école en cycles issue du rapport Migeon, âme damnée de Jean Foucambert ; toutes recherches pédagogiques et en particulier la recherche action. 
Cette démarche est le comble de la perversion car elle prend les élèves et les enseignants comme objet d'expérimentation : " Les parents souhaitent que leurs enfants sachent lire. Cela les préoccupe beaucoup plus que les débats A prétention scientifique sur la vraie nature de la lecture. On comprend pourquoi ils achètent tellement d'abécédaires, comme s'ils n'avaient plus la même confiance dans l'école qu'autrefois. On peut se demander si l'école est un service public chargé de retransmettre les connaissances fondamentales ou un vaste terrain d'expérience pour des théories plus ou moins aberrantes. " (p.143). Sur ce dernier point rassurons d'emblée Madame Lurçat, même dans l'Académie de Versailles dont l'IUFM est selon elle un haut lieu de la dérive de la recherche action, la méthode mixte voire A certains moments la méthode syllabique reste la pratique dominante en matière d'apprentissage de la lecture ! Il est malheureusement A craindre que l'apprentissage de la lecture et de l'écriture continue A se pratiquer en l'absence de toute interrogation sur la nature de l'acte de lire et d'écrire de la part de la majorité de ceux qui en sont chargés. 

Face A un tel pamphlet où la hargne, voire la haine, se substitue A l'argumentation, on est en droit de se demander quel est l'intérêt de rendre compte d'un livre qui, probablement, ne fera pas date dans les annales de la pédagogie. Ce qui me conduit A rendre compte de ce livre c'est que, par delA l'outrance du ton, s'y trouvent réunis, tant dans la forme que dans le contenu tous les ingrédients de la justification de l'ordre économique, social et politique dominant. Puisque Lenine est invoqué au nom de l'accusation, nous inviterons Marx au nom de la défense : " Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer. " (11ème thèse sur Feuerbach in Idéologie allemande, Éditions Sociales, Paris, 1968). S'il ne s'agit pas de considérer Madame Lurçat comme philosophe, même interprétative, ce qui importe ici c'est la façon dont elle combat toute volonté de "transformer le monde", et d'abord celui de l'école et dont elle revendique la soumission A l'ordre existant. Lors même que le Président de la République en exercice, que l'on ne peut soupçonner de participer A la subversion sociale et politique, a mené campagne sur la dénonciation de la fracture sociale et la façon dont cette fracture se reflète dans l'institution scolaire, Madame Lurçat au nom de la tradition de l'école de la République dénonce, quant A elle, tous ceux qui souhaitent que l'école participe au mouvement d'émancipation. Par delA le caractère pamphlétaire du livre, c'est lA que se noue la cohérence de la pensée de Liliane Lurçat. 
En définissant la finalité de l'école comme unique lieu de retransmission des connaissances, elle tire toutes les conséquences d'une telle approche pédagogique. Puisque seul le Maître est détenteur du savoir, seul le Maître peut vouloir quelque chose. Ici Liliane Lurçat s'érige en Maître des maîtres et donc elle peut dire pour tous ceux qui ont un rapport A l'école. Il en résulte un souverain mépris des enseignants, des élèves et des parents que traduit la condamnation de la recherche action. En effet, que les enseignants, que les élèves, que les parents soient impliqués A part entière dans le rapport social que constitue l'école, qu'ils participent pleinement A la conscience de ce rapport social, voilA qui est inacceptable : cela débouche sur un partage du savoir, fut-il scolaire, qui remise la toute puissance de celui qui s'auto-proclame détenteur de ce savoir. "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" disait Descartes dès les premières lignes du discours de la méthode. Ce dont il est question c'est de s'en assurer un bon usage ; on peut s'étonner que Madame Lurçat n'ait pas trouvé en Descartes l'un des fondateurs de l'Education nouvelle et de la perversion de la recherche action. 
En fait, Madame Lurçat rejette toute possibilité d'un partage démocratique de la production du savoir. Cela la conduit A faire l'éloge démagogique (faute de démocratie) de l'expérience acquise empiriquement par les enseignants : pour les chercheurs en pédagogie " il n'y aurait pas de maîtres chevronnés qui ont acquis une expérience sur le terrain, expérience spécifique, liée A la pratique professionnelle. " On sait A quelles dérives politiques conduit l'invocation de l'expérience individuelle. En s'appuyant sur l'opinion vague, elle conforte l'ordre dominant, le justifie et le renforce. L'appel A l'expérience du terrain a d'ailleurs pour corollaire le plus grand mépris des enseignants qui se laisseraient manipuler par la perversion de la recherche-action et de l'Education nouvelle. De la même façon les élèves sont considérés comme de la pâte A modeler dont chacun pourrait faire ce qu'il veut. Quant aux parents qui, selon Madame Lurçat, ont le bon sens d'acheter des abécédaires A leurs enfants pour combler les carences d'une école dominée par la recherche action et l'Education Nouvelle, ils ont besoin de Madame Lurçat pour être la conscience du complot qui les manipule eux et leurs enfants. Cette cohérence s'inscrit bien, en dernière instance, dans la volonté politique du discours de Liliane Lurçat. Il s'agit de perpétuer l'unité de l'Ecole de la République. Parents, enseignants, dans l'indifférenciation de toute réalité sociale, sont invités A se mobiliser pour sa défense contre les comploteurs. C'est A Hanna Arendt qu'il est fait appel : " H. Arendt considère comme un fait désastreux que l'enfant soit exposé A la lumière de l'existence publique. L'enfant, écrit-elle, a besoin d'être protégé du monde pour que le monde ne puisse le détruire. Et le monde a besoin d'être protégé afin que la vague des nouveaux venus ne le dévaste pas. " (p.227) Monde protégé, monde fermé, telle est l'école que veut Madame Lurçat, reflet d'une République non moins protégée et non moins fermée. Nous laissons la responsabilité A Liliane Lurçat de son résumé de la pensée de H. Arendt. 
Cependant nous sommes en droit de lui demander qui sont ces nouveaux venus dont son monde a besoin de se protéger. On ne peut pas ne pas voir les convergences de ce discours sur "les nouveaux venus" avec une idéologie inquiétante qui décidément gagne du terrain. Ni la République, ni son école ne sauraient se laisser perturbées par l'étrange Etranger qui de fait doit être exclu du droit de cité comme parent, comme enseignant, et pourquoi pas comme élève. Décidément le mérite de Madame Lurçat est de mettre en évidence la logique qui anime bien des discours, certes plus nuancés ou plus dilués ou parfois tout simplement techniques, sur la crise de l'école et la façon de la conjurer.
C'est pourquoi nous avons cru bon de rendre compte de son livre. 
 

Jacques BERCHADSKY 

 
? Jacques BERCHADSKY