La revue de l'AFL Les actes de lecture n°65 mars 1999 ___________________ |
Note de lecture
La littérature de jeunesse dans tous
ses écrits :
Jean Paul Gourevitch
Ce livre est présenté comme un outil A destination des observateurs actuels de la production pour la jeunesse, en réponse au postulat qu'aucune analyse " ne peut se développer sans une connaissance suffisante du passé ". Sa vocation, A terme, est d'aider A réfléchir sur les héros et les valeurs présentés aujourd'hui aux enfants, ou plutôt aux jeunes. Plus que la seule littérature de jeunesse "en livres", en effet, Jean-Paul Gourevitch présente " la constitution progressive d'un espace jeunesse où vont se rencontrer des auteurs avec leurs textes, des libraires et des éditeurs avec leurs produits, des prescripteurs avec leurs conseils, un public avec ses attentes. A l'intérieur même de cet espace, les modalités de l'échange sont diversifiées : textes imposés, conseillés, choisis ; textes religieux, anciens, contemporains ; textes nus, décorés, illustrés ; textes improvisés A partir d'un canevas, racontés, récités, rédigés ; manuels scolaires, littérature d'évasion et de divertissement, textes sans images, images sans paroles. " L'exploration s'arrête A la fin des années soixante, au moment où " la littérature de jeunesse est reconnue ", où " les pionniers ont cédé la place aux vulgarisateurs et aux médiateurs ", y comprise la presse analytique spécialisée. Le parti pris de cet ouvrage est de faire alterner, au fil des périodes, une vision synthétique des productions et de leur évolution et des "morceaux choisis", donnant A lire des auteurs ou éditeurs dans leurs textes A destination de la jeunesse ou dans les préfaces, révélant lA leurs intentions ou conceptions de leur rôle. Jean-Paul Gourevitch insiste sur le fait qu'un livre est non pas un produit, mais " l'aboutissement d'un processus de production qui prend en compte ses objectifs, sa conception, sa rédaction, sa fabrication, sa diffusion et sa conservation ", et cela A toute époque. Et effectivement, tout au long du livre, nous sommes du côté des producteurs, quels qu'ils soient. Ce qui nous manque, dans la représentation que nous nous construisons de la présence de la littérature de jeunesse, c'est la dimension des lecteurs : le seul chiffre évocateur qui nous est donné, est celui de l'évolution du nombre de titres parus par an (donc côté production) ; une seule indication est faite sur le tirage restreint des livres par rapport au tirage de la presse enfantine, et sur la grande inégalité qui existait entre les enfants. Le lectorat ne constitue certes pas l'objet de ce livre, et les données le concernant sont sans doute difficilement "mesurables", mais en lisant, on ne peut éviter de réfléchir aux récepteurs. Ce qui apparaît, au fil des pages, c'est la construction d'une certaine idée de l'enfance. Mais la question essentielle, et Jean-Paul Gourevitch la pose lui-même A la fin de l'ouvrage, est celle des relations entre "l'enfant et le livre", de " l'appropriation par l'enfant lecteur des éléments nécessaires pour trouver sa place dans le monde d'hier et d'aujourd'hui ". Cela posé, ce livre met en évidence que certains débats que l'on qualifie d'actuels, faute de savoir, et certaines préoccupations, sont bel et bien anciennes : - Les opérations commerciales menées par les éditeurs (Jean-Paul Gourévitch utilise volontairement les mots "marketing" et "élargissement du marché" en parlant du milieu du 19e siècle), la segmentation en collections, les recherches de fidélisation de la clientèle. - Les visées de la littérature de jeunesse sur les enfants : s'agit-il de les éduquer, de les moraliser, de les divertir, de les instruire ? Faut-il les égarer en leur laissant lire des contes de fées, ou leur montrer le monde de façon scientifique ? Faut-il les confronter A l'imaginaire de l'illustrateur ou A la vérité du photographe ? N'y a-t-il pas perméabilité des deux points de vue avec effets bénéfiques pour le lecteur (Cf. Jean Macé) ? - La montée en puissance de l'image et les rapports entre le texte et l'image : A différentes périodes, l'image est dite faite pour soutenir l'intérêt, l'attention et la mémoire, elle permet d'apprendre par le plaisir, elle est lA "pour faire passer le texte" ! Fin 19ème, se développe, néanmoins, un mouvement pour la " formation de l'enfant A la beauté ". - La spécificité des auteurs. On lit, dès le début du 19ème siècle, les réticences de certains A demander aux écrivains d'écrire spécifiquement pour les enfants : " Que votre parole soit nette, claire, sérieuse, éloquente ; qu'elle reste soumise A toutes les difficultés de l'art d'écrire. " (Jules Janin) Et P.J. Stahl de déclarer qu'il faut " offrir aux enfants des livres qui, après avoir amusé leur jeune âge, pussent laisser dans leur souvenir d'autres traces que ces ouvrages médiocres qu'on met d'ordinaire entre leurs mains. " (1844). Un éditeur comme Hetzel fait appel, au 19ème, aux écrivains "reconnus" ! - La part relative des bibliothèques publiques et des bibliothèques scolaires, (avec le développement des outils d'analyse, et la mise en place dans la deuxième partie du 20ème siècle d'une formation spécifique pour les bibliothécaires - Qu'est-elle devenue aujourd'hui ?) - L'intérêt controversé porté A la littérature étrangère. - L'importance des manuels scolaires et de la presse pour la jeunesse en parallèle A la production de livres littéraires. On croit rêver ! Je me suis demandé, A certains moments de la lecture, A quel siècle je vivais ! Et cette mise en perspective des débats actuels parmi les débats passés n'est pas le fait, je le rappelle, du lexique moderne utilisé par l'auteur, puisqu'il cite ses sources dans le texte ! Nous savons bien que les évolutions ne sont pas linéaires, et, si l'on ne se réfère qu'A elles, les deux guerres du 20ème siècle notamment ont marqué des coups d'arrêt, voire des reculs. Mais les évolutions techniques dans les domaines de l'impression et de l'image, la multiplication des éditeurs, auteurs et illustrateurs, le développement des analyses ont-ils apporté des réponses aux débats cités ci-dessus ? Comment les lecteurs, adultes, jeunes et enfants, s'approprient-ils (aux différents sens du terme) les productions ? Jean-Paul Gourevitch dit que nous sommes entrés dans l'ère des médiateurs et des vulgarisateurs. Comment se joue cette médiation ? A-t-elle un effet sur les choix de lecture et sur la production elle-même ? S'il y a vulgarisation, la production en littérature de jeunesse touche-t-elle vraiment le vulgum pecus ? Qui sont les lecteurs ? En quoi leur vie s'en trouve-t-elle modifiée ? Ce livre, qui a l'avantage de nous ouvrir des horizons sur le passé et peuple notre mémoire d'hommes et de femmes qui ont déjA réfléchi A nos questions, nous invite A nous démarquer de la course folle de la production et A continuer A réfléchir sur l'enjeu individuel et social de la littérature de jeunesse. Annie JANICOT |