Les actes de lecture n°65 mars 1999
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L'écrit, un enjeu de pouvoir
Comme celui de Jean Foucambert dans notre précédent numéro (Du message au code, ou le rappel des principes qui nous guident. A.L. n°64, déc.98, p.11), le texte ci-après de Pierre Badiou prend le risque d'apparaître comme une redite aux lecteurs familiers des actes de lecture. En rappelant quelques thèses et analyses de l'AFL il vise surtout A rendre plus compréhensibles, A qui découvre ou aborde depuis peu notre revue, des articles pétris d'implicites rarement rappelés. Dans le n°61 des actes de lecture, Nicole Robine écrit : " ...dans bien des cultures, y compris la nôtre, les pratiques de lecture et d'écriture ont été perçues ou sont encore perçues comme des menaces identitaires pour le groupe social dominant. L'écrit est une arme. Si les femmes ou le peuple, éternels mineurs, lisent et écrivent, l'ordre social se trouve menacé. La lecture et l'écriture sont des actes pernicieux, des pratiques A risques. " L'écrit, enjeu de pouvoir ? Sans aucun doute.
Et les classes dominantes ont toujours été soucieuses d'en
tenir le bon peuple A distance afin de s'en réserver l'usage
pour élaborer une vision des choses conforme A leurs intérêts
et l'imposer A tous. Elles savent combien cet outil est précieux
: libéré de l'écoulement linéaire qui emprisonne
l'oral, il a l'immense avantage d'offrir l'espace permanent de la page
et le temps renouvelé de l'écriture pour creuser la réalité
en construisant des modèles théoriques qui en rendent compte.
Ainsi s'organise tout un système d'interprétation du monde,
qui est bien entendu fonction de la place qu'on occupe dans la société.
Également des intérêts que l'on veut protéger.
L'école, tout entière tournée vers le livresque, offre un champ d'action idéal A l'écrit dominant. Les textes scolaires, consensuellement réputés " neutres ", sont en réalité fortement idéologiques. Leur usage répété durant de longues années participe A la création de l'implicite qui constitue le fondement d'une culture commune inculquée A tous les citoyens. Un exemple éclairant nous est fourni par ce bref extrait d'un manuel de 4ème : " La fortune vient de la mer.
La réalité historique, incontestablement travestie, se présente comme un beau conte de fée grâce au choix du vocabulaire et A l'association des mots qui désamorcent la violence des événements. Fortune, par deux fois, se substitue au terme exact " capitaux ". Banal, le premier évoque non l'idée de profits - inconvenante ici ! - mais celle de succès (faire fortune), voire de chance (être favorisé par la fortune). D'ailleurs, celle-ci ne vient-elle pas de la mer, fruit sans doute d'une pêche miraculeuse ? La même image trompeuse se retrouve plus loin avec la conquête... des océans, association ambiguë qui, en évoquant l'exploration des mers et des côtes, cache l'appropriation brutale des terres par des conquérants sans scrupules. Tout le texte dénote la même volonté de masquer la réalité : les peuples suggère une volonté unanime - décision démocratique, pourrait-on croire - alors qu'il s'agit d'une minorité d'individus ambitieux, de marchands et de clercs, de soldats de métier, de repris de justice, le tout expédié par le pouvoir absolu de l'époque. L'expression Ils s'assurèrent la domination des colonies utilise un verbe désignant une action courante et banale de simple précaution, en même temps que la construction qui suit opère une habile neutralisation : en effet " domination " est généralement suivie d'un terme désignant, non celui qui subit, mais l'agent de l'action, lequel, tout petit ici (Ils), n'est que l'innocent sujet de " s'assurer ". Puis on rapporte, alors qu'il s'agit de pillages, pour redistribuer, A l'image d'un père Noël généreux. De profits, point car ce commerce est une vocation conduisant, juste récompense, A cette fortune accumulée, expression jugée sans doute moins sulfureuse que l'exacte " accumulation du capital ". Question : cet assemblage de mots, qui se prétend porteur d'information, donne-t-il une idée correcte de la réalité ou au contraire la masque-t-il ? Cette vision idyllique découvre-t-elle aux yeux adolescents le processus historique réel : conquête par les armes, massacres des indigènes et génocides, travaux forcés et châtiments corporels, traite des noirs, pillage des pays conquis... ? Bien évidemment, non. Mais le texte fonctionne car il repose sur un implicite culturel où figurent en bonne place les vertus de la race blanche ainsi que son indéniable supériorité. Dès lors, les " interventions " de l'Occident, qui s'échelonnent tout au long des siècles, ne sont, A nos yeux, que purement humanitaires, l'aide apportée A ces peuplades lointaines est forcément désintéressée et l'exploitation de leurs richesses ne vise que le bien de l'humanité ! Ce travestissement des faits est constamment A l'œuvre pour consolider le pouvoir de la classe dominante. Et la langue de bois s'active quand la menace contre l'ordre établi se fait plus pressante. Aujourd'hui, la primauté attribuée A l'économie-comptable enrichit le vocabulaire de nombreux néologismes mélioratifs destinés A voiler des événements douloureux ou des mesures coercitives : demandeur d'emploi, dégraissage, restructuration et flexibilité (quand ce n'est pas A présent souplesse tant celui-lA est décrié), plan social, mondialisation, etc. Insidieusement, l'accoutrement, ancien ou nouveau, de la réalité que nous impose la pensée dominante pénètre nos esprits prisonniers. L'écrit devient alors un outil manipulatoire. Aussi ne faut-il jamais prendre aucun écrit
pour argent comptant. Toute lecture se doit d'être critique. Quel
est le projet de l'auteur ? Qu'est-ce qui se cache sous les mots, derrière
leur agencement ? Quel est l'implicite, ce qui n'est pas dit parce que
considéré comme évident, cette connivence dont en
ne parle jamais, ce substrat de la pensée, tous les paradigmes qui
verrouillent l'orthodoxie ?
On se doute bien qu'un tel instrument qui donne la possibilité d'imposer sa propre vision et sa propre organisation du monde, cet outil de pouvoir, la classe dominante veut s'en réserver l'usage et tenir la majorité de la population éloignée de l'écrit. Il en fut ainsi de tout temps comme le montre un rapide survol historique. Les premières utilisations de l'écriture ont probablement été celles du pouvoir, écrit Lévis-Strauss : " inventaires, catalogues, recensements, lois et mandatements ; dans tous les cas, qu'il s'agisse du contrôle des biens matériels ou de celui des êtres humains, manifestation de puissance de certains hommes sur d'autres hommes et sur des richesses. Contrôle de la puissance et moyen de ce contrôle. " Écritures des " choses ", ces opérations comptables en Mésopotamie constituent les premières archives de l'humanité, enrichies peu A peu de textes divers : mythes, rites sacrés, lois et ordonnances, connaissances médicales, mathématiques... Dûment classé, répertorié, ce trésor écrit devient la mémoire du pouvoir, qui se transmet aux dominants de chaque génération et constitue un système cohérent d'explication du monde, jalousement protégé. L'église, au Moyen-Age, se fera le cerbère féroce d'un ordre divin assurant la stabilité de la société de cette époque, pérennisant les structures politiques. Certains manuscrits seront prudemment gardés en divers monastères. Dans Le nom de la rose, le labyrinthe qui protège l'accès A la vaste bibliothèque est un symbole éloquent de l'interdiction de lire adressée au commun des mortels. Le vieux moine avoue d'ailleurs que des livres sont cachés " parce qu'ils contiennent une vérité différente de la nôtre et des idées qui pourraient nous faire douter de l'infaillibilité de la parole divine. " C'est pourquoi les livres sont voulus comme " préservation du savoir et non recherche " (Umberto Eco). Quoi qu'il en soit, le peuple n'a nullement accès A une communication conceptuelle interdite par l'usage même du latin. Il est éduqué A l'aide d'une liturgie toute audio-visuelle où se mêlent icônes et cantiques. Au XVIè siècle, le protestantisme manifeste une volonté de démocratiser l'accès A l'écrit afin de permettre la lecture directe des textes sacrés. Mais ces nouvelles églises seront bientôt amenées A réagir contre des interprétations jugées trop libres. A la même époque, un esprit aussi ouvert que Montaigne refuse de mettre les textes sacrés A la portée de tous : " Ce n'est pas une raison qu'on permette qu'un garçon de boutique (...) s'en entretienne et s'en jouë. " Un pas de géant au XVIIIè siècle avec la publication de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert qui durent livrer une rude et longue bataille contre jésuites et parti dévot pour que cette œuvre voie le jour. Mais les nouveaux lettrés sont pour l'essentiel des bourgeois. Quant au peuple, on s'en méfie et on l'écarte. Voltaire s'exprime très clairement sur la nécessaire limitation A quelques-uns du savoir-lire : " Je crois convenable que quelques enfants apprennent A lire, A écrire, A chiffrer, mais le plus grand nombre, surtout les enfants de manœuvres, ne sachent que cultiver, parce qu'on n'a besoin que d'une plume ou deux pour trois cents bras. " Faut-il rappeler la surveillance étroite dont firent l'objet, au XIXè siècle, les colporteurs accusés de propager des écrits subversifs ? Il n'est pas jusqu'A nos grands écrivains bourgeois - Flaubert, Dumas fils, Taine, Renan... - qui, après la Commune, prônent la suppression du suffrage universel et refusent l'instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire. Il est vrai que la bourgeoisie n'a cessé de craindre que le prolétariat ne s'émancipe en s'instruisant. Il n'empêche qu'on assiste historiquement A une démocratisation progressive de l'écrit par un élargissement de la base du lectorat. Cette évolution est liée aux besoins nouveaux qui se font jour, en particulier des besoins économiques. Évolution cependant toujours partielle car elle se heurte au désir de la classe dominante de se réserver le pouvoir de lire. Cette contradiction historique affecte en particulier la nécessaire " alphabétisation " entreprise aux XIXè et XXè siècles, époque où l'essor industriel demande une main d'œuvre capable de comprendre des écrits simples : consignes et ordres écrits, affiches officielles, petites nouvelles, ensemble de communications écrites remplaçant plus efficacement au sein de l'entreprise et de la ville l'ancienne communication orale. En même temps cependant, la division du travail confine cette main d'œuvre dans les tâches d'exécution, l'excluant de toute responsabilité économique et politique, de toute prise de décision, donc également des occasions et des raisons d'utiliser l'écrit dans sa fonction la plus élaborée, celle qui permet de créer des modèles A partir de sa propre expérience, c'est A dire de théoriser, d'aider ainsi A comprendre pourquoi les choses sont ce qu'elles sont. Il était donc inutilement coûteux - de plus éventuellement risqué pour l'ordre établi, on ne sait jamais - de donner A ceux qui sont destinés A n'être que des exécutants le pouvoir de lire, c'est A dire d'aborder des écrits complexes, d'analyser les points de vue exprimés, de saisir l'état du monde et sa propre condition. Aussi, le choix de former des déchiffreurs - et non des lecteurs - constituait-il un habile compromis puisqu'il permettait A l'ensemble des travailleurs et des citoyens de comprendre des écrits élémentaires nécessaires A la vie quotidienne et A leur travail tout en leur interdisant l'accès A une lecture critique, dite " savante ". En revanche, peuvent devenir réellement lecteurs ceux qui trouvent dans leur famille, leur milieu social, l'environnement et les pratiques indispensables au long apprentissage du lire-écrire. On voit de qui il s'agit : le tour est joué. Nos sociétés occidentales savent
opérer en douceur et les interdictions de brutales jadis se sont
faites subtiles, abusant nombre d'entre nous. Force est d'admirer - même
si c'est en grinçant des dents - le double verrouillage habilement
opéré sur l'accès A l'écrit : un statut
social de simple exécutant privé de responsabilité
et d'autonomie couplé A la pratique du déchiffrage
qu'on amalgame sournoisement A la lecture. On ne s'étonnera
pas dès lors du taux élevé d'illettrisme.
Sans doute faut-il ici éclairer notre lanterne en examinant la notion d'illettrisme qu'une définition officielle présente comme étant l'impossibilité de " lire en le comprenant " ( !) un texte d'une dizaine de lignes sur un sujet de la vie courante. Un tel concept trace une ligne de partage entre deux catégories : 10 A 15% qui sont dits " illettrés " et le reste de la population A qui chacun attribue a contrario des rapports aisés, productifs, répétés avec les écrits variés qu'on utilise pour s'informer et comprendre le monde. Les faits démentent cette vision restrictive de l'illettrisme qui cache, volontairement ou par la logique même du système, un aspect alarmant de la réalité. A preuve les conclusions d'une enquête de l'OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economiques) menée A partir d'un échantillon de quelques 450 000 personnes, représentatif des populations de 16 A 65 ans de douze pays développés. Il s'agissait d'évaluer leur capacité A comprendre et utiliser l'information écrite, ce que cet organisme appelle " literatie " et qui correspond en quelque sorte A des " compétences de base ". Les résultats publiés en septembre 95, sont dans l'ensemble très médiocres et, avec 40% de Français qui peinent A lire avec profit un document, nous nous plaçons avant-derniers en Europe, juste avant la Pologne. Précisons que nos représentants, au vu de ces chiffres, refusèrent leur publication sous prétexte qu'ils ne sauraient être valables, n'étant pas conformes A ceux fournis par l'armée, lesquels mesurent le taux d'illettrisme selon la définition officielle, ce qui est tout autre chose. La peur du thermomètre se manifesta de nouveau au moment de l'enquête suivante... A laquelle la France préféra ne pas participer ! ! A noter que les nouveaux résultats, publiés fin 97, sont toujours aussi décevants, y compris pour l'Europe, et même très inquiétants pour la Grande-Bretagne. L'OCDE, dont le souci n'est que de comptabiliser la main d'œuvre disponible en définissant des " compétences de base " ne cherchait qu'A mesurer un niveau minimum pour " l'employabilité ". C'est dire que n'ont pas été prises en compte des capacités de lecture pourtant indispensables A qui veut utiliser l'écrit avec profit : compétences " approfondies " touchant A l'organisation du texte, des phrases, au choix des mots... et surtout compétences dites " remarquables ", qui ne le sont que par leur rareté, hélas, et qui permettent de saisir par exemple l'implicite d'un texte, c'est A dire ce que l'auteur nous fait comprendre sans l'écrire noir sur blanc. Les diverses évaluations conduites par l'Éducation nationale A chaque rentrée scolaire indiquent que 15 A 20% seulement des élèves de 6ème maîtrisent ces compétences remarquables et peuvent donc être considérés comme de vrais lecteurs. Est-on sûr que tout au long de la scolarité secondaire ce pourcentage ira en augmentant sensiblement ? On peut en douter au vu des divers sondages effectués auprès de la population adulte, sondages qui révèlent une majorité de non-lecteurs. Cette inculture A l'égard de l'écrit, caractérisée par l'éloignement et l'exclusion de beaucoup de citoyens des réseaux de la communication écrite, ne constituent-elle par un réel illettrisme ? On voit que nos appréciations du " savoir lire " dépendent, elles aussi, d'un découpage de la réalité, guidé par nos préoccupations, nos ambitions, ce que nous voulons cacher également. Les conséquences ne sont pas minces. Réserver le terme " illettrés " A ceux pour qui le moindre écrit est totalement obscur, c'est rassurer la population en limitant le problème A une frange et conforter une majorité de non-lecteurs, souvent médiocres déchiffreurs, dans l'idée qu'ils savent lire, eux, même si les pratiques sont absentes ! C'est aussi se cantonner au plus pressé en administrant un minimum dans des stages d'alphabétisation ou de " remise A niveau ". Mais peut-on continuer A cacher des réalités
aussi dérangeantes ? Ce serait vouloir, en secret, garder les choses
en l'état. Ne doit-on pas au contraire s'interroger sur les raisons
d'un phénomène aussi préoccupant ? Alors d'urgence,
il faut démystifier le discours traditionnel. Ce A quoi nous
nous employons, A l'AFL, tout en mesurant l'extrême difficulté
de la chose. Il ne peut en être autrement puisqu'un pouvoir est en
jeu.
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