Les actes de lecture n°65 mars 1999
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TOUT SE LIT AVANT 4/5 ANS
L'observatoire National de la Lecture a récemment publié une sélection de livres destinés aux jeunes enfants (1). Peu de temps après, les organisateurs du Salon du Livre d'Aubagne nous ont demandé d'intervenir auprès d'un public de parents afin de les aider A s'orienter dans la production disponible sur les stands tout en affûtant leurs regards sur les livres A partir des histoires qu'ils contiennent et des liens qu'ils entretiennent. Nous avons profité de l'événement pour rajeunir nos étagères et nous avons saisi l'occasion pour rafraîchir nos savoirs, nos points de vue. Bien nous en a pris car, lorsque les éditeurs nous ont adressé les livres en question, A notre grande surprise (et avec une pointe de désappointement), nous avons découvert qu'un certain nombre nous était inconnu. Nous avons alors entrepris de chercher ce qui, dans la commission, avait pu orienter ce choix, ce qui, pour ses membres, constituait des critères de sélection et ce qui, pour des parents, pouvait devenir grille de lecture.
Des histoires d'écriture Il y a bien longtemps, quand ils existaient, les livres pour les jeunes enfants se contentaient souvent de dénommer le réel en le dénombrant : une voiture [dessin d'une voiture], deux ballons [dessins de deux ballons]... Sages comme des imagiers, ils faisaient un drôle de tour du monde. Ils racontaient quelques historiettes, même pas préparatrices aux grandes et prenaient acte de l'état apparent des choses avec les mots de tous les jours, les mots prêts d'avance. Et puis, ils disparaissaient derrière les livres sérieux, les livres de quand on savait lire. Alors, on les oubliait. Mais, un jour, vinrent des créateurs comme Iela MARI avec Les aventures d'une petite bulle rouge. 1967... Et depuis trente ans, les albums n'en finissent pas d'exhiber des vérités incertaines ! Mais lA, rouge, une petite bulle de chewing-gum grossit, grossit, grossit jusqu'A se détacher, comme le font, depuis l'apparition de l'écriture, tous les énoncés qui cessent alors d'être des savoirs incorporés (2). Et la bulle devient ballon, léger, au bout d'un fil qui rappelle vaguement l'origine tout en tenant secrète la destination : la branche de l'arbre sur laquelle la baudruche ouvre sa lumineuse corolle. Selon le contexte, l'objet subit des transformations et prolonge indéfiniment ses sens sans rien perdre de ses attaches (fil - du ballon - , tige - de la fleur - , queue -de la pomme-; manche -du parapluie-...) comme si la forme et la fonction des choses, leur signification, n'étaient que variations d'une même matière en perpétuelle mutation. Depuis, dans des albums comme Ah !, Oh ! (3) de tels mécanismes se sont sérieusement perfectionnés affirmant que, de contextualisation en décontextualisation, puis en recontextualisation, l'enfant apprend A maîtriser des savoirs proches qui se font et se défont, s'élargissent et se ramifient, jusqu'A atteindre des distances, géographiques et historiques, immenses, reculées, abstraites qui ramènent pourtant toujours A soi, son environnement, son existence. Si, comme pour l'escargot de Francis Ponge, il n'est pas question de progresser sans s'exposer, des protections existent alors qui peuvent être, par exemple, la confiance dans ce qui se modifie et nous change. La dernière image d'un parapluie vu d'en haut avec deux pieds qui marchent le suggère. Donc, on avance. C'est une autre boule, mais blanche qui inaugure l'album suivant : Si j'étais... LE PERE NOEL (4). LA encore, la réalité est placée sous condition, celle qui pousse le lecteur A entrer volontairement dans ce qui n'existe pas, ou pas encore, ou pas tout A fait, A faire semblant d'y croire comme dit le lapin de Claude Boujon (5), A accepter, en toute conscience, selon la formule d'Aragon, le " mentir-vrai " ; et la métamorphose peut alors commencer : la boule blanche ne reste pas longtemps immaculée, elle rosit comme un visage et tout le reste du corps s'en suit. Comme monté d'après plans, le père-noël s'imprime au bout de toutes les pages et le canevas du livre, lui aussi s'anticipe qui permet au lecteur d'organiser l'histoire A partir de son bâti. Qu'affirment ces livres sinon que les regards qu'ils font naître, les points de vue qu'ils suggèrent, ont presque tous été prévus par un auteur, ailleurs, autrefois et que ces prévisions deviennent projets du lecteur déterminant, s'il s'en soucie, le cadre fertile de sa compréhension. Mais lA, un A un, les éléments physiques du personnage s'articulent, ciselant rigoureusement l'apparence et la fonction du héros attendu, signalant secrètement que l'ajout est une des opérations essentielles de l'écriture. Progressivement, le bonhomme se forme donc sous l'anticipation et le consentement du lecteur qui a déjA envisagé, avec la silhouette héroïque, l'allure générale du récit : l'horizon d'attente est bien lA, prévu par l'auteur, ouvert par le lecteur, " perception guidée qui se déroule conformément A un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant A des intentions et guidé par des signaux... " (6). Un peu dommage que cet album-lA n'offre que la chute qu'il avait installée et coince le lecteur sans autre perspective qui n'ait, par l'expérience, déjA été explorée. Heureusement, certains livres depuis Queneau (7), permettent de " mettre le bazar " dans les listes convenues et de faire surgir de nouvelles histoires du lit des anciennes, d'autres sens, par simples manipulation de phrases ou de propositions. Le remplacement, le déplacement sont aussi des opérations fondamentales de l'écriture. Ici, c'est TOHU-BOHU (8) qui suggère, comme son nom l'indique et par exemple, que La nuit, les oies sortent au-dessus du gâteau d'anniversaire : sens dé-calé par le jeu des prépositions (sur, dans, au-dessus, sous...) qui exilent des personnages bien installés dans leur temps, dans des territoire étrangers, créant par toutes sortes d'entremêlements, des logiques extravagantes, des situations cahotiques, éclats d'univers insoupçonnés. L'imagination ne surgit pas du néant, elle réclame un terreau. Au-dessus, dans, chez, avec..., mots-outils, petits mots comme disent les débutants qui ne pensent pas toujours A la portée de ces micro-jointures qui font contact entre des segments signifiants provoquant parfois des effets étonnants, et même détonnants. Ces outils-lA, on les retrouve, en libre-service, chez Tana Hoban (9), fixés, de part et d'autre des doubles-pages, entourant des photographies amovibles, au centre du livre, comme encartées. Selon la ou les préposition(s) sélectionnée(s), A propos de telle ou telle photo, les éléments des clichés vont se trouver naturellement ou cocassement alliés, provoquant hilarité, stupéfaction, indifférence... Le lecteur reste maître d'arrêter telle ou telle image, de piocher, dans les colonnes des prépositions, celles qui créeront, entre les objets et les lieux, les êtres et les choses, d'étranges dépendances : jusqu'au bout, il domine seul les jaillissements les plus inattendus d'un sens qu'il découvre grâce A des accords, par lui seul passés entre des mots pour dire des images, entre des images pour sonder les valeurs des mots... Lecteur-maître d'affranchir le langage de ses conventions, lecteur-libre de se représenter autrement le monde sous ses yeux exposé. A l'occasion, un autre coup d'œil est de rigueur sur le deuxième album de Tana Hoban (10) où, sur la même page, divisée en quatre, trois images s'exposent dans les mêmes tons : épi de maïs jaune, panier jaune, papillon jaune, par exemple, tandis que la quatrième image propose, elle, la même couleur mêlée A d'autres, rompant la monotonie, par une autre harmonie. Mais, lA, même lorsque les teintes sont rigoureusement identiques, les matières qui diffèrent créent les nuances : ainsi, le vert de la poupée de chiffon vibre autrement que celui des ciseaux d'écolier qui luisent d'une autre façon que celui des petits pois : tissu, plastique ou végétal contribuent, en tant que matériau, A donner le ton. C'est de couleurs dont il est aussi question dans Le matin des couleurs, issu d'une nouvelle collection de chez Gallimard (11). Tous les livrets ne fonctionnent pas avec le même bonheur, mais certains, comme Rusé Renard (12), dans la série Pourquoi et comment ? jouent subtilement de l'anticipation (une question sur une page, la réponse ensuite). Cependant, la réponse ne dort pas en toute simplicité, au verso, comme la réplique évidente d'une tirade classique ; elle exige, de la part du lecteur, quelques manœuvres : on dispose d'une question, on tourne la page, mais... surprise ! on doit l'ouvrir car elle est pliée en quatre ; et la réponse seulement apparaît. Est-elle semblable A celle qu'on avait préparée mentalement ? Dans un cas comme dans l'autre, il faudra s'expliquer la solution A l'énigme posée. Tous les titres de cette collection fonctionnent sur ce principe : si être explicite c'est pouvoir déplier ce qui est implicite (plié dedans), alors, des éléments de réponse doivent être suggérés A proximité de l'interrogation. On replie la page, on revient en arrière, on observe A nouveau la surface précédente et, effectivement, souvent, en face de la demande, une offre était faite, un indice était tapi dans l'illustration. Au lecteur de le prendre ou de le refuser la prochaine fois mais, averti, il devrait maintenant poursuivre sa lecture en y regardant de plus près, en s'associant davantage A l'action voilée de l'auteur. Le lecteur n'est donc plus cette surface vierge sur laquelle s'impriment un A un des éléments imprévisibles pour un résultat insoupçonné, il s'active et il active des sens probables, il isole, il hiérarchise, il noue, il tisse, il évalue constamment, il glisse en surface du récit, plonge dans sa trame, écrit en même temps qu'il lit. Beaucoup plus explicites, apparemment, sont les documentaires réservés aux tout-petits. Et pourtant, l'un A côté de l'autre, ces livres révèlent des charpentes invisibles A l'œil nu, des structures secrètes, mais fondées. Le cas choisi ici est celui de l'écureuil. Clairement désigné dans le titre des Premières Découvertes de chez Gallimard, L'écureuil (13), il bénéficie d'un titre plus énigmatique, plus fantaisiste A l'Ecole des Loisirs, dans la collection Archimède, qui intitule son ouvrage La tête en l'air (14). La collection Archimède va insister sur les performances exceptionnelles de l'animal, les Premières Découvertes sur les caractéristiques communes A son espèce. Cette dernière collection, c'est lA tout son attrait, fonctionne avec intercalation de transparents qui, lorsque c'est réussi, permettent de penser les choses au-delA ou au-dessous de ce qu'elles montrent : dans ce qu'elles cachent, ce qu'elles insinuent, ce qu'elles disent sans le dire. Ici, le 1er transparent masque/démasque l'écureuil derrière son arbre : affirmation de l'état sauvage d'un animal souvent présenté comme un héros de peluche ou de dessin animé, facétieux, amical, presque domestique. Non, il est farouche et le transparent rompt l'opacité des fausses représentations. Le 2ème transparent insiste, lui, sur la réversibilité de l'action (monter A l'arbre d'un côté, descendre de l'arbre, de l'autre) ; il propose donc de voir un mouvement dans sa source et son prolongement, montre les gestes dans leurs liens, en exprime les logiques. Le 3ème transparent s'intéresse A la variation du pelage de l'été A l'hiver, et attire l'attention sur les rapports qui existent toujours entre ce qui fut et qui se renouvelle. Mais, tous les transparents ne sont pas toujours aussi lumineux même s'ils restent amusants. Dans un livre comme dans l'autre, l'écureuil est présenté, avec les mêmes mots, dans les caractères permanents des espèces animales, savoirs parfois superficiels niant la complexité de la vie et même son dénouement : gestes répétés de la toilette dans les mêmes positions, les mêmes lieux (même sous-bois, même souche d'arbre), aliments routiniers (glands, mûres, champignons), comportements physiques convenus (acrobate...), ennemis traditionnels (martre, autour des palombes), reproduction sans sélection, hibernation qui esquive la disparition, discréditant A la fois Claude Bernard quand il affirme que " la vie c'est la mort " et le projet scientifique de telles collections : le petit qui grandit, la plante qui croît ne connaîtront jamais l'arrêt inéluctable du lien vital et encore moins sa rupture prématurée. D'un livre A l'autre, même structure de récit : le cycle qui commence le matin se boucle A l'hibernation, au terme de quatre saisons qui suggèrent l'unité de vie animale ; en tout cas l'unité d'écriture des collections qui lui est consacrée. Avec ces albums, se dessine l'intérêt d'un réseau : ce qui est pareil n'est pas toujours le même. Si les Premières découvertes de Gallimard permettent, avec leurs transparents, d'imaginer l'envers du décor, un autre livre, de la même collection, dans une autre série J'observe les animaux sous la terre (15), permet lui, de voir vraiment ce qui se cache sous les apparences. Ici, les transparents sont plus nombreux et clairement opaques. Mais, A la fin du livre, on découvre, insérée dans une sorte d'étui, une loupe de papier qui éclaire par-dessous la page (contrairement aux loupes ordinaires qui grossissent par-dessus) ce qui était sombre A l'œil nu : une manière habile de dire que la lecture critique est toujours résistance aux évidences et d'observer, en profondeur, ce qui ne tombe pas sous le sens mais le crée. Souvent, dans la collection, les dernières pages élargissent le propos en exposant d'autres animaux vivant perpétuellement sous terre ou occasionnellement, en hiver par exemple. Un jeu d'observation permet de retrouver, dans les pages précédentes, des éléments isolés de leur contexte. C'est encore une histoire de visible et d'invisible qui se joue dans Petit renard perdu (16). Une mère, qui ne retrouve plus son petit qui dormait pourtant près d'elle, part A sa recherche en se fiant aux indices qu'il a laissés dans sa fuite : empreintes, crottes, poils... Elle imagine, derrière ces traces, mêlées A d'autres, les activités, les buts, les rencontres du fugitif. Le lecteur s'associe A la quête maternelle jusqu'A ce que mère et petit soient réunis dans une image qui se mire dans son propre reflet, son double, dans l'eau d'une mare. Et le livre change de sens. A ce moment, le lecteur est invité A faire le parcours inverse, A prendre l'histoire A l'autre bout, A la suivre avec l'autre protagoniste, le renardeau vagabond : non plus la recherche mais l'escapade. Plus question d'interpréter les indices, on découvre comment et pourquoi ils ont été posés, on saisit ce qui, dans l'autre sens, crée l'implicite. D'un côté le livre s'appelle Sur la piste de petit Renard, de l'autre L'aventure. Une manière forte de parler d'émission et de réception, d'écriture et de lecture... Grands classiques que ces allers-retours : les histoires se font et se défont, se défont et se font. C'est le cas du monstre vert (17) qui, pièce par pièce (comme dans Si j'étais le père-noël) se monte, pièce par pièce, se démonte, avant de disparaître sauf - et c'est nouveau - si le lecteur crée son retour par une autre lecture. La suppression est une opération clef de l'écriture. C'est le cas (inverse) de Dix au lit (18), où un enfant expédie, l'un après l'autre, ses jouets par-dessus bord avant de déplorer son insoutenable solitude : et de les reprendre l'un après l'autre, dans le même ordre, avant de s'endormir dans la sécurité de ce nouveau pouvoir. En bas du lit, les peluches avaient vécu une autre vie, confrontant le lecteur au récit sur double piste. C'est le cas de La chasse A l'ours (19), de Doudou (20), de Plouf (21), et de bien d'autres qui montent, démontent et remontent les schémas narratifs dans des trames perceptibles, prévisibles, ou qui égarent le lecteur d'abord perplexe avant de devenir expert et amateur de ces jeux parce que " les œuvres qui transgressent sciemment l'attente (...) servent un dessein critique ou sont sources d'effets poétiques nouveaux " et que " c'est en constatant que nos hypothèses étaient fausses que nous entrons vraiment en contact avec la réalité. " (22) Mais les conclusions de ces histoires, apparemment semblables, ouvrent sur une re-lecture du texte et parfois de la vie : l'ours était-il si dangereux ou avait-il lui aussi envie d'entrer dans le jeu qu'était sa propre chasse ? La peine des uns comme l'autre face du plaisir des autres. Et si la fillette geignarde parce qu'elle avait perdu son " doudou " en oublie sa fonction dès qu'elle le retrouve, n'est-ce pas parce que les plus grands, l'ayant intégrée A leurs jeux, lui offrent de transiter du bébé A l'enfant ? L'égalité comme seule alternative A l'exclusion. Et quand, dans Plouf ! les ruses sont tantôt ou tout A la fois stratégies pour fuir les uns, stratagèmes pour avoir l'autre que disent-elles sinon que la qualité de nos perceptions dépend de celle de notre conscience. La substitution est l'autre opération maîtresse de l'écriture. Parfois, si le lecteur accompagne la montée de la chaîne narrative, s'il en saisit la logique, il ne saura pas ce qui se trame au-delA du récit, une fois le livre clos. C'est le cas de Très, très fort ! (23), de La promenade de Mr. Gumpy (24). Les personnages arrivent bien l'un après l'autre, on les attend, ils font fonctionner le récit sur de l'ajout (procédé renforcé quand les pages en noir et blanc succèdent aux pages en couleur liant l'état antérieur au nouvel état) mais la chute de l'histoire est aussi celle de son procédé. L'homogénéité d'un texte est toujours menacée par l'apport d'éléments nouveaux qui peuvent le noyer. Car, comme le signale Mr. Gumpy, le détail ajouté fragilise, si l'on n'y prend pas garde, le tout : chaque personnage qui monte dans la barque doit veiller A ses relations avec les autres au risque de mettre la promenade A l'eau : au mouton de ne pas bêler, aux poules de rentrer leurs ailes, au veau de se faire petit... L'échec, en écriture, ne signifie pas que les éléments étaient mal choisis, que les idées n'étaient pas bonnes, mais qu'ils étaient mal agencés, qu'ils n'ont pas trouvé entre eux des moyens d'entente. Alors, on reprend les mêmes et on tente autre chose. C'est apparemment d'énumération dont il va être question dans Une patte, deux pattes (25), alors qu'il s'agit d'un cycle. Œuf, poussin, et c'est toute la vie " humaine "avec sa quête d'identité. Les histoires qui, jusque-lA, faisaient l'état du monde, vont faire état de soi, avec les mêmes procédés : ajouts, suppressions, déplacements, remplacements. Le poussin cherche une façon d'avancer, d'évoluer : modèle en couleur sur une page, imitation en noir et blanc (brouillon ?) sur l'autre page. Une patte, deux pattes, trois, quatre, des ailes, pattes palmées, plus de pattes, trop de pattes... les façons de progresser sont multiples, il suffit de trouver les moyens appropriés, de trouver sa propre voie ! Faire comme les autres semble d'abord la solution mais c'est périlleux. Alors, devenir soi A travers l'autre, être chaque fois un autre... soi-même, même si c'est long, paraît plus subtil. L'écriture s'emplit, se tend sous le poids et la pression de la vie intérieure. Dans Arrête de faire comme moi (26), c'est l'autre qui se sent altéré dans son intégrité par le fait qu'on cherche A lui ressembler. Mais, dans un couple, dès que l'un décide d'être autonome, l'autre le réclame, regrette la dépendance. Comment ne pas penser A Quel genre de bisous. (27) Etre soi-même, devenir son propre compagnon ! Non pas se suffire A soi-même mais savoir se prendre en compte. Solotareff, dans un livre plus long, plus dense, approfondit le thème. Le chat, Narcisse (!), introduit, dès la première page, le mythe du même nom : dans son insatisfaction existentielle (ne pas être comme les autres, ne pas savoir ce qu'il est...) il rêve d'un Moi indéfini, insaisissable, A chérir. Les masques dont il se pare dissimulent mal son désir et sa crainte d'être aimé. L'histoire se termine dans un dialogue avec Bibi (un autre moi-même) où Narcisse apprend que si sa présence n'est pas le tout dont il rêve, son absence crée des manques. Alors, quand Bibi veut, A son tour, être un autre, la morale implacable annonce le célèbre " Connais-toi toi-même. " Se contenter de ce qu'on a, se rendre A l'évidence, faire de nécessité vertu pourraient être les morales de Bon appétit Monsieur Renard (28). Les récits s'épaississent, se lestent d'autres histoires, renouant avec " les fils dialogiques " qui tissent les langages du monde. C'est la faim (la nécessité) qui fait sortir Renard de sa grotte (toute 'platonique' comme dans Un beau livre, du même auteur). Dans les fables du monde qui se répètent depuis la nuit des temps, dans les expressions populaires (courir deux lièvres A la fois, avoir les yeux plus gros que le ventre, manger du lion...) comme dans les textes de La Fontaine (le corbeau et le renard, le lièvre et la tortue, la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf...) le renard est pris. Il a beau connaître la chanson : " on nous apprend ça dès le berceau ", le voilA bien déterminé par son histoire ; mais ne parvient-il pas A en changer la fin (et assouvir sa faim) lorsqu'après qu'une pomme lui soit tombé sur la tête il apprécie ce qu'il ne cherchait pas : une nourriture autrement attractive. Demain ne peut être qu'un autre jour. Loin des répétitions, Si j'étais un poisson (29) est dans l'évolution : celle du lecteur. Le titre, familier, Si j'étais...ouvre sur une petite fille en rouge (comme la bulle du début, comme le petit chaperon du même nom) qui suit un poisson rouge, pilote qui l'entraîne dans un monde de silence A la rencontre d'une foule de poissons semblables. Au centre du récit, la fillette, après une pose, prend la tête de la fin. L'écriture prend en charge la remontée dans un monde d'air et de lumière. Prisonnier de l'aquarium, le poisson ne peut la suivre dans sa rêverie qui se poursuit, dehors, dans le bleu des feuilles au bleu de la mer pareil. Et voilA que la sélection, d'apparence ordinaire, a livré quelques-uns de ses mystères. Par deux fois, nous avons rencontré des parents pour leur présenter ces livres A partir de leur structure. C'est de lA qu'ils ont accueilli les histoires. Avons-nous réussi A leur faire partager ce qui forme notre goût pour certains livres, qui légitime nos préférences, explique nos refus ? Conviendront-ils, A l'instar de Flaubert que tout est intéressant A condition de le regarder longuement ? Et, quand l'auteur, a su regarder Yvetot comme si c'était Constantinople, sauront-ils en tant que lecteurs voir Constantinople dans Yvetot ? Yvanne CHENOUF.
(1) Des livres pour le cycle
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