La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°65 mars 1999 ___________________
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Peut-il y avoir formation intellectuelle
sans activité de production ?
Débat public, Guy berger - Jean Foucambert, animé par Yvanne Chenouf
Il ne s'agit pas uniquement d'améliorer
les conditions techniques mais bien de faire vivre une école autour
de 5 axes. Le premier axe, et pas le moindre : une pédagogie de
projet, le projet étant un projet de production ; le deuxième
: une hétérogénéité d'âge des
groupes d'élèves ; le troisième : la gestion du groupe
par les élèves selon la tradition de l'Education Nouvelle
; le quatrième : l'ouverture de l'école et l'élargissement
de l'équipe éducative à des partenaires impliqués
dans un même projet ; et enfin l'individualisation des connaissances
ou l'appropriation individuelle des savoirs au sein d'un groupe.
Guy Berger : Plutôt que de répondre
à cette question, je souhaiterais introduire une autre notion, d'ailleurs
classique, celle de pouvoir. Personnellement je ne décolère
pas contre un texte, un grand texte pourtant, cette fameuse Convention
internationale des droits de l'enfant. C'est une litanie de ce à
quoi l'enfant a droit... sans que jamais on ne parle effectivement en terme
de droit, et le mot de droit n'a qu'un sens, c'est quand il s'agit du "droit
de...", c'est-à-dire du pouvoir qu'on peut exercer sur une situation,
sur un système social, etc.
Jean Foucambert : On peut être tout
à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit et puis après,
se poser des questions sur la situation dans laquelle s'exercent ce pouvoir
et ces responsabilités. J'ai bien entendu que cette formation évoquée
ne peut pas être seulement intellectuelle et qu'elle est aussi morale,
sociale et inséparable de la relation aux autres, au groupe. On
a donc ce premier constat. L'intitulé de la réflexion à
laquelle nous sommes conviés fait référence à
l'affirmation de Marx de ce que devrait être le mode de fonctionnement
d'une école du peuple en opposition avec le projet de la bourgeoisie
d'une école pour le peuple. La difficulté vient de l'ambiguïté
de ce mot "pro-duction". Au moment où Marx l'utilise, le mouvement
ouvrier cherche à sortir les enfants des mines. Quand Marx affirme
que la formation intellectuelle ne peut pas se faire en dehors de l'expérience
de la production, je crois qu'il parle de l'expérience des rapports
sociaux de production. C'est-à-dire des rapports de classe, de domination,
etc.
G.B. : Si nous posons trop vite la question
de la place de la formation intellectuelle et de son inséparabilité
des rapports de production, on risque un certain nombre d'errements. C'est
pourquoi j'ai commencé par cette question spécifique du droit
que je crois fondamentale même si elle n'est pas posée par
Marx et qui peut induire un certain nombre d'ambiguïtés par
rapport à des thèmes qui sont, chacun, intéressants
mais qui ne sont pas du même ordre. Quand on parle de l'importance
de la production, que Marx met effectivement en évidence, on parle
de plusieurs choses. On peut parler d'abord de la valeur intellectuelle
de la pratique. C'est un peu la position de Piaget qui montre que les structures
intellectuelles se constituent à partir de réalisations motrices,
pratiques. C'est encore plus vrai de Wallon qui met en relation l'acte
et la pensée. On est là dans une analyse du fonctionnement
de l'intelligence très éloignée de l'analyse des rapports
sociaux. On a d'autre part un certain nombre d'expériences (faites
surtout dans des pays en développement, le Congo, les pays socialistes...)
où une journée par mois on allait travailler à la
production. C'était à la fois une recherche d'une position
"fusionnelle" de l'école et du peuple et, c'était le cas
de Cuba, un essai pour l'école de se constituer les moyens de sa
propre survie en créant un budget pour l'école. Mais il s'agit
ici de comprendre comment la formation intellectuelle et de la personne
se constitue dans un axe social réel.
J.F. : Essayons de cerner davantage le sens
de ce mot production. Ce qu'il faut se demander, pour reprendre l'exemple
de Cuba, c'est quel travail on peut faire sur cette expérience d'une
journée de production. Dans l'idée qu'on peut se faire de
ce que dit Marx, la question est : quelle formation intellectuelle va pouvoir
s'élaborer à partir d'une action délibérée
d'enseignement sur cette expérience. Je voudrais prendre un exemple.
Des enfants d'une école décident de remédier à
l'état lamentable des espaces verts du quartier. Plusieurs interventions
sont envisagées qui vont du ramassage des papiers à la rédaction
d'écrits sur le sujet à destination des habitants. On est
dans un projet pédagogique qui va conduire à intervenir dans
le social. Le résultat de cette action : les délégués
syndicaux des employés communaux dénoncent une action pouvant
entraîner des suppressions d'emplois et les parents s'insurgent qu'on
fasse à l'école de leurs enfants des éboueurs !
G.B. : Ce qui vient d'être dit nous fait entrer dans la critique des critiques de la pédagogie de projet. Ceux qui dénoncent la contextualisation, l'utilitarisme, la particularisation du savoir, etc. rappellent qu'un de nos rôles est d'inscrire l'enfant dans une culture qui le précède et qui va l'instituer comme sujet humain. Mais en même temps, ce qui est dangereux, c'est que cette culture va être tronquée. Un auteur à la mode comme Alain Arendt dit que la fonction de l'école est de donner le monde à l'enfant et de lui permettre de s'y inscrire mais de ne pas interférer avec ce qui sera son rapport au monde qu'il aura à construire lui-même. Mais ce monde qu'on donne sous le nom de savoir à l'enfant est un savoir tronqué. Le projet ce n'est pas de référer uniquement des connaissances à l'usage qu'on en a mais c'est le seul moyen, quand il est tourné vers l'extérieur, d'accéder à certaines connaissances qui sont celles des rapports sociaux. En outre, la pédagogie de projet inscrit
l'école dans la longue durée. Le temps et l'espace de l'école
sont morcelés. Un emploi du temps de collège fait que l'enfant
va vivre une succession de moments liés à des règles
d'utilisation des salles et à des horaires d'enseignants (il va
aller du cours de musique au cours de math et du cours de math à
celui de musique...selon un mode très proche d'ailleurs de celui
des programmes de télévision). Les enseignants, comme des
O.S., sont devant une bande de roulement passant devant eux. Le prof de
math passe du boulon mathématique élèves de 3ème
au boulon élèves de 5ème et le programme comme la
bande de roulement de Chaplin est sacré. Ces élèves
qu'on dit en difficulté sont rassurés quand ils passent à
la production et au travail parce que tout devient intelligible et les
actions prennent du sens. Il y a aussi l'architecture des établissements
qui, qu'on songe aux collèges et lycées parisiens, clôt
l'espace sur lui-même. Or, un des fondements du rapport au savoir,
ce n'est pas son utilité, c'est sa validation sociale. Le fait que
le savoir soit significatif dans le champ social, que ce qu'on fait à
l'école prenne sens pour qui est en dehors est tout à fait
important.
J.F. : Le propre de l'activité scolaire, c'est de protéger l'enfant. Qui protège-t-on en réalité ? Et qui se protège en répandant l'idée qu'il est nécessaire de protéger l'enfant le temps qu'il se forme des outils d'intervention sur le réel ? La société n'a sans doute pas meilleur moyen de se protéger contre le pouvoir que des individus pourraient se forger que d'empêcher une formation intellectuelle au contact de la violence des rapports sociaux. L'exploitation par le travail n'est-elle légitime qu'à partir d'un certain âge ? Là réside sans doute l'opposition au siècle dernier entre deux modèles d'école, l'un ayant abouti et l'autre étant resté peu élaboré. dans la salle ... Mme Olga Kodar (conseillère municipale) : J'ai entendu Guy Berger donner des exemples de pays où il existe peu de moyens pour l'école. Au Bénin, par exemple dont je suis originaire et que je connais bien, malgré la pauvreté extrême de l'école, certains enfants issus de familles pauvres et nombreuses réussissent leurs études parce que c'est sur eux que l'avenir de la famille repose. Alors qu'en France, dans les ZEP et avec d'autres moyens, les résultats ne sont pas ceux qu'on attend. Pouvez-vous m'expliquer ? G.B. : Si on veut comprendre ce qui se passe
dans l'éducation, ce n'est pas à partir de statistiques qui
montrent en termes de corrélation le peu de probabilité de
réussite des enfants de milieux pauvres ou n'ayant pas eu accès
à la connaissance scolaire mais au contraire il faut chercher ce
qui fait qu'en dépit de ces corrélations, des enfants apprennent
et que certains vont très loin dans leurs apprentissages. Cela déborde
notre sujet mais c'est intéressant parce qu'à partir d'une
mauvaise interprétation du marxisme, l'échec était
devenu une détermination sociale contre laquelle on ne pouvait rien
sinon par l'action collective, la révolution. L'exemple que vous
donnez montre bien qu'il y a une tâche de l'école et des enseignants
et que ce n'est pas en attendant qu'on ait transformé la société
(ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas la transformer !) qu'on va aider
à la réussite. Le Bénin, pendant un temps a beaucoup
développé le travail de production à l'école,
mais dans un sens différent. Il y avait un motif réellement
économique (avoir des ressources propres) dans des écoles
quelquefois construites par les parents eux-mêmes et une fonction
symbolique de revalorisation du travail rural (ne pas faire de l'école
le moyen d'accéder à la ville et à des emplois de
bureau).
J.F. : La question posée fait apparaître comme évidente, naturelle, cohérente et adaptée, la réponse de l'école aux besoins de développement des pays pauvres. Or, cette école est en général pensée et construite sur le modèle de l'école des pays industrialisés, qui s'en sont dotés à l'issue de leur développement et non pas pour se développer. Dans les familles, on utilise cette école en chargeant un enfant d'y réussir individuellement, la solidarité s'exerçant du fait de l'état dans lequel se trouvent ces pays. Si on avait laissé ces pays réfléchir à quelle école ils avaient besoin, à une école pour une promotion collective, pour un développement qui ne se crée pas sur l'inégalité, sur la réussite de quelques-uns, il n'y aurait peut-être pas eu pour les familles l'obligation de choisir qui, parmi tous, va devoir réussir. Marie Christine Presse (correspondante régionale
des Cahiers Pédagogiques) : Je m'adresse particulièrement
à Jean Foucambert. Vous avez dit à plusieurs reprises que
l'école est un espace protégé au sein duquel ne jouent
pas les rapports sociaux. Je suis étonnée qu'on puisse dire
qu'à l'intérieur même de la structure scolaire les
rapports sociaux n'interviennent pas. Enseignants et élèves
ne quittent pas les rapports sociaux en passant la porte de la classe.
J.F. : Je crois au contraire que l'école intervient et joue bien un rôle à l'intérieur des rapports sociaux pour les maintenir, même si ce n'est pas son intention déclarée. La plus sûre manière de reproduire les rapports sociaux c'est dans l'école d'imaginer des situations où ces rapports sociaux n'existeraient pas. Les enseignants qui imaginent ces situations peuvent trouver que le fonctionnement d'une coopérative scolaire est une situation qui permet de développer les outils intellectuels dont on a parlé. Le débat politique est de savoir si ces situations sont en mesure de produire des savoirs susceptibles de transformer ces rapports sociaux ou au contraire les conforter. Y.C. : Je vais essayer de récapituler.
Si on revient au niveau de la vie quotidienne à l'école,
au collège, en formation d'adultes, il a été affirmé
la valeur intellectuelle de la pratique. Pratique qui se heurte à
notre tendance de toujours réduire la situation sociale. La deuxième
chose que j'ai cru entendre est l'importance pour l'enfant de participer
à un acte social réel. En groupe hétérogène,
cela pose le problème de la réelle activité de chaque
enfant. Troisième point : l'importance de l'exercice d'un pouvoir
collectif, du fait que mon pouvoir rencontre celui de l'autre. Parce que
nous sommes des enseignants, nous mettons souvent des limites parce que
nous avons intériorisé que les enfants sont trop petits pour
mettre ces limites. Un autre point : le projet serait peut-être le
moyen d'accéder à certaines connaissances et notamment celle
des rapports sociaux. Le problème est celui soulevé par Guy
Berger du temps morcelé.
Françoise Kaltembach (professeur d'IUFM)
: Juste pour reprendre cette histoire de l'échec des ZEP. Même
Bernard Charlot a dit que ce n'était pas l'échec de la pédagogie
qui y était développée. Il y a à travailler,
bien sûr mais le problème est à poser en termes politiques,
du logement, etc. Marc Moreau : Dans le cadre de la production d'un journal
scolaire, les enfants ont été amenés à critiquer
le fonctionnement de la cantine. Ils ne comprenaient pas que dans certaines
activités et dans certains lieux, ils pouvaient exprimer leur avis
alors que dans d'autres et notamment au restaurant scolaire, ils se heurtaient
à l'incompréhension du personnel. La réaction des
milieux municipaux a été de rappeler qu'ils ne finançaient
pas un journal pour être critiqués et le conflit a connu diverse
étapes plus ou moins difficiles.
J.F. : Je profiterai de cet exemple pour
dire qu'on peut être facilement d'accord sur la valeur intellectuelle
de la pratique (étant entendu que "pratique" n'est pas synonyme
de "manuel" mais signifiant action de transformation du réel) mais
cette pratique, parce qu'inscrite dans le social va rencontrer de manière
imprévisible la réalité des rapports sociaux, là,
les réactions du personnel de cantine. Les analyses que les enfants
peuvent en faire va différer selon leur appartenance sociale. C'est
à l'intérieur de ces conflits que l'aspect cognitif intègre
le fait que la réalité est conflictuelle et complexe.
G.B. : Dans nos conceptions de l'éducation,
on dispose de deux grands imaginaires quels que soient nos souhaits de
penser librement. Le premier est l'idée que l'enfant est un être
sauvage, inculte, qu'il faut civiliser. D'où le thème constant
de l'enfant sauvage (repris d'ailleurs par Meirieu quand il dit qu'aujourd'hui
les enfants arrivant à l'école ne sont pas éduqués
et que les enseignants doivent entreprendre une éducation qui n'a
pas eu lieu...) qui renvoie au thème de la pulsion, qui explique
qu'indépendamment de tout autre projet, on garde le jeune à
l'école (il y a à ce sujet des textes de la fin du 19ème
siècle qui parlent de la menace que le jeune non scolarisé
fait peser sur la société). L'autre grand modèle,
celui de Rousseau, qui apparemment est l'envers du premier et qui a longtemps
été celui des mouvements pédagogiques, part du principe
qu'il faut protéger l'enfant des dangers de la société.
La traduction, dans un cas comme dans l'autre, est qu'il faut mettre l'enfant
à part le plus longtemps possible.
Y.C. : Autre imaginaire, à moins qu'il ne soit compris dans les deux autres, c'est celui de la neutralité de l'école et de l'enseignant. Quand il y a pratiques sociales conflictuelles et critiques entrent obligatoirement des valeurs idéologiques dont les enseignants sont porteurs alors que les enfants ne le sont pas ou pas de la même façon. Rapidement interviennent des réalités qu'il est difficile d'analyser avec les enfants. La résistance à cette pédagogie vient aussi du besoin de se protéger. Marie Cerpereau (GFEN) : Je suis satisfaite
que ce qu'a dit Guy Berger ait été dit. La question était
" Y a-t-il formation intellectuelle sans production ? " et heureusement
l'énoncé n'est pas " Suffit-il qu'il y ait production pour
qu'il y ait formation intellectuelle ? " Ce que je viens d'entendre me
rassure car je pense que la production ne suffit pas et si on ne se met
dans un rapport dialectique de production et de réflexion, il n'y
a pas de formation. Je diffèrerais sur la formulation de Guy Berger.
Il n'y a pas que deux tendances mais une troisième qui est celle
dans laquelle on s'engage : on ne peut agir que si on a anticipé
sur la réalité, donc avec une réflexion intellectuelle
préalable.
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Débat animé par Yvanne Chenouf
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