La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

___________________

 

 
   Peut-il y avoir formation intellectuelle  sans activité de production ? 

Débat public, Guy berger - Jean Foucambert, animé par Yvanne Chenouf 
    Yvanne Chenouf : Je voudrais rapidement rappeler dans quel cadre se situe cette discussion. Nous sommes ici très nombreux au GFEN, à l'ICEM, à l'AFL, dans des organisations diverses, syndicales, engagés dans des pratiques visant à élever le niveau général de formation, à lutter contre l'échec scolaire, à penser que l'école doit changer et s'organiser autrement. Certains ont décidé de travailler plus particulièrement les questions de l'écrit comme moyen de prendre de la distance et de théoriser les situations immédiates et d'intégrer ces questions de lecture et d'écriture dans une autre organisation de l'école.  

Il ne s'agit pas uniquement d'améliorer les conditions techniques mais bien de faire vivre une école autour de 5 axes. Le premier axe, et pas le moindre : une pédagogie de projet, le projet étant un projet de production ; le deuxième : une hétérogénéité d'âge des groupes d'élèves ; le troisième : la gestion du groupe par les élèves selon la tradition de l'Education Nouvelle ; le quatrième : l'ouverture de l'école et l'élargissement de l'équipe éducative à des partenaires impliqués dans un même projet ; et enfin l'individualisation des connaissances ou l'appropriation individuelle des savoirs au sein d'un groupe.  
Nombreux aussi sont ceux qui travaillent en ZEP, ces lieux qui, pour citer la formule exacte, ont été créés " pour contribuer à corriger l'inégalité sociale par le renforcement sélectif de l'action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux d'échec scolaire est le plus élevé ". L'évaluation récente de ces ZEP a abouti à un bilan négatif, terme souvent repris qu'on retrouve notamment dans le livre de Jean Pierre Terrail La scolarisation de la France sous la plume de Jean Yves Rocheix : " les ZEP, un bilan décevant. " Dans ce bilan, l'argument un peu terrorisant de Gérard Chauveau mais figurant aussi dans le livre de Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean Yves Rocheix Le rapport aux savoirs dans les écoles de banlieue... et d'ailleurs consiste, pour le résumer, à dire qu'un enfant d'ouvrier aurait plus de chances de réussir dans une école de centre-ville que dans une école de ZEP. 
Ces écoles de ZEP étant, pour des raisons "humanitaires" de trop grande prise en compte des difficultés des élèves, amenées en premier lieu à faire des projets de vie qui privilégieraient le côté "festif" (on s'est beaucoup moqué des soirées couscous et autres semblables), à survaloriser l'ordinaire par l'implication et l'intégration dans la vie quotidienne, enfin à vouloir de manière utopique, convertir les parents des milieux populaires à des valeurs qui ne sont pas les leurs. La charge contre la pédagogie de projet en ZEP a été rude et a connu son apogée lors des Assises nationales des ZEP à Rouen. Si nous avons mis à l'ordre du jour de notre Congrès cette question de la pédagogie de projet, c'est que certains d'entre nous ont participé dans les années 70 à la mise en place et au fonctionnement d'écoles expérimentales, d'écoles à aires ouvertes, etc. qui n'ont pas donné toute la mesure de ce qu'elles auraient pu apporter.  
Et nous pensons que si ces écoles étaient un pari après 68, elles sont devenues aujourd'hui un véritable enjeu. Nous souhaitons réorganiser notre réflexion à travers les actions que nous avons menées dans le corps social comme on dit et notamment le développement des villes- lecture qui sont pour nous des projets municipaux de mise en cohérence des actions destinées à augmenter le nombre de lecteurs et à améliorer la qualité du rapport à l'écrit. Ces écoles, que nous appelons des écoles de ville-lecture, sont importantes et nous souhaitons aboutir à l'écriture d'une charte au moment où au Ministère on rédige une charte des écoles du 21ème siècle. La question est donc de savoir si la pédagogie de projet, qui semble finaliser les savoirs, pénalise les enfants de milieu populaire dans la mesure où ces derniers ont besoin plus que les autres d'abstraire, d'objectiver et donc d'avoir des activités de décontextualisation.  
Or, pour nous, il ne peut y avoir de formation intellectuelle sans activités de production qui s'inscrivent dans des rapports sociaux et qui ont pour objectif de les transformer. Comment les lieux de formation et parmi eux, l'école, peuvent-ils aider à la construction et à l'intégration des savoirs nés dans et de ces activités ? Ayant eu la chance d'entendre Guy Berger s'attacher dans ses cours à la définition des mots, je suis conduite à lui demander de préciser ce qu'on peut entendre dans les mots "production" et "formation". 
 
  

Guy Berger : Plutôt que de répondre à cette question, je souhaiterais introduire une autre notion, d'ailleurs classique, celle de pouvoir. Personnellement je ne décolère pas contre un texte, un grand texte pourtant, cette fameuse Convention internationale des droits de l'enfant. C'est une litanie de ce à quoi l'enfant a droit... sans que jamais on ne parle effectivement en terme de droit, et le mot de droit n'a qu'un sens, c'est quand il s'agit du "droit de...", c'est-à-dire du pouvoir qu'on peut exercer sur une situation, sur un système social, etc.  
Si on veut éclairer cette notion de pouvoir qui correspond à "un droit de..." et non pas "un droit à..." on peut partir d'un exemple extrêmement banal et classique qui est la création par Freinet de la coopérative. Ce qui est fondamental dans la coopérative scolaire, c'est que par le processus de décision par lequel on va définir l'utilisation des sommes, aussi petites qu'elles soient, qu'on a rassemblées, il va y avoir exercice effectif d'un pouvoir.  
Ce pouvoir, c'est l'action sur un levier social réel et on n'a pas de pouvoir si on n'a pas de prise sur des instruments de pouvoir (ici, c'est l'argent mais d'autres comme l'organisation du temps par exemple est aussi un de ces instruments). Quand l'enfant ou l'adolescent fait l'expérience de ce pouvoir de... il découvre qu'il n'a de pouvoir que dans la mesure où ses camarades aussi ont un pouvoir. Autrement dit, qu'on n'est jamais citoyen tout seul. 
Je suis citoyen - pour reprendre un terme dont on use et abuse actuellement - parce que l'autre aussi est citoyen. J'ai un pouvoir mais un pouvoir avec l'ensemble de ceux qui constituent le groupe classe, le groupe coopérative. Je n'ai de pouvoir qu'à la condition de rencontrer l'autre, fondement et limite de mon pouvoir. C'est le contre-pied de ces formules insanes du genre "Ne fais pas à l'autre ce que tu ne voudrais pas qu'on fasse à toi-même" évidemment fausses (il n'y a pas pire propriétaires que les voleurs, il n'y a personne qui résiste davantage aux jugements qu'on porte sur eux que les enseignants qui passent leur temps à porter des jugements sur les élèves) et suggérant l'idée que de toutes façons je ne rencontre individuellement l'autre que comme une sorte d'adversaire.  
La coopérative met ainsi fin au couple droit / devoir que je crois pervers et faux. Dans tous les discours pédagogiques et politiques, dans tous les règlements scolaires, on va répétant que droit implique devoir alors que le vrai syntagme c'est celui de droit / pouvoir. En allemand ou en anglais, il y a deux termes qui manifestent le droit, c'est to can et to may ou können et mögen : être capable de... et avoir la légitimité de.. La légitimité sans capacité est un leurre et la capacité sans construction de légitimité installe un rapport de force. Parler d'un pouvoir de réalisation, de décision, de contribution à une décision collective, c'est bien constituer ce qui va être la place de l'élève et la notion de droit de l'enfant. Dernier point passionnant dans cet exemple de Freinet : en même temps qu'on exerce son pouvoir, on fait le deuil de la toute puissance et l'apprentissage de la limite (si je décide de faire un voyage, je dois renoncer à l'achat d'une photocopieuse) alors que dans le discours sur le droit des enfants on crée une situation d'insatiabilité et d'attitudes de consommation.  

Jean Foucambert : On peut être tout à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit et puis après, se poser des questions sur la situation dans laquelle s'exercent ce pouvoir et ces responsabilités. J'ai bien entendu que cette formation évoquée ne peut pas être seulement intellectuelle et qu'elle est aussi morale, sociale et inséparable de la relation aux autres, au groupe. On a donc ce premier constat. L'intitulé de la réflexion à laquelle nous sommes conviés fait référence à l'affirmation de Marx de ce que devrait être le mode de fonctionnement d'une école du peuple en opposition avec le projet de la bourgeoisie d'une école pour le peuple. La difficulté vient de l'ambiguïté de ce mot "pro-duction". Au moment où Marx l'utilise, le mouvement ouvrier cherche à sortir les enfants des mines. Quand Marx affirme que la formation intellectuelle ne peut pas se faire en dehors de l'expérience de la production, je crois qu'il parle de l'expérience des rapports sociaux de production. C'est-à-dire des rapports de classe, de domination, etc.  
L'exemple de la coopérative est intéressant dans la mesure où on est dans une simulation de l'exercice d'un type de pouvoir à l'intérieur d'une situation qu'on a vidée de ce qui peut caractériser le fonctionnement social à travers l'existence des rapports sociaux de production. On est alors devant des accords ou des désaccords individuels sur l'usage de cet argent, de décisions à la majorité après que chacun ait pu faire valoir son point de vue, de la découverte que les minoritaires n'ont pas forcément tort, etc. Et il semble que puissent s'exercer et se développer ainsi des catégories, des modes de fonctionnement contribuant à la formation in-tellectuelle. Mais cette situation dans laquelle ces apprentissages se font, concédée par l'école, par un maître garant du respect de la loi et de la décision prise, ne pose pas par exemple, la question de l'origine et de la nature de cet argent. Elle est, par l 'école, volontairement mise à l'abri ce qui constitue les rapports sociaux et ne peut que reproduire les rapports sociaux mais en aucun cas les affronter.  
 

G.B. : Si nous posons trop vite la question de la place de la formation intellectuelle et de son inséparabilité des rapports de production, on risque un certain nombre d'errements. C'est pourquoi j'ai commencé par cette question spécifique du droit que je crois fondamentale même si elle n'est pas posée par Marx et qui peut induire un certain nombre d'ambiguïtés par rapport à des thèmes qui sont, chacun, intéressants mais qui ne sont pas du même ordre. Quand on parle de l'importance de la production, que Marx met effectivement en évidence, on parle de plusieurs choses. On peut parler d'abord de la valeur intellectuelle de la pratique. C'est un peu la position de Piaget qui montre que les structures intellectuelles se constituent à partir de réalisations motrices, pratiques. C'est encore plus vrai de Wallon qui met en relation l'acte et la pensée. On est là dans une analyse du fonctionnement de l'intelligence très éloignée de l'analyse des rapports sociaux. On a d'autre part un certain nombre d'expériences (faites surtout dans des pays en développement, le Congo, les pays socialistes...) où une journée par mois on allait travailler à la production. C'était à la fois une recherche d'une position "fusionnelle" de l'école et du peuple et, c'était le cas de Cuba, un essai pour l'école de se constituer les moyens de sa propre survie en créant un budget pour l'école. Mais il s'agit ici de comprendre comment la formation intellectuelle et de la personne se constitue dans un axe social réel. 
Ce que dit Jean Foucambert de l'aspect fictif de la coopérative est évident. On est dans une situation tronquée, tronquée plus que simulée d'ailleurs, car il y a bien une décision à prendre qui met bien en jeu des rapports d'argent, etc.. Par rapport à l'apprentissage en général, je voulais insister sur ce que l'enfant fait dans son activité, à savoir l'exercice d'un pouvoir réel, matérialisable, collectif. Je ne suis pas sûr que toute situation de production donne automatiquement la conscience du double rapport à l'autre, l'autre par qui je suis agissant et qui est ma limite. C'est strictement ce que signifie le terme de symbolique (en grec sumbolon) qui signifie "jeter ensemble". Le symbolique, qui n'est pas le passage par des médiations symboliques, existe parce que mon acte est simultanément un acte collectif. La production va faire que je vais entrer dans des pratiques qui sont celles des autres (et non de l'autre). Je reste fidèle malgré tout à mon exemple car il se trouve que j'ai travaillé 6 mois avec des petits voleurs. Leur côté quasi psychotique me fascinait qui faisait que le fait de voler les faisait entrer dans un mécanisme de la toute puissance. 
Tant que je ne suis pas pris, je peux voler ce qui se présente à moi, sans être amené à travailler ni sur ma limite ni sur la hiérarchie de mes pulsions. C'est pourquoi des expériences comme celle de Nantes ont consisté à travailler, avec de jeunes voleurs, le comportement d'achat, non pas pour en faire des "acheteurs", mais parce qu'à travers l'achat, il y a le problème du choix, de la connivence et de la limite. Produire, c'est aussi produire une issue au désir, du collectif, du rapport au monde. 
 

J.F. : Essayons de cerner davantage le sens de ce mot production. Ce qu'il faut se demander, pour reprendre l'exemple de Cuba, c'est quel travail on peut faire sur cette expérience d'une journée de production. Dans l'idée qu'on peut se faire de ce que dit Marx, la question est : quelle formation intellectuelle va pouvoir s'élaborer à partir d'une action délibérée d'enseignement sur cette expérience. Je voudrais prendre un exemple. Des enfants d'une école décident de remédier à l'état lamentable des espaces verts du quartier. Plusieurs interventions sont envisagées qui vont du ramassage des papiers à la rédaction d'écrits sur le sujet à destination des habitants. On est dans un projet pédagogique qui va conduire à intervenir dans le social. Le résultat de cette action : les délégués syndicaux des employés communaux dénoncent une action pouvant entraîner des suppressions d'emplois et les parents s'insurgent qu'on fasse à l'école de leurs enfants des éboueurs !
L'enseignant n'a pas fait écran dans ce conflit et les enfants se sont aperçu qu'ils n'étaient pas socialement homogènes par rapport à ce problème et que le fils du professeur pouvait avoir un point de vue différent de celui du fils du chômeur. Ce qui existe socialement et que l'école n'aborde pas, brusquement devient une réalité par rapport à laquelle se forger des instruments d'analyse et de connaissance, même à 8 ou 9 ans, ne peut pas ne pas prendre en compte cette réalité sociale. Expérience qui n'a rien d'artificiel et que les enfants vivent dès qu'ils sont sortis de l'école. L'école, et je reprends l'exemple de la coopérative, aseptise les situations qu'elle agence. Pourquoi a-t-on besoin de ces situations aseptisées pour construire une idée du pouvoir, une idée de la démocratie comme si l'expérience qu'on ne prend pas la précaution d'aseptiser ne confrontait pas au même exercice de la limite, etc. ? Ce serait cela la formation intellectuelle : apprendre à transformer une réalité dénoncée comme inégalitaire, injuste et que tout le monde connaît en dehors de l'école. 

G.B. : Ce qui vient d'être dit nous fait entrer dans la critique des critiques de la pédagogie de projet. Ceux qui dénoncent la contextualisation, l'utilitarisme, la particularisation du savoir, etc. rappellent qu'un de nos rôles est d'inscrire l'enfant dans une culture qui le précède et qui va l'instituer comme sujet humain. Mais en même temps, ce qui est dangereux, c'est que cette culture va être tronquée. Un auteur à la mode comme Alain Arendt dit que la fonction de l'école est de donner le monde à l'enfant et de lui permettre de s'y inscrire mais de ne pas interférer avec ce qui sera son rapport au monde qu'il aura à construire lui-même. Mais ce monde qu'on donne sous le nom de savoir à l'enfant est un savoir tronqué. Le projet ce n'est pas de référer uniquement des connaissances à l'usage qu'on en a mais c'est le seul moyen, quand il est tourné vers l'extérieur, d'accéder à certaines connaissances qui sont celles des rapports sociaux.

En outre, la pédagogie de projet inscrit l'école dans la longue durée. Le temps et l'espace de l'école sont morcelés. Un emploi du temps de collège fait que l'enfant va vivre une succession de moments liés à des règles d'utilisation des salles et à des horaires d'enseignants (il va aller du cours de musique au cours de math et du cours de math à celui de musique...selon un mode très proche d'ailleurs de celui des programmes de télévision). Les enseignants, comme des O.S., sont devant une bande de roulement passant devant eux. Le prof de math passe du boulon mathématique élèves de 3ème au boulon élèves de 5ème et le programme comme la bande de roulement de Chaplin est sacré. Ces élèves qu'on dit en difficulté sont rassurés quand ils passent à la production et au travail parce que tout devient intelligible et les actions prennent du sens. Il y a aussi l'architecture des établissements qui, qu'on songe aux collèges et lycées parisiens, clôt l'espace sur lui-même. Or, un des fondements du rapport au savoir, ce n'est pas son utilité, c'est sa validation sociale. Le fait que le savoir soit significatif dans le champ social, que ce qu'on fait à l'école prenne sens pour qui est en dehors est tout à fait important. 
 

J.F. : Le propre de l'activité scolaire, c'est de protéger l'enfant. Qui protège-t-on en réalité ? Et qui se protège en répandant l'idée qu'il est nécessaire de protéger l'enfant le temps qu'il se forme des outils d'intervention sur le réel ? La société n'a sans doute pas meilleur moyen de se protéger contre le pouvoir que des individus pourraient se forger que d'empêcher une formation intellectuelle au contact de la violence des rapports sociaux. L'exploitation par le travail n'est-elle légitime qu'à partir d'un certain âge ? Là réside sans doute l'opposition au siècle dernier entre deux modèles d'école, l'un ayant abouti et l'autre étant resté peu élaboré. 

dans la salle ...

Mme Olga Kodar (conseillère municipale) : J'ai entendu Guy Berger donner des exemples de pays où il existe peu de moyens pour l'école. Au Bénin, par exemple dont je suis originaire et que je connais bien, malgré la pauvreté extrême de l'école, certains enfants issus de familles pauvres et nombreuses réussissent leurs études parce que c'est sur eux que l'avenir de la famille repose. Alors qu'en France, dans les ZEP et avec d'autres moyens, les résultats ne sont pas ceux qu'on attend. Pouvez-vous m'expliquer ? 

G.B. : Si on veut comprendre ce qui se passe dans l'éducation, ce n'est pas à partir de statistiques qui montrent en termes de corrélation le peu de probabilité de réussite des enfants de milieux pauvres ou n'ayant pas eu accès à la connaissance scolaire mais au contraire il faut chercher ce qui fait qu'en dépit de ces corrélations, des enfants apprennent et que certains vont très loin dans leurs apprentissages. Cela déborde notre sujet mais c'est intéressant parce qu'à partir d'une mauvaise interprétation du marxisme, l'échec était devenu une détermination sociale contre laquelle on ne pouvait rien sinon par l'action collective, la révolution. L'exemple que vous donnez montre bien qu'il y a une tâche de l'école et des enseignants et que ce n'est pas en attendant qu'on ait transformé la société (ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas la transformer !) qu'on va aider à la réussite. Le Bénin, pendant un temps a beaucoup développé le travail de production à l'école, mais dans un sens différent. Il y avait un motif réellement économique (avoir des ressources propres) dans des écoles quelquefois construites par les parents eux-mêmes et une fonction symbolique de revalorisation du travail rural (ne pas faire de l'école le moyen d'accéder à la ville et à des emplois de bureau). 
Ce n'est pas ce que nous avons développé jusqu'à maintenant. Pour reprendre votre exemple, la réussite de ces enfants n'est pas due au fait qu'on les a mis en relation avec des rapports de production. Mais c'est tout de même parce qu'on a situé l'apprentissage scolaire dans un champ social du fait de la mobilisation de la famille pour sa survie et son propre développement. On ne demande pas à l'enfant d'être un bon élève mais d'être un candidat délégué à un statut social, et c'est bien une socialisation du contenu de l'école. Le rôle dans le système familial va être le moteur de l'accès au savoir. 

J.F. : La question posée fait apparaître comme évidente, naturelle, cohérente et adaptée, la réponse de l'école aux besoins de développement des pays pauvres. Or, cette école est en général pensée et construite sur le modèle de l'école des pays industrialisés, qui s'en sont dotés à l'issue de leur développement et non pas pour se développer. Dans les familles, on utilise cette école en chargeant un enfant d'y réussir individuellement, la solidarité s'exerçant du fait de l'état dans lequel se trouvent ces pays. Si on avait laissé ces pays réfléchir à quelle école ils avaient besoin, à une école pour une promotion collective, pour un développement qui ne se crée pas sur l'inégalité, sur la réussite de quelques-uns, il n'y aurait peut-être pas eu pour les familles l'obligation de choisir qui, parmi tous, va devoir réussir.

Marie Christine Presse (correspondante régionale des Cahiers Pédagogiques) : Je m'adresse particulièrement à Jean Foucambert. Vous avez dit à plusieurs reprises que l'école est un espace protégé au sein duquel ne jouent pas les rapports sociaux. Je suis étonnée qu'on puisse dire qu'à l'intérieur même de la structure scolaire les rapports sociaux n'interviennent pas. Enseignants et élèves ne quittent pas les rapports sociaux en passant la porte de la classe. 
Dans les processus d'échec et de réussite - et je rejoins la question précédente - des rapports de proximité, des rapports affectifs, ne jouent-ils pas qui font que certains enfants de milieu populaire réussissent et que d'autres échouent et les enseignants appartenant massivement à la moyenne bourgeoisie ne partagent pas les mêmes valeurs que les familles ? 

J.F. : Je crois au contraire que l'école intervient et joue bien un rôle à l'intérieur des rapports sociaux pour les maintenir, même si ce n'est pas son intention déclarée. La plus sûre manière de reproduire les rapports sociaux c'est dans l'école d'imaginer des situations où ces rapports sociaux n'existeraient pas. Les enseignants qui imaginent ces situations peuvent trouver que le fonctionnement d'une coopérative scolaire est une situation qui permet de développer les outils intellectuels dont on a parlé. Le débat politique est de savoir si ces situations sont en mesure de produire des savoirs susceptibles de transformer ces rapports sociaux ou au contraire les conforter. 

Y.C. : Je vais essayer de récapituler. Si on revient au niveau de la vie quotidienne à l'école, au collège, en formation d'adultes, il a été affirmé la valeur intellectuelle de la pratique. Pratique qui se heurte à notre tendance de toujours réduire la situation sociale. La deuxième chose que j'ai cru entendre est l'importance pour l'enfant de participer à un acte social réel. En groupe hétérogène, cela pose le problème de la réelle activité de chaque enfant. Troisième point : l'importance de l'exercice d'un pouvoir collectif, du fait que mon pouvoir rencontre celui de l'autre. Parce que nous sommes des enseignants, nous mettons souvent des limites parce que nous avons intériorisé que les enfants sont trop petits pour mettre ces limites. Un autre point : le projet serait peut-être le moyen d'accéder à certaines connaissances et notamment celle des rapports sociaux. Le problème est celui soulevé par Guy Berger du temps morcelé.
Dernier point : le rapport intérieur/extérieur et les apprentissages, les programmes, les instruments de connaissance qu'on a besoin de construire pour gérer cet intérieur/extérieur de l'école mais aussi de ce que l'enfant intériorise du travail qu'il a fait dans un groupe. Dans la salle, des personnes auraient à nous dire sur les projets qu'elles ont menés. à Grenoble, par exemple, des enfants ayant une bonne connaissance de la littérature jeunesse pour y travailler beaucoup avec leurs enseignants ont sélectionné des livres et associés avec des librairies comme la FNAC, ont conseillé les clients sur le choix des livres pour leurs enfants. Les problèmes d'argent, de temps se posent immédiatement. En collège, un journal quotidien fait réagir le milieu auquel il est destiné. Sur l'aspect symbolique dont a parlé Guy Berger, à Marseille, un projet avec de jeunes enfants semble intéressant. Il faudrait aussi que Gilles Mondémé parle de la théorisation, de décontextualisation, c'est-à-dire comment dans une activité sociale sans limites précises "retrouver ses billes" et quelle vigilance il faut avoir.

Françoise Kaltembach (professeur d'IUFM) : Juste pour reprendre cette histoire de l'échec des ZEP. Même Bernard Charlot a dit que ce n'était pas l'échec de la pédagogie qui y était développée. Il y a à travailler, bien sûr mais le problème est à poser en termes politiques, du logement, etc. Marc Moreau : Dans le cadre de la production d'un journal scolaire, les enfants ont été amenés à critiquer le fonctionnement de la cantine. Ils ne comprenaient pas que dans certaines activités et dans certains lieux, ils pouvaient exprimer leur avis alors que dans d'autres et notamment au restaurant scolaire, ils se heurtaient à l'incompréhension du personnel. La réaction des milieux municipaux a été de rappeler qu'ils ne finançaient pas un journal pour être critiqués et le conflit a connu diverse étapes plus ou moins difficiles. 
 

J.F. : Je profiterai de cet exemple pour dire qu'on peut être facilement d'accord sur la valeur intellectuelle de la pratique (étant entendu que "pratique" n'est pas synonyme de "manuel" mais signifiant action de transformation du réel) mais cette pratique, parce qu'inscrite dans le social va rencontrer de manière imprévisible la réalité des rapports sociaux, là, les réactions du personnel de cantine. Les analyses que les enfants peuvent en faire va différer selon leur appartenance sociale. C'est à l'intérieur de ces conflits que l'aspect cognitif intègre le fait que la réalité est conflictuelle et complexe. 
 

G.B. : Dans nos conceptions de l'éducation, on dispose de deux grands imaginaires quels que soient nos souhaits de penser librement. Le premier est l'idée que l'enfant est un être sauvage, inculte, qu'il faut civiliser. D'où le thème constant de l'enfant sauvage (repris d'ailleurs par Meirieu quand il dit qu'aujourd'hui les enfants arrivant à l'école ne sont pas éduqués et que les enseignants doivent entreprendre une éducation qui n'a pas eu lieu...) qui renvoie au thème de la pulsion, qui explique qu'indépendamment de tout autre projet, on garde le jeune à l'école (il y a à ce sujet des textes de la fin du 19ème siècle qui parlent de la menace que le jeune non scolarisé fait peser sur la société). L'autre grand modèle, celui de Rousseau, qui apparemment est l'envers du premier et qui a longtemps été celui des mouvements pédagogiques, part du principe qu'il faut protéger l'enfant des dangers de la société. La traduction, dans un cas comme dans l'autre, est qu'il faut mettre l'enfant à part le plus longtemps possible.
C'est visible dans le changement d'intitulé du département s'occupant des jeunes en difficulté au Ministère de la Justice qui s'appelle tantôt Education Surveillée (le contrôle de l'enfant sauvage), tantôt Protection Judiciaire de la Jeunesse. Avec l'évolution actuelle, je fais le pari que dans cinq ans ce département va de nouveau s'appeler Education Surveillée ! On le protège, on le civilise : les deux grands modèles qui conditionnent notre vision de l'enfant, lieu de pulsions, de désirs, de désordres, non encore éduqué même au niveau des sphincters ou au contraire fragile, menacé. Dans les deux cas, on l'enferme.
Ce dont on discute aujourd'hui part d'une autre position qui consiste à dire qu'il ne s'agit ni de se protéger de lui ni de le protéger, mais de le mettre, certes accompagné, dans le champ social pour essayer de le former. Il y a d'énormes difficultés à penser cela tant l'imaginaire de l'enfance qui se construit dans le système familial, est marqué par les deux paradigmes. Dans l'endroit fermé, deux réponses à ce qu'on va faire. Soit l'aider à acquérir les savoirs et à avoir des performances scolaires, soit le socialiser en lui faisant intérioriser des valeurs sociales pour se civiliser et affronter plus tard la société. Second thème que nous avons abordé : le bilan des ZEP. Les ZEP ont été constituées autour de l'idée que pour obtenir la performance scolaire, il fallait d'abord socialiser. Mais il y a eu "balancement" dans les ZEP : on enseigne d'abord et par là on socialise ou bien on socialise pour pouvoir enseigner. Le bilan est décevant dans la mesure où on peut réussir à socialiser l'enfant mais sans que ses performances changent. Ce n'est pas parce qu'un gosse va faire du ski (activité de socialisation et de démocratisation) qu'il devient meilleur en math. ! Mais se socialiser, ce n'est pas cela, c'est devenir sujet, acteur, auteur social et entrer dans des pratiques conflictuelles et critiques. En toute bonne foi, certains pensent que l'essence du travail éducatif et de la socialisation est de faire adhérer à des valeurs de respect et de reconnaissance, etc. Pour revenir à l'intitulé de notre rencontre, ce qui est en jeu, ce sont deux conceptions de la formation intellectuelle. 
La conception majoritaire : j'apprends puis j'agis (correspondant d'ailleurs à une conception des sciences : je sais puis j'agis par les technologies conséquentes) et je suis dans un modèle du respect et de la répétition. L'autre conception prône une formation intellectuelle par réflexion et analyse par la constitution non de savoirs mais de pratiques qui font l'objet d'un débat. Le travail de l'école s'inverse et contredit et l'imaginaire du statut de l'enfant et l'imaginaire de ce qu'est le savoir. 

Y.C. : Autre imaginaire, à moins qu'il ne soit compris dans les deux autres, c'est celui de la neutralité de l'école et de l'enseignant. Quand il y a pratiques sociales conflictuelles et critiques entrent obligatoirement des valeurs idéologiques dont les enseignants sont porteurs alors que les enfants ne le sont pas ou pas de la même façon. Rapidement interviennent des réalités qu'il est difficile d'analyser avec les enfants. La résistance à cette pédagogie vient aussi du besoin de se protéger.

Marie Cerpereau (GFEN) : Je suis satisfaite que ce qu'a dit Guy Berger ait été dit. La question était " Y a-t-il formation intellectuelle sans production ? " et heureusement l'énoncé n'est pas " Suffit-il qu'il y ait production pour qu'il y ait formation intellectuelle ? " Ce que je viens d'entendre me rassure car je pense que la production ne suffit pas et si on ne se met dans un rapport dialectique de production et de réflexion, il n'y a pas de formation. Je diffèrerais sur la formulation de Guy Berger. Il n'y a pas que deux tendances mais une troisième qui est celle dans laquelle on s'engage : on ne peut agir que si on a anticipé sur la réalité, donc avec une réflexion intellectuelle préalable. 
Celle du maître ? celle de l'élève ? Je laisse la question ouverte mais il y faut dialectique permanente pour qu'il y ait formation et avancée. Par rapport à ce que vient de dire Yvanne Chenouf : dans une classe, quand on a travaillé à inscrire une action avec les enfants dans le corps social, qu'on arrive à une situation de conflit, on va avoir dans la classe des conflits entre les élèves et des positions de classe différentes. Que fait-on ? 
Y.C. : Je ne suis même pas sûre que les enfants ont les réactions qu'on imagine qu'ils devraient avoir du fait de leur origine sociale. Souvent les conformismes sont là et ce n'est pas telle position sociale qui donne une conscience claire. Un exemple anodin au départ : on fait un livre avec un écrivain et pour l'occasion les enfants se mettent en groupes (tout le monde fait cela !). L'écrivain demande que le week-end, on avance le travail. Dans un groupe de 4 enfants, tous les lundis, un enfant n'a pas écrit et les autres disent ne plus en vouloir dans leur groupe. Cet enfant n'est visiblement pas bien dans la classe et l'enseignant a tendance à une analyse un peu psychologique. Et puis quand on s'inquiète de l'histoire qui est en train de s'écrire on voit qu'il s'agit, dans la Dr

 
Débat animé par Yvanne Chenouf