La revue de l'AFL
Les
actes de lecture n°66
juin 1999
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CARNET DE LECTEUR AU LONG COURS
ou "comment aider un lecteur A construire sa base personnelle de textes ?"
Carnet de route de
Tintin chez Casterman, Escales de Rascal et Joos chez Pastel, Venise n'est
pas trop loin de C Bruel et A Bozellec, … ces écrits de littérature
jeunesse rendent compte d'un parcours, d'un chemin et d'une transformation
et feignent d'adopter la chronologie du journal de bord pour nous introduire
dans le déroulement d'une histoire A suivre. Mais c'est bien
sûr une histoire construite et non l'histoire A voir en construction
au jour le jour. Ici, le chausse-trappe de l'écriture feint l'emprisonnement
aux fils du temps pour mieux nous faire goûter le pouvoir de la lecture
: voir clair dans les intentions de l'auteur…
Ailleurs, nous lisons des journaux de bord, écrits
eux au quotidien (1), enregistrant l'événement,
les soubresauts de la vie pour ce qu'ils seront en tant que mémoire,
quand le temps aura passé, sans pouvoir y revenir autrement que
par la (re)lecture.
Comme ces voyageurs qui ne pourront apprendre
le voyage que par l'expérience, les enfants dans leur parcours de
lecteur se construisent dans ces rencontres réitérées,
croisées, abandonnées avec les textes. Accompagnés,
la main tenue jusque-lA par l'enseignant, le parent, un adulte,…
entre 8 et 12 ans on les voit devenir autonomes : lâcher la main,
se hasarder A appréhender des textes sans images et physiquement
long, denses,… se mesurer et mesurer la jouissance que représente
aussi cette liberté teintée de la peur d'un trop intime et
intérieur dialogue avec le texte, un Autre, un autre soi-même.
Nous cherchons ici A dessiner les contours d'un objet, petit outil
pour "réaliser" cette nouvelle relation aux textes, donner corps
A ce jeu intérieur entre le lecteur, l'auteur - présent
derrière et dans le texte, absent du dialogue et pourtant lA
- et le texte, pour parler avec l'enfant de cette relation de liberté et de danger : le carnet de lecteur.
Esquisse d'une trace des choix et expressions
personnelles sur ses lectures, matérialisations des effets parfois
déroutants qu'un texte opère sur soi, que plusieurs textes,
extraits, …créent par leur seule association.
D'où vient l'idée ?
Depuis 1987, la notion de lecture référentielle
nous accompagne. Exposée par Jean-Claude Passeron (2)
en ces termes : "La lecture est référentielle : l'attente
doit être constituée par rapport A une expérience
déjA existante, non pas de textes épars, mais d'un
système de la littérature, et dans les cas les plus exigeants,
de l'histoire complète de la littérature afin que ce texte
prenne son sens et produise un effet littéraire.", elle accompagne
les pratiques de l'AfL (3)
En 1989, Yvanne Chenouf et Rolande Millot posaient,
par le texte "présenter des livres en réseau" (4)
le principe d'une médiation entre un lecteur, ses livres et de futurs
lecteurs fondée sur une organisation des rencontres avec la littérature
en relation avec les champs d'intervention, de questionnement ou de pouvoir
des lecteurs-auditeurs. L'idée déjA était de
construire une base personnelle de textes : l'objectif est de former une
curiosité construite (5) car "quels que soient
la pertinence et l'enchantement des rencontres avec l'écrit, si
les enfants en restent A des contacts successifs, ils risquent de
n'être qu'éblouis de flashs éphémères,
sans liens entre eux capables de les fixer."
Puis, le travail réalisé par le
groupe "Genèse du texte" (6) a montré
comment, du côté de l'écriture, cette activité
référentielle (identifiée par Claudette Oriol Boyer
(7) comme une activité de "relecture de la bibliothèque"
par l'auteur) se situe au cœur du processus de production d'un texte.
Sur quelles pratiques s'appuie-t-on ?
Des pratiques construites et analysées
:
w le cahier de
vie : Ce cahier grand format, spiralé et gonflé des collages
et commentaires accumulés au fil des jours, naviguant de la maison
A l'école en passant par la nourrice ou la crèche
est né du désir des enseignants de montrer aux parents,
au jour le jour, ce qui se fait A l'école, les activités
de leur enfant et la vie du groupe, de disposer d'un outil de communication
dans lequel parents et enseignants pourraient échanger des informations,
de permettre A l'enfant de conserver les traces de ses activités,
de prendre conscience de sa vie de tous les jours, de découvrir
les différences entre les enfants, de mesurer ses progrès,
de mieux prendre en compte la vie des enfants hors de l'école
(8). Au fil des expériences et des années,
la pratique s'est structurée et des balises se sont posées
: le numéro des pages est inscrit pour permettre, quand le temps
est venu, d'opérer des groupements (les pages où l'on trouve
des écrits en relation avec la santé,…), des fiches par écrit
pour permettre de nommer l'écrit, d'identifier sa fonction, etc.
(9)
w les carnets
de notes : comme les dessinateurs et peintres ont en permanence sur
eux un carnet de croquis, les auteurs ont, sans doute, l'équivalent.
Au cours de la recherche sur " la voie directe " (94-97) conduite par l'AfL
et l'INRP, l'idée est venue de proposer aux élèves
de cycle II de se munir d'un carnet personnel sur lequel ils noteraient
les mots, phrases qu'ils préféraient afin qu'ils accumulent
du matériau d'écriture dans lequel puiser. Cette pratique
s'appuie notamment sur les témoignages d'auteurs.
Et puis,aussi… l'on sait l'existence des
petits carnets spontanés qui naissent souvent A l'adolescence
et sont " des réserves A phrases ", citations dont on se
croit un peu créateurs pour les avoir isolés dans un nouvel
objet où ils se côtoient, défrayant ainsi avec subversion
l'ordre historique de la littérature, des arts ou de l'idéologie.
A quoi cela pourrait-il ressembler ?
Une sédimentation en cours dans un terrain
toujours retravaillé
Un petit livret, un carnet ou un grand cahier choisi
par l'enfant. Solide sans doute parce qu'il sera appelé A
durer, A accompagner son détenteur dans ses déplacements
en vacances, au cours de ses visites,… On pense aux carnets de route que
réalisent ces voyageurs A pied ou ces marins qui choisissent
de vivre avec du temps A côté pour se regarder avancer,
mieux savoir où ils vont.
Une collation au fil du temps, donc ? Les éléments
du matériau biographique d'une lecture qui s'accumulent et font
croire qu'on travaille A mieux se connaître ? Si l'on en croit
Philippe Lejeune (10) s'intéressant A
l'écriture autobiographique, l'ordre chronologique s'impose A
nous et le dépasser représente un travail, une rupture du
flux du temps pour produire un écrit autonome et relié au
contexte par l'activité de pensée et non par l'indépassable
logique des minutes écoulées qui ne sont plus maîtrisables
: “quel ordre suivre pour raconter sa vie ? Cette question est presque
toujours éludée, résolue d'avance, comme si elle ne
se posait pas. Sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement par
la naissance et suivront ensuite ce qu'on appelle l'ordre chronologique
[et que tout semble donné comme étant ] l'ordre des
choses.” (…) Mais, dirait-on, quel autre ordre du récit pourrait-on
employer ? Peut-on raconter une vie autrement que dans son déroulement
? La question mériterait au moins d'être traitée.
Il est donc important dans ce carnet, qu'au fil
chronologique des rencontres lectorales, s'entrecroise - pour en transformer
l'ordre biographique "naturel" du temps et des choses qui passent - le
fil de l'activité du lecteur qui revient sur ses lectures passées
et note, trois ans après, un mot ou deux qui réactualisent
la lecture qu'il avait choisie de conserver dans son cahier. Car l'enjeu
est bien de dépasser la simple juxtaposition (11)
et de tendre vers une collection structurée. Aussi, l'on pourrait
y voir, comme sur les manuscrits d'auteur, des annotations superposées,
des biffures pour mentionner qu'on n'adhère plus en totalité
au passage choisi, des commentaires complétés au fil des
ans et des lectures, de nouveaux extraits collés, …
Recueillir ses lectures dans un objet pour dépasser
la submersion du lecteur ordinaire
w Des traces :
Dans le cahier de vie, l'enfant et les adultes qui l'entourent dans sa
vie familiale, scolaire et sociale choisissent d'insérer les traces
des usages sociaux de l'écrit (le ticket de métro ou du musée
en trace directe ou les fleurs ramassées au cours d'une balade puisque,
au retour elles conduiront A recourir au guide de la flore régionale,…).
Dans ce cahier de bord du lecteur, l'enfant - plus autonome - choisirait,
seul, de produire sur ce qu'il a lu "une trace de sa lecture" : on imagine
qu'il peut s'agir d'un passage qu'il choisit de recopier ou de photocopier,
d'une reprise manuscrite de la couverture, du découpage de la notice
du catalogue d'éditeur ou bien d'un article paru dans la rubrique
littérature d'un journal.
Allons plus avant dans l'intertextualité
: la juxtaposition sans modification de morceaux qui proviennent de différents
types de textes (livres, journaux, magazines, annuaires, catalogues, prospectus…)
est une hypothèse pertinente pour ce carnet de bord. "En pratiquant
le collage, la littérature contemporaine revendique une intertextualité
(tout texte qui se fait, dialogue avec d'autres textes déjA
écrits, antérieurs ou contemporains),mais une intertextualité
prise au sens le plus strict, puisqu'ici les textes convoqués conservent
leur aspect premier”.
Les textes suivants illustrent ce procédé
: Le livre de Manuel de Cortazar ; Interdit de séjour de Tony
Duvert ; Manhattan Transfert de Dos Passos, Le paysan de Paris,
d'Aragon. (12)
A travers ces choix et ces manipulations,
rapprochements, l'enfant s'exerce A l'appropriation de références
littéraires : qu'est-ce que signifie cette activité d'appropriation,
d'intégration qui s'entend comme une assimilation de nourriture,
une digestion ? (13) Il semble bien ici qu'il
s'agit de dépasser l'ingestion pour opérer un travail de
mastication, coupe, collage, organisation de paroles autour des textes,
distribution dans un ordre chronologique toujours perturbé par l'heureuse
possibilité de revenir, de transformer et de classer.
Consacrant une étude sociologique aux bibliothèques
personnelles et aux parcours de lecteurs, Gérard Mauger et Claude
Foliak (14) reviennent sur cette activité
qui consiste A écrire sur ses lectures : " Tout lecteur
dérobe un savoir et revit l'expérience de l'apprenti magicien,
celle que l'on prête A Faust. Evoquant alors les dangers inhérents
A toute lecture, D. Fabre indique "comment surmonter cette épreuve"
: quelle voie peut conduire A la domination du livre ? Tout simplement
l'écriture. On fait sien le pouvoir de la lettre en la reproduisant
sur un cahier A soi. Ici la copie, loin de l'exercice scolaire,
n'est qu'une soumission apparente ; elle permet de s'emparer du texte,
d'incorporer cette force qui submerge le lecteur ordinaire, celui qui se
contente, A ses dépens, de lire. C'est donc en écrivant
que l'on conjure le maléfice du livre. "
Des outils pour travailler les distances :
Une organisation des discours sur les lectures
:
w Des relations
au contexte :
Ce cahier est appelé A jouer un
rôle de "marqueur". Comme le marin ou le voyageur embarqué
sur le navire inscrit la bourrasque et l'éclaircie les intégrant
ainsi dans la situation et dans la manière dont elle va se vivre,
la lecture ne peut ignorer, dans les conditions de sa réception,
l'influence du contexte.
Suivi, cet enregistrement permet au lecteur de
regarder ce qu'il a un jour lu et les relations que ses lectures entretenaient
avec sa vie, les infléchissements qu'ont connus ses lectures (les
périodes désertiques ou "monomaniaques", caractérisées
par l'omniprésence d'un genre littéraire, d'un auteur, …).
Il s'agit de faire trace. On retrouve la nécessité, déjA
présente dans le cahier de vie, de "faire une fiche" comportant
la date, les conditions de la rencontre (est-ce sur conseil d'un copain,
prescription d'un des parents, abonnement régulier A un magazine,
lecture de "hasard"), les caractéristiques de l'écrit (auteur/illustrateur,
éditeur, collection, année).
w Des propos
sur sa lecture :
Pourquoi est-ce que je choisis cette trace
écrite : dans ce carnet au long cours, les traces ne s'accumulent
sans doute pas au même rythme que dans le cas d'un cahier de vie.
Alimenter ce carnet, c'est produire dans ses pratiques de lecture le prélèvement
d'un texte, d'un article, d'un vers de poésie ou d'une citation
entendue A la radio parce qu'on perçoit qu'il a un effet
sur soi : sur soi lecteur ou sur soi enfant, engagé dans une passion
sportive ou dans une relation amicale forte, etc. Quelque chose qui fait
écho A la vie et qu'un auteur a choisi de véhiculer
par l'écrit.
Trace peut-être rare donc, plus rare que
l'ensemble des rencontres avec l'écrit au quotidien en tout cas.
Trace qu'on doit pouvoir justifier par l'effet qu'elle a alors produit
sur soi.
w L'activité
référentielle en action
le fil chronologique de la vie
du lecteur |
l’objet isolé, choisi
|
l’activité du lecteur
|
- Date
- Les éléments du contexte
: quelques mots pour parler de la rencontre
|
- L’objet sous diverses formes possibles
: extrait collé, recopié, reproduction ou présentation
du livre ou de l'écrit pris A une autre source (catalogue,
revue,…), objet l'évoquant sans le représenter
- Retour sur mes lectures d'hier
: d'autres propos, citations, éléments textuels
Plus tard, en prolongement du texte
initial, collés A côté, agencés et reliés
A des commentaires initiaux, ils peuvent former A nouveau
un tout autonome.
Toujours datés
- Les caractéristiques de
l'écrit initial choisi : auteur, illustrateur, éditeur,collection,
année d'édition
- Toutes autres remarques sur l'objet,
tous autres objets symboliques ou signifiants A coller au regard
du texte.
|
- Mes lectures déjA
lA : A quoi ce texte me fait-il penser (références,
extrait, deux mots pour parler d'un personnage) Une occasion de réitérer
une lecture de fragment choisi, de rechercher un passage, de plonger dans
une relecture complète…
Le passé du lecteur s'inscrit
dans une "case" ou "zone" où se réorganisent les références
accumulées.
- Pourquoi j'ai choisi ce mot, textes,
extrait : c'est l'activité d'explicitation et la clarification des
effets que produit le texte sur le lecteur
- Les lectures A venir : nul
ne doute qu'un jour, une autre lecture viendra jouer et réajuster
ma perception de ce texte ci : une date, un titre, une mention
Une autre "case" blanche, prévue
pour accueillir tous les retours en arrière sur la lecture d'un
moment.
|
Appel A projet pour enfants de cycle
III :
Chacun aura remarqué que le conditionnel,
distillé dans ce texte, a valeur de proposition. Un outil nouveau
A inventer croit-on pour accompagner les jeunes lecteurs autonomes
pré-adolescents A devenir lecteurs experts de leurs actuelles
pratiques, maîtres des effets qu'elles ont sur eux, inscrits dans
un "habitus lectoral" et dans un ensemble d'aptitudes, d'habitudes et d'attitudes
(15) connues, identifiées et que l'on sait discuter.
On imagine des enseignants et des parents intéressés
par "la chose" A construire. Une pratique A initier avec
des enfants (depuis les classes, depuis la maison), A suivre et
A discuter en groupe de travail (des échanges pour savoir
comment s'est matérialisé l'objet, des réunions éventuelles
pour analyser la pratique si d'aventure elle le devenait). Histoire de
mesurer son intérêt et ses effets sur les lecteurs en quête
d'autonomie.
C'est un travail que nous aimerions suivre et
accompagner. C'est un projet A construire ensemble, simplement pensé
pour commencer, l'objet a besoin de voyageurs entreprenants pour se définir
et ne pas s'enfermer dans des chemins, par avance, trop balisés.
(1) Le journal d'Anne Frank
(2) La notion de pacte / Jean
Claude Passeron. - Actes de Lecture n°17, p. 55
(3) de la présentation
de livres en réseau A l'accompagnement des articles produits
dans les journaux internes par des extraits de la littérature générale
favorisant ainsi la conceptualisation et la généralisation
de l'expérience particulière en passant par l'existence du
réseau dans les activités d'enseignement de la lecture, telle
que la leçon de lecture.
(4) Présenter des livres
en réseau / Yvanne Chenouf et Rolande Millot. - Actes de lecture
n°25, p.30
(5) M Poulain " lecteurs
et lectures : le paysage général " pour une sociologie de
la lecture. Paris, Ed. du cercle de la librairie. 1988.
(6) Des communications des travaux
ont été produites dans les Actes de Lecture n°45 A
48
(7) La réécriture
/ Claudette Oriol-Boyer. - Ceditel.
(8) Les cahiers / Monique Eymard
in : Lire de 2 A 5 ans : trois ans dans la vie d'un apprentissage.
- AfL, 1995
(9) A paraître
A l'AfL, dans la collection " aidez votre enfant " le volume 2 consacré
au "cahier de vie"
(10) Le pacte autobiographique
/ Philippe Lejeune. - Seuil (Poétique) 1975
(11) Vers une base personnelle
de textes / Yvanne Chenouf. - Théo-Prat' n°5. AFL, 1998
(12) La petite fabrique
de littérature / A. Duchesne et T. Leguay. - Magnard, 1991.
(13) Pris dans son sens
du 14è siècle, la digestion renvoie l'action de " calmer
" (la rencontre entre différents corps, éléments lancés
dans une alchimie, un entretien et un renouvellement des sources auxquelles
on puise) puis jusqu'au 17è siècle, le mot désignera
une "mise en ordre", une "distribution".
(14) Gérard Mauger, Claude
Foliak et Bernard Pudal : Histoires de lecteurs. - Nathan, 1999 citant
Daniel Fabre "écritures ordinaires", POL 1993
(15) L'institution des lecteurs
/ J-M Privat in : Pratiques, n°80.