La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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L'IMPLICITE ? 
(Véritable Essai de faux dialogue)

L'explicite est impossible ou trompeur. Hervé Moëlo rappelle que la difficulté de l'écrit, de la lecture et de l'écriture, réside dans ce rien A dire-trop A dire, dans cette insuffisance de la langue, dans cette nécessité de l'implicite, de l'entre-les-lignes.   - Pourquoi l'implicite ? Pourquoi ne pas dire plutôt que dire ? Pourquoi choisir de suggérer par des séries d'allusions et de détours, plutôt que de dire explicitement ? 

- Pourquoi tourner autour du pot alors qu'un pot est un pot ? "Un chat un chat" martelait un vieux professeur de maths pour expliquer le théorème de Pythagore. Et pourtant, un carton surréaliste de Berkeley signale : "Après des tentatives réitérées pour saisir l'idée de triangle, j'ai constaté qu'elle était tout A fait incompréhensible." Difficile de résister au plaisir de citer les remarques corrosives de Roland Barthes sur "la prédilection de la petite-bourgeoisie pour les raisonnements tautologiques (Un sou est un sou, etc.)" auquel il ajoute en exergue l'admirable et désarmant constat de Bouvard et Pécuchet : "Le goût, c'est le goût." Proverbes, idées reçues, formules A l'emporte-pièce sont aussi concernés : ils servent A fermer les portes aux nouveautés comme aux courants d'air dans un mouvement de protectionnisme mental. Tout semble alors évident, entendu. Plus rien de nouveau sous le soleil : tout est dans tout et les autres peuvent bien "s'entre-gloser", nous, ça va. "On sait que la guerre contre l'intelligence se mène toujours au nom du bon sens (A) la tautologie dispense d'avoir des idées (A) : la paresse est promue au rang de rigueur. Racine, c'est Racine : sécurité admirable du néant." (1) Un chat n'est donc pas un chat comme le suggère l'album de Grégoire Solotareff. Il est bien plus, ou dans d'autres cas, bien moins qu'il n'en a l'air. La réalité est contradictoire affirmait Mao et la pensée scientifique ne doit jamais manquer, au moment de la conclusion, de signaler A quel point les choses ne sont vraiment pas aussi simples.  

La vie quotidienne apporte bien des exemples de situations - dites "impossibles" mais possibles pourtant puisque réelles - où ce qu'il y a dire ne peut l'être, où ce qu'il y a A dire doit être tu. Ici encore, beaucoup de formules toutes faites et de phrases-rituelles que l'on redit immanquablement quand les mots ont du mal A passer : "Je préfère ne rien lui dire" ... "je ne peux pas tout lui dire" ... "je n'arrive pas A lui parler" ... "il ne me dit rien" ... "pourquoi tu ne dis pas les choses ?" ... On pourrait continuer le catalogue des expressions de la communication difficile. "Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit cela plus tôt ? Il n'y avait rien de plus simple..." demande le Tristan de Wagner A Iseult qui lui répond : "Cela, je ne peux pas te le dire et ce que tu demandes, tu devras toujours l'ignorer." Si Flaubert affirmait qu'"on n'écrit pas ce qu'on veut", il n'est visiblement pas plus facile de le dire. 

- On ne peut pas tout dire. 

- Il faut le dire tout de suite : la psychanalyse et la sociologie ont enlevé A la linguistique toute illusion sur les capacités de la langue A dire ce qui est. Difficile de nier qu'il y a désormais dans les fonctions mêmes du langage, la difficulté de dire précisément les choses comme elles sont. Promis A un bel avenir au XIXè siècle, réalisme et positivisme ont mal survécu au siècle suivant avant de céder la place : le langage ne pouvait se laisser réduire A des suites d'équations décrivant mécaniquement les objets de la réalité, ni A une démonstration mathématique où ligne après ligne, le problème s'éclaircit. Bien au contraire, "plus on parle, plus ça se complique". Concernant l'écrit, on se rend compte A quel point la lecture peut nous faire entrer ligne après ligne dans des problèmes de plus en plus ténus, de plus en plus complexes. "Les contes c'est comme les forêts, écrit Jean Verrier, plus on s'y enfonce, plus on s'y perd. (...) Plus on explique un conte, plus ça se complique. Une des leçons que l'on peut tirer, c'est qu'expliquer un texte n'est pas le rendre plus clair et plus léger, mais plus opaque, plus grave." (2) 

Il est désormais impossible de dire exactement les choses. Le langage ressemble plus A une succession de cercles concentriques tournant autour de la réalité pour tenter de l'approcher au plus près. C'est Proust contre Zola. Mallarmé contre Hugo. La phrase doit s'enrouler autour du monde pour parvenir A le décrire de l'extérieur, comme un moule donnant A voir en creux les formes de la poterie. Pour écrire sur Auchwitz dans son poème "Le charnier" (3), Guillevic le regarde de loin, il s'en approche pas A pas, dans un lent et lourd mouvement, presque assommé. "Passez entre les fleurs et regardez : / Au bout du pré c'est le charnier." Impossible d'écrire par la description ce que la photo lui fait voir. "Pas plus de cent, mais bien en tas, / Ventre d'insecte un peu géant / Avec des pieds A travers tout. Le sexe est dit par les souliers, / Les regards ont coulé sans doute." Que faire de soi dans ces moments-lA ? Il suggère de s'y coucher non pas pour tenter de comprendre, mais pour rendre hommage A ces corps putréfiés. Qui le pourrait ? "Lequel de nous voudrait / Se coucher parmi eux / Une heure, une heure ou deux, / Simplement pour l'hommage." Le regard se rapproche de l'invisible. Le langage se rapproche de l'indicible par une poésie du constat et de la stupeur. "- Eux aussi / Préféraient des fleurs." 

- Il n'y a rien A dire. 

- Bien souvent, la parole est insuffisante. S'il est difficile, voire impossible de tout dire, c'est aussi que tout n'est pas formulable. Autrement dit, si tout n'est pas A dire, tout n'est pas forcément dicible. Dans Le Cid, Corneille fait entendre A travers Chimène une des grandes plaintes de l'impossible dépassement de la douleur par la parole ("Mon honneur est muet, mon devoir impuissant") et l'action ("Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.") Au delA des "maux que le ciel nous envoie...", Chimène sait qu'A l'heure des larmes, il faut savoir se taire. "Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer, / Je cherche le silence et la nuit pour pleurer." 

C'est aussi ce que le philosophe Vladimir Jankélévitch souligne dans sa réflexion sur la musique lorsque qu'il différencie l'indicible et l'ineffable : "C'est la nuit noire de la mort qui est l'indicible, parce qu'elle est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et parce qu'un mur infranchissable nous barre de son mystère : est indicible, A cet égard, ce dont il n'y a absolument rien A dire, et qui rend l'homme muet accablant sa raison et médusant son discours." (4) 

Ce "rien A dire" Pierre Bourdieu l'évoque aussi dans un article sur "l'origine et l'évolution des espèces de mélomanes". Pour lui, c'est la musique elle-même qui est muette : "Se situant au delA des mots, la musique ne dit rien et n'a rien A dire, n'ayant pas de fonction expressive, elle s'oppose diamétralement au théâtre qui, même dans ses formes les plus épurées, reste porteur d'un message social et qui ne peut "passer" que sur la base d'un accord immédiat et profond avec les valeurs et les attentes du public." (5) Si elle n'a réellement rien A dire, que fait-elle ? Comment existe-t-elle ? Elle fait sentir, provoquant les sens plutôt que le sens, cherchant minute après minute A conditionner l'auditoire en lui imposant les mouvements de son écriture sonore. Privée de "fonction expressive et de message social" la musique se débarrasse du verbe A chaque seconde, allant même jusqu'A contraindre autoritairement l'auditoire A se taire religieusement. 

- Il y a trop A dire. 

- Dans d'autres cas, la parole manque : le trop plein d'émotion empêche l'expression. Les cris, les chants et les emportements lyriques l'emportent sur les mots raisonnables. On dirait bien des choses mais comment formuler une trop forte sensation. Jankélévitch continue : "Et l'ineffable, tout A l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a sur lui infiniment, interminablement A dire (...) car si l'indicible glaçant toute poésie, ressemble A un sortilège hypnotique, l'ineffable, grâce A ses propriétés fertilisantes et inspirantes, agit plutôt comme un enchantement, et il diffère de l'indicible autant que l'enchantement de l'envoûtement (...). "La parole manque" écrit quelque part Janacek : où manque la parole commence la musique, où s'arrêtent les mots, l'homme ne peut plus que chanter." L'implicite est plein, trop rempli de tout ce qu'on dirait si l'émotion n'était pas si dense. Impossible d'exprimer cet "au-delA des mots" qui n'en finit pas d'échapper au linguistique. 

- On dit autre chose. 

- Pour éviter de dire, on peut se taire. Le silence comme ultime recours : la parole laissée, par lassitude et désespoir (van Gogh), la parole abandonnée par insatisfaction et refus (Rimbaud). Pour ne pas dire, on peut aussi dire autre chose. "Meubler", occuper le terrain pour esquiver ce qui fâche, ce qui blesse, ce qui touche. Parler pour ne pas se laisser entraîner dans les "sales régions de la nuit", pour éviter de déclencher d'irrémédiables avalanchesA Parler pour se protéger. Bref, la parole ment. Mais mentir, c'est encore dire la vérité lorsque que parler c'est choisir de ne pas dire autre chose : "Nul ne dit jamais ce qu'il veut dire, non par oubli ni dissimulation, mais parce que le moindre discours est au moins aussi lourd de ce qu'il cache que de ce qu'il révèle ; que dire est toujours aussi parler pour ne rien dire et que (...) l'homme est plus ou moins condamné au mensonge ou si l'on veut, A dire autrement ce qu'il dit. (...) Ce qu'il énonce n'est pas ce qu'il annonce : bref, le non-dit fonde notre éloquence qu'il charge d'intention et transforme en propos." (6)  

On se débat avec la langue, on la triture, on parle, on écrit pour lui faire dire ce qu'on veut, ce qu'on cherche. Propositions subordonnées trop lourdes, participes présents pesants, l'expression fuit le vouloir-dire. Elle ne semble jamais être A la hauteur. Enoncer n'est pas annoncer. Le décalage est constant entre le vouloir et l'exprimer. Apprendre A parler, apprendre A écrire c'est l'apprentissage de cet écart : comment le limiter ou comment en faire le moteur de l'expression. Réussir A dire sans dire. Réussir A dire en disant autre chose. 

- On rajoute du sens au sens. 

- La parole est référentielle. Mais il y a aussi la suggestion : faire comprendre pour ne pas rajouter du poids A une réalité déjA bien lourde mais déclencher de la réflexion. Laisser l'interlocuteur ou le lecteur avec la charge de continuer le mouvement de la pensée. A lui de saisir les métaphores, les allusions et les images. L'expression provoque un dialogue qui continue jusque dans la solitude et l'isolement. On continue A plier et déplier la pensée autour d'un objet que d'autres ont déjA observé avec obsession et inquiétude. Snake Eyes, le dernier film de Brian de Palma est conçu comme un retour permanent sur le premier plan-séquence, par une succession de changements de points de vue. Les Cahiers du cinéma évoquent les 4 films ou le cinéaste reprend la fameuse scène du meurtre dans Psychose d'Alfred Hichkock (le rideau de douche, les violons stridents, le couteau brandit par Anthony Perkins...) : "La scène de la douche est reprise (...) non comme un fétiche intouchable qu'on idolâtre, mais comme la matière même de la création. Il faut la modeler, la malaxer, la charcuter, pour exhiber toutes ses potentialités. Et ses potentialités sont infinies : les différentes versions se superposent au modèle, l'enrichissent, ce qui rend A chaque fois la scène plus complexe. La scène de la douche dérive de son ancrage hitchcockien, elle devient la somme de toutes ses reprises, la compilation de toutes ses occurrences. Un mille-feuille." (7) Le sens n'existe pas en soi. Il s'élabore dans l'échange "dialogique" entre texte et texte, entre texte et lecteur, entre lecteur et lecteurA C'est l'accumulation des suggestions et des allusions qui nous met dans une situation de création de sens. A nous de comprendre ce qui n'est pas dit. A nous de comprendre l'indicible. A nous de comprendre l'incompréhensible. 

- Et puis rassuré d'avoir au moins essayé, on arrête, un moment. Pour respirer. Silencieux, on n'en pense pas moins. 

(1) Roland Barthes, Mythologies, "Racine est Racine", Seuil, 1957. 

(2) cité par Serge Martin, Les contes A l'école, Bertrand Lacoste, 1998. 

(3) Guillevic, Terraqué, suivi de Exécutoire, Poésie/Gallimard, 1947. 

(4) La Musique et l'ineffable, Vladimir Jankélévitch, Seuil, 1983 (1ère édition Armand Colin, 1961). 

(5) Pierre Bourdieu, Questions de Sociologie, Les éditions de Minuit, 1984. 

(6) Jean Gagnepain, Du vouloir dire, II. De la personne. De la norme, Livre et Communication, 1991. 

(7) Stéphane Delorme, A maintes reprises, Cahier du cinéma n°529, novembre 1998. 
 

 
Hervé Moëlo