La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°66 juin 1999 ___________________ |
MAIS QU'EST-CE QU'OBSERVENT LES ENSEIGNANTS Comment
se vit une semaine lecture lorsque, enseignant, on est chargé de
collecter des informations sur un enfant ? Que regarde-t-on, comment interprète-t-on
les comportements, les difficultés, comment intègre-t-on
cette expérience dans son quotidien professionnel ? Analyse
Observer : considérer, observer avec
soin. Certains enseignants se retrouveront dans cette définition
et noteront "avec soin" et porteront leur effort sur l'objectivité
de l'observation qui se manifeste dans la manière de qualifier les
élèves : le prénom, une élève, l'élève,
il/elle, sa voisine, petits cobayes, l'enfant ainsi que dans la présentation
des observations faites : un agencement systématique dans la page
entre situation observée et verbes d'actions. Séparation
en un autre paragraphe pour donner leur interprétation.
Des modes d'organisation, des modes de participation
w En petits groupes, les verbes relevés par les enseignants révèlent un maintien fort de l'oral dans la vie de ces petits groupes (6 mentions y renvoient) et montrent que l'autre pôle d'activité est la prise en charge A plusieurs d'une activité commune, soit l'organisation du travail (5 mentions). w Individuellement,
le registre sémantique est celui de l'action appliquée A
du matériel et du matériau. Ce type d'activité correspond
effectivement A ce qui est recherché dans ces séances
d'exercices où la théorisation se prolonge dans le découpage,
le déplacement (une décontextualisation), le tri, le classement
(une réorganisation), la sélection par entourage ou surlignage
(un identification) des matériaux linguistiques.
Des portraits types
Dans la classe, incontestablement un leader : reconnu par les autres comme tel, il maîtrise la situation, a les 80% qui lui permettront de comprendre le texte et les intentions que l'équipe y a mis. On peut dire qu'il a les 80% qui lui permettront aussi de comprendre la situation nouvelle et ce qui est en jeu. Ce qui domine l'ensemble des observations faites sur la semaine A son sujet c'est son appréhension globale (chaque poste d'activité le montre d'abord en situation de "découvrir globalement puis de feuilleter", de "regarder l'ensemble des exercices", de "parcourir le journal, choisir sa page" et sa manière de questionner les objets (textes, livres, journal…) dans leur raison d'être, leur logique de fonctionnement dans le contexte (leur rapport aux élèves, aux adultes présents A l'auteur du texte qui témoignait d'un embarras relatif A ses destinataires, il dira : "oui, il s'adressait A nous et aux adultes", au contenu de la semaine et A ses suites : face au journal, le vendredi, il dira "il porte le n°1, c'est qu'il y en aura d'autres…", leur fonctionnement interne (il sélectionne les articles du journal). w L'actif, un mélange de participation et d'attention : l'actif appréhende la semaine lecture comme un événement A saisir, quelque chose de nouveau A prendre, une aventure A vivre. Les choses du quotidien volent en éclat, des adultes jamais vus entrent dans la classe, la maîtresse change de position, … Du coup c'est cette "extravagance" de la situation qui sert de pilote et qui va générer un appétit, une curiosité qui peut s'incarner dans la volonté d'instaurer des relations privilégiées avec de nouveaux adultes ou de prendre part A la conduite des travaux avec ses camarades… autant de lieux offerts A l'expression d'une position bien affirmée dans le groupe. L'actif participe oralement au séances en groupe, apporte des informations et met ses connaissances A disposition, s'active autour des exercices, prend en charge l'organisation du travail sur le versant de son activité ; il écoute les consignes, répond aux questions sur le versant de la réception. Il connaît des moments (courts) de relâchement avant de réintégrer l'activité. il peut exister, A la différence du leader, vivre de manière plus ou moins intensive certaines activités même si c'est la tension motrice et l'intégration du projet qui domine. w Le scolaire : “il écoute, suit, comprend [généralement ce qui est demandé] mais subit et ne s'exprime pas”. Il n'abandonnera pas la position de celui qui fait parce que c'est ce qu'on lui demande et parce que, d'une certaine manière, il ne peut pas faire autrement. Certains d'entre eux se caractérisent, aux yeux des adultes, par leur participation orale "il n'intervient pas du tout" ou bien au contraire "il se fabrique un comportement de bon élève : lève le doigt régulièrement, répète les réponses des voisins,…" Un début de camouflage par l'oral chez l'un, une autre manière de dissimuler chez l'autre : "demande A sa voisine les consignes et effectue le travail." w Des effacés qui s'affirment : il représente une autre forme du scolaire mais il a besoin de temps pour intégrer les informations et les cadres nouveaux. Le deuxième jour, lors de la leçon de lecture, il sortira de son attitude d'observation (observe beaucoup, regarde ce qui se passe autour, interroge les autres) et interviendra un peu plus. Généralement en confiance dans les situations (re)connues telles que la présentation de livres ou la foire aux exercices, il se "dévoile" ou "se révèle moteur". En général, il a individuellement bien, et en toute discrétion, répondu aux demandes qui mobilisent connaissances et techniques (classement des écrits de la mallette, recherche documentaire) Comment est-ce qu'on en vient A définir
une aide ?
w Certains
formulent une aide psychologique : on remarquera ici que les 4
formulations font état plus d'un constat, d'une analyse A
caractère psychologique que d'une proposition d'aide. Les enseignants
ont été attentifs A la sécurité affective
et cognitive (1) des enfants, A la déstabilisation
et A la gêne qu'a pu provoquer cette forte présence
des adultes (20 personnes) aux côtés des élèves
ou A ses bénéfices "Perd en vivacité et
en participation au fil des séquences, réagit aux sollicitations
de l'adulte qui le relance ou le valorise.", A la possibilité
pour eux de reconnaître des manières de faire, de travailler,
des comportements ritualisés en classe, etc. A ce titre certains
remarqueront que, " A l'oral au sein d'un petit groupe en présence
d'un adulte, il est A l'aise malgré une écoute qui
reste fugitive." et A propos d'un autre élève
que, "[il faudrait la] la mettre en situation de prendre confiance
en elle et de s'affirmer ".
w D'autres, une aide pédagogique : c'est en effet, dans 6 réponses des enseignants, l'intérêt du petit groupe qui est mis en avant soit parce qu'au cours de la semaine lecture l'alternance du grand groupe au demi groupe et sous groupe a permis de déceler une différence d'attitude, de participation de l'élève : "on distingue nettement son attitude en groupe de celle très constructive en petits groupes" et "Profite surtout des séances en petits groupes" et "En difficulté dans les phases individuelles de travail ; participation active en petits groupes", soit parce que le petit groupe apparaît aux enseignants comme un cadre de travail où l'appréciation et le suivi du travail scolaire sont plus fins : "Recourir plus souvent au travail en petits groupes avec un questionnement oral de l'enseignant sur la compréhension effective du texte." w Et l'aide de type linguistique et méthodologique n'est jamais formulée. Quand un système se transforme, le risque dans son histoire est qu'il continue de vivre avec les membres et éléments de l'ancien système. La cohérence en moins. L'alphabétisation constituait une logique et un modèle cohérent de diffusion contrôlée de l'usage de l'écrit : tout concourait A l'accord entre objectifs, organisation du travail, organisation spatiale des lieux de travail, outils, techniques et aides. La lecturisation est en train de construire son système de cohérence : le module de la leçon de lecture comprend dans ses phases des temps (mobilisation des connaissances, prise de notes et question de recherche) manifestement en rupture avec les pratiques traditionnelles d'enseignement de la lecture alors que le versant de la systématisation peut encore être perçu comme une reprise des exercices d'antan, sans que soit comprise l'articulation A la théorisation et la prise en charge par l'apprenti de la construction de son programme d'entraînement. L'enseignant qui savait nous dire : "apprenez votre théorème et appliquez le aux exercices suivants" semble icimomentanément démuni et ne préconise pas d'aide technique. Ce qui caractérise l'activité de lecture : on relève dans les notes prises par les enseignants
ce qui relève de l'activité du lecteur, ce qui relève
de l'objet A lire lui même et ce qui relève de la connaissance
du code graphique par les élèves.
Alors que le texte de la leçon de lecture reprenait volontairement une organisation et une mise en page avec lesquelles on les savaient en connivence (notamment les collections documentaires de chez Gallimard), leur familiarité avec ce type d'encodage, de protocole ne leur permettait pas d'abandonner des comportements de déchiffreur et en conduisaient un certain nombre A entrer dans le texte par le mot. Tout se passe comme si dans leur rapport au texte, on rangeait d'une part les savoirs (nombreux et savants) sur l'écrit, d'autre part une activité caractérisée par la soumission au texte et non son attaque. Il s'agit bien ici d'opérer une rupture
- plus qu'une lente et invisible évolution - entre déchiffrement
et lecture. Les supports écrits de travail depuis le cycle II au
moins sont en question : "aux premiers temps de l'apprentissage, les
supports écrits ont essentiellement la forme d'une écriture
de l'oral. Le lexique, les formes syntaxiques, appartiennent au langage
parlé d'un enfant moyen de 6 ans. Les unités linguistiques,
courtes servent d'écrin A une difficulté A
la fois ; les élèves apprennent A faire correspondre
des éléments écrits inconnus A leurs correspondants
oraux, familiers. Au-delA du CE2, quand on pense le déchiffrement
automatisé, les textes ont des constructions discursives autonomes
par rapport A l'oral. Les stratégies opérées
jusqu'ici risquent de ne plus opérer. " (2)
(1) E. Charmeux in Lire de 2 A 5 ans, AFL (2) Complexité et hétérogénéité
des modes de compréhension des textes écrits, Chenouf Y.,
DEA, Paris VIII.
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Nathalie Bois
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