La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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MAIS QU'EST-CE QU'OBSERVENT LES ENSEIGNANTS  
quand les enfants travaillent ? 

Comment se vit une semaine lecture lorsque, enseignant, on est chargé de collecter des informations sur un enfant ? Que regarde-t-on, comment interprète-t-on les comportements, les difficultés, comment intègre-t-on cette expérience dans son quotidien professionnel ? Analyse  
 
 
  Les enseignants en formation au cours d’une semaine lecture se retrouvent munis d'une grille d'observation et d'un élève A suivre du regard. Certains ont suivi un enfant au cours de la première séance de la leçon de lecture ; les autres ont suivi pendant la semaine un enfant de manière A conduire vers une formulation d'aide. Regard orienté donc vers l'émergence d'une position pédagogique. Mosaïque d'impressions que nous proposons de regarder moins pour ce qu'ils disent des élèves que pour ce qu'ils révèlent du regard de ces enseignants.  

Observer : considérer, observer avec soin.  Certains enseignants se retrouveront dans cette définition et noteront "avec soin" et porteront leur effort sur l'objectivité de l'observation qui se manifeste dans la manière de qualifier les élèves : le prénom, une élève, l'élève, il/elle, sa voisine, petits cobayes, l'enfant ainsi que dans la présentation des observations faites : un agencement systématique dans la page entre situation observée et verbes d'actions. Séparation en un autre paragraphe pour donner leur interprétation.  
mais aussi : surveiller, épier. Il ne fait aucun doute que certains enseignants auront mal accepté cette prise de notes "la pression exercée sur ces petits “cobayes” ne constitue-t-elle pas une gêne pour certains d'entre eux ?" écrivent certains qui craignent peut-être une exploitation abusive ! Ceux-lA sont précautionneux , hésitent A écrire librement. Cet écrit aussi pourrait être "écrit de contrôle" : "[elle] paraît effacée…" coordonné A "cela ne veut pas dire que…" ; attitude que l'enseignant justifiera par "élève intimidé par la situation". Les circonstances exceptionnelles que représente la semaine lecture (pour les enseignants aussi) doivent peser sur l'exploitation de ces observations !  

Des modes d'organisation, des modes de participation 

grand groupe 

participer  8 
écouter  5 
parler peu  4 
répondre  3 
défendre ses idées              2 
exécuter (les consignes)/ faire ce qu'on demande     2 
se laisser aller/ décrocher/ donner le change                2 
être actif  2 
suivre  2 
observer  2 
s'intéresser  1 
comprendre (les consignes)  1 
intervenir  1 
ne pas intervenir                  1 
bavarder  1

petits groupes 

Participer  3 
observer  2 
interroger 
dire 
argumenter  2 
proposer  
demander / échanger  
regarder (ce que font les autres) 
agir 
faire appel   2 
(ne pas) oser solliciter         2 
(ne pas) apprécier  
se répartir le travail / faire équipe                        3 
se dévoiler / se révéler        2 
entretenir (des relations) 
décrocher

Individuellement 

s'organiser  
utiliser (les livres) 
maîtriser (des repères) 
chercher  

feuilleter 
parcourir 
regarder globalement identifier                        2 
découper 
placer  
classer / inventorier             4 
tourner / retourner 
ranger 
 
 
 

w L'organisation en grand groupe montre que l'ensemble des observations renvoie au registre des relations et met en évidence l'hétérogénéité des modes de participation : activité manifeste, activité intérieure, écoute, prise d'information et appropriation des conditions nouvelles du contrat de travail présenté. Le maître, élément de cette hétérogénéité, guide, sollicite et apporte des aides dans ces séances.  

w En petits groupes, les verbes relevés par les enseignants révèlent un maintien fort de l'oral dans la vie de ces petits groupes (6 mentions y renvoient) et montrent que l'autre pôle d'activité est la prise en charge A plusieurs d'une activité commune, soit l'organisation du travail (5 mentions).  

w Individuellement, le registre sémantique est celui de l'action appliquée A du matériel et du matériau. Ce type d'activité correspond effectivement A ce qui est recherché dans ces séances d'exercices où la théorisation se prolonge dans le découpage, le déplacement (une décontextualisation), le tri, le classement (une réorganisation), la sélection par entourage ou surlignage (un identification) des matériaux linguistiques.  
C'est l'appropriation individuelle des savoirs collectivement mis A jour, c'est l'assurance aussi de pouvoir compter (toujours ! ) sur le petit groupe (où l'on remarque "regarder ce que font les autres, faire appel") 

Des portraits types 
Les différentes activités de la semaine lecture sont identifiées en postes d'observation : la leçon de lecture, la découverte de la mallette d'accueil, la foire aux exercices, la présentation de livres et le journal.  

Dans la classe, incontestablement un leader : reconnu par les autres comme tel, il maîtrise la situation, a les 80% qui lui permettront de comprendre le texte et les intentions que l'équipe y a mis. On peut dire qu'il a les 80% qui lui permettront aussi de comprendre la situation nouvelle et ce qui est en jeu. Ce qui domine l'ensemble des observations faites sur la semaine A son sujet c'est son appréhension globale (chaque poste d'activité le montre d'abord en situation de "découvrir globalement puis de feuilleter", de "regarder l'ensemble des exercices", de "parcourir le journal, choisir sa page" et sa manière de questionner les objets (textes, livres, journal…) dans leur raison d'être, leur logique de fonctionnement dans le contexte (leur rapport aux élèves, aux adultes présents A l'auteur du texte qui témoignait d'un embarras relatif A ses destinataires, il dira : "oui, il s'adressait A nous et aux adultes", au contenu de la semaine et A ses suites : face au journal, le vendredi, il dira "il porte le n°1, c'est qu'il y en aura d'autres…", leur fonctionnement interne (il sélectionne les articles du journal).  

w L'actif, un mélange de participation et d'attention : l'actif appréhende la semaine lecture comme un événement A saisir, quelque chose de nouveau A prendre, une aventure A vivre. Les choses du quotidien volent en éclat, des adultes jamais vus entrent dans la classe, la maîtresse change de position, … Du coup c'est cette "extravagance" de la situation qui sert de pilote et qui va générer un appétit, une curiosité qui peut s'incarner dans la volonté d'instaurer des relations privilégiées avec de nouveaux adultes ou de prendre part A la conduite des travaux avec ses camarades… autant de lieux offerts A l'expression d'une position bien affirmée dans le groupe. L'actif participe oralement au séances en groupe, apporte des informations et met ses connaissances A disposition,  s'active autour des exercices, prend en charge l'organisation du travail sur le versant de son activité ; il écoute les consignes, répond aux questions sur le versant de la réception. Il connaît des moments (courts) de relâchement avant de réintégrer l'activité. il peut exister, A la différence du leader, vivre de manière plus ou moins intensive certaines activités même si c'est la tension motrice et l'intégration du projet qui domine.  

w Le scolaire : “il écoute, suit, comprend [généralement ce qui est demandé] mais subit et ne s'exprime pas”. Il n'abandonnera pas la position de celui qui fait parce que c'est ce qu'on lui demande et parce que, d'une certaine manière, il ne peut pas faire autrement. Certains d'entre eux se caractérisent, aux yeux des adultes, par leur participation orale "il n'intervient pas du tout" ou bien au contraire "il se fabrique un comportement de bon élève : lève le doigt régulièrement, répète les réponses des voisins,…"  Un début de camouflage par l'oral chez l'un, une autre manière de dissimuler chez l'autre : "demande A sa voisine les consignes et effectue le travail."  

w Des effacés qui s'affirment : il représente une autre forme du scolaire mais il a besoin de temps pour intégrer les informations et les cadres nouveaux. Le deuxième jour, lors de la leçon de lecture, il sortira de son attitude d'observation (observe beaucoup, regarde ce qui se passe autour, interroge les autres) et interviendra un peu plus. Généralement en confiance dans les situations (re)connues telles que la présentation de livres ou la foire aux exercices, il se "dévoile" ou "se révèle moteur". En général, il a individuellement bien, et en toute discrétion, répondu aux demandes qui mobilisent connaissances et techniques (classement des écrits de la mallette, recherche documentaire)  

Comment est-ce qu'on en vient A définir une aide ?  
Notons que 11 enfants ont été suivis et observés ; 4 enseignants ne formulent pas de proposition.  

w Certains formulent une aide psychologique : on remarquera ici que les 4 formulations font état plus d'un constat, d'une analyse A caractère psychologique que d'une proposition d'aide. Les enseignants ont été attentifs A la sécurité affective et cognitive (1) des enfants, A la déstabilisation et A la gêne qu'a pu provoquer cette forte présence des adultes (20 personnes) aux côtés des élèves ou A ses bénéfices "Perd en vivacité et en participation au fil des séquences, réagit aux sollicitations de l'adulte qui le relance ou le valorise.", A la possibilité pour eux de reconnaître des manières de faire, de travailler, des comportements ritualisés en classe, etc. A ce titre certains remarqueront que, " A l'oral au sein d'un petit groupe en présence d'un adulte, il est A l'aise malgré une écoute qui reste fugitive." et A propos d'un autre élève que, "[il faudrait la] la mettre en situation de prendre confiance en elle et de s'affirmer " 
Ces remarques ne tardent pas A s'articuler A une "solution" A caractère logistique ou organisationnel " il faudrait le responsabiliser dans la classe" qui renvoie A des concepts de projet, d'implication de l'individu et A une organisation éclatée de la classe en groupes multiples et parallèles.  

w D'autres, une aide pédagogique : c'est en effet, dans 6 réponses des enseignants, l'intérêt du petit groupe qui est mis en avant soit parce qu'au cours de la semaine lecture l'alternance du grand groupe au demi groupe et sous groupe a permis de déceler une différence d'attitude, de participation de l'élève : "on distingue nettement son attitude en groupe de celle très constructive en petits groupes" et "Profite surtout des séances en petits groupes" et "En  difficulté dans les phases individuelles de travail ; participation  active en petits groupes", soit parce que le petit groupe apparaît aux enseignants comme un cadre de travail où l'appréciation et le suivi du travail scolaire sont plus fins : "Recourir plus souvent au travail en petits groupes avec un questionnement oral de l'enseignant sur la compréhension effective du texte." 

w Et l'aide de type linguistique et méthodologique n'est jamais formulée. Quand un système se transforme, le risque dans son histoire est qu'il continue de vivre avec les membres et éléments de l'ancien système. La cohérence en moins. L'alphabétisation constituait une logique et un modèle cohérent de diffusion contrôlée de l'usage de l'écrit : tout concourait A l'accord entre objectifs, organisation du travail, organisation spatiale des lieux de travail, outils, techniques et aides. La lecturisation est en train de construire son système de cohérence : le module de la leçon de lecture comprend dans ses phases des temps (mobilisation des connaissances, prise de notes et question de recherche) manifestement en rupture avec les pratiques traditionnelles d'enseignement de la lecture alors que le versant de la systématisation peut encore être perçu comme une reprise des exercices d'antan, sans que soit comprise l'articulation A la théorisation et la prise en charge par l'apprenti de la construction de son programme d'entraînement. L'enseignant qui savait nous dire : "apprenez votre théorème et appliquez le aux exercices suivants" semble icimomentanément démuni et ne préconise pas d'aide technique.  

Ce qui caractérise l'activité de lecture : on relève dans les notes prises par les enseignants ce qui relève de l'activité du lecteur, ce qui relève de l'objet A lire lui même et ce qui relève de la connaissance du code graphique par les élèves. 
 

ce qui relève de l'activité du lecteur 
 
ce qui relève de l'objet A lire 
 
ce qui relève de la connaissance du code graphique
Regarde globalement, adopte des stratégies de lecture différentes, annote, exprime des avis.                 2 
 
 
 
 

Prend des indices partiels et ponctuels, ne les met pas au service de questionnement pour explorer plus avant. Déchiffreur, il a été mis en difficulté par le texte (vocabulaire) 
Relative inefficacité de la lecture couplée au non recours aux aides.               4 

Sait utiliser les livres comme ressources pour des projets, sait chercher des informations                        2

Maîtrise le sens du texte et son fonctionnement : les relations entre corps du texte, notes, exergue, illustration.  
Place le texte dans son contexte de communication                        1 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Bute sur un mot inconnu dont il demande le sens     1 
 
 
 
 
 

Connaissance (auteur, codification, références, typologie de textes)                       5 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il apparaît ici que les élèves disposent nettement d'une connaissance sur la littérature, les livres, la manière dont les bibliothèques s'organisent et fonctionnent. Ils disposent d'un appareil de connaissance, y compris langagier, sur l'écrit. Pour autant, tout se passe comme si, munis de ce bagage, ils n'en disposaient pas majoritairement comme d'une grille générale de lecture et de méthode pour entrer dans les écrits qu'on leur a soumis.  
Alors que le texte de la leçon de lecture reprenait volontairement une organisation et une mise en page avec lesquelles on les savaient en connivence (notamment les collections documentaires de chez Gallimard), leur familiarité avec ce type d'encodage, de protocole ne leur permettait pas d'abandonner des comportements de déchiffreur et en conduisaient un certain nombre A entrer dans le texte par le mot. Tout se passe comme si dans leur rapport au texte, on rangeait d'une part les savoirs (nombreux et savants) sur l'écrit, d'autre part une activité caractérisée par la soumission au texte et non son attaque.  

Il s'agit bien ici d'opérer une rupture - plus qu'une lente et invisible évolution - entre déchiffrement et lecture. Les supports écrits de travail depuis le cycle II au moins sont en question : "aux premiers temps de l'apprentissage, les supports écrits ont essentiellement la forme d'une écriture de l'oral. Le lexique, les formes syntaxiques, appartiennent au langage parlé d'un enfant moyen de 6 ans. Les unités linguistiques, courtes servent d'écrin A une difficulté A la fois ; les élèves apprennent A faire correspondre des éléments écrits inconnus A leurs correspondants oraux, familiers. Au-delA du CE2, quand on pense le déchiffrement automatisé, les textes ont des constructions discursives autonomes par rapport A l'oral. Les stratégies opérées jusqu'ici risquent de ne plus opérer. " (2) 
 

(1) E. Charmeux in Lire de 2 A 5 ans, AFL 

(2) Complexité et hétérogénéité des modes de compréhension des textes écrits, Chenouf Y., DEA, Paris VIII. 
 

 
Nathalie Bois